Le peuple, les intellectuels et les militaires
Mohamad Kamel Al-Qalioubi
Réalisateur
Une blague égyptienne raconte qu’un homme assis dans un café
griffonnait sur une feuille de papier. Un passant lui a
demandé : qu’est-ce que vous faites ? Il a répondu : j’écris
une lettre à mon frère. Le passant, surpris, a répliqué :
mais vous ne savez pas écrire ! Il a répondu : mon frère ne
sait pas lire non plus !
Je ne sais pas pourquoi cette blague me rappelle étrangement
la relation entre les intellectuels et un large secteur de
la population. Elle me rappelle cet énorme fossé qui existe
entre ceux qui écrivent parfois et qui griffonnent souvent,
et ceux qui ne savent ni lire, ni déchiffrer le griffonnage.
La situation actuelle est fort décevante. Les intellectuels
utilisent des moyens de communication modernes comme
Internet. Ils emploient des slogans grandioses : dignité,
liberté, égalité sociale, etc. Malgré cela, les premières
élections intègres de l’histoire contemporaine de l’Egypte
ont vu la victoire des partisans de l’Etat religieux,
arriéré et moyenâgeux. Le monde a connu les Etats religieux
au Moyen Age. Ils ont par la suite disparu avec tous leurs
défauts et leurs vices.
Il ne reste plus dans ce monde que trois pays qui peuvent
être qualifiés de religieux : l’Arabie saoudite, l’Iran et
l’Afghanistan. Aucun des trois est
un modèle de liberté et de démocratie. Qu’ont fait les
intellectuels pour faire face à cet appel en faveur d’un
Etat religieux ? Au lieu de l’affronter, ils ont eu recours
à des méthodes conciliatrices. Le terme « Etat civil » a été
inventé pour remplacer le terme « Etat laïque ». Cependant,
les courants religieux ont mal interprété le terme et l’ont
présenté comme étant un synonyme d’athéisme.
Les institutions religieuses officielles se sont rapidement
emparées du terme « Etat civil » qui représente à leurs yeux
une solution qui satisfait toutes les parties. Elles ont
affirmé que l’islam, tout au long de son histoire, « n’a
connu que l’Etat civil ». Cependant, les Frères musulmans et
les salafistes ont rattaché à «
Etat civil » une petite expression. Celui-ci est devenu «
Etat civil à référence religieuse ».
Ainsi, le terme « Etat civil » a été vidé de son sens. Nous
sommes revenus à la notion de l’Etat religieux dans une
nouvelle formule linguistique. Les courants islamiques ont
tenté d’attribuer des notions fascistes à la première
révolution populaire égyptienne. Ils ont renié les raisons
pour lesquelles la révolution a été déclenchée, dès
l’apparition des résultats des élections parlementaires qui
ont donné aux courants islamiques une grande majorité.
Certaines voix ont alors commencé à parler de « la
civilisation pourrie », en référence à la civilisation
pharaonique, et ont réclamé que les statues de cire soient
recouvertes.
Bien plus, Naguib Mahfouz a été qualifié d’« écrivain de la
prostitution et de la drogue » et certains ont même appelé à
l’interdiction de la sculpture, du ballet et de la musique
orchestrale et l’imposition de conditions strictes au cinéma
et au théâtre. Ils ont provoqué un énorme brouhaha. Le
fascisme religieux ne s’est pas traduit seulement dans ces
déclarations. Des milices religieuses formées de personnes
aux longues barbes portant des djellabas et munies de bâtons
ont commencé à se former sous le nom du groupe « ordonner le
bien et interdire le mal ». Ils ont même dit sur leur site
Internet qu’ils étaient sur le point d’utiliser des bâtons
électriques pour appliquer les préceptes de l’islam selon la
méthode wahabite saoudienne, qui
consiste à former une police civile utilisant la répression
religieuse en Egypte.
Ceci a créé un certain dégoût chez ceux qu’on appelle «
l’élite du pays » qui se trouve obligée d’affronter
l’isolement. En visionnant les diverses chaînes satellites,
nous voyons les mêmes visages qui passent d’une chaîne à
l’autre présentant leurs expériences révolutionnaires
théoriques à un public qui éteint le téléviseur dès qu’il
les voit.
Que faire pour affronter cette situation ? Il faut savoir
que trois éléments contribuent à former la mentalité du
citoyen : l’enseignement, la culture et les médias. Ces
trois institutions qui, pendant de longues années, ont
assumé cette responsabilité se sont complètement effondrées.
En effet, l’enseignement public s’est totalement effondré
pour devenir un genre de par-cœursime
aveugle. La culture est devenue une pratique élitiste. Quant
à l’institution médiatique officielle, elle a donné
naissance à des médias orientés menteurs et hypocrites qui
flattent le pouvoir et qui pratiquent une sorte de lavage de
cerveau accompagné d’une censure politique, sociale et
morale qui ancre des valeurs et des notions arriérées
entravant le développement du pays.
La révolution du 25 janvier a brandi les slogans de la
dignité, de la liberté et de l’égalité sociale évitant ainsi
une révolution des affamés qui était sur le point de se
déclencher. Il est tout à fait naturel que la première
mission des intellectuels soit de former la mentalité du
citoyen. Il faut libérer l’enseignement, la culture et les
médias. Ces trois secteurs doivent être écartés de l’emprise
de tout courant politique ou idéologique qui pourrait
accéder au pouvoir, car nous avons souffert de cette emprise
pendant plus de 60 ans.
Telle est la mission que les intellectuels et les artistes
égyptiens doivent assumer. Si leur préoccupation dans la
période à venir n’est pas de défendre la mentalité de
l’Egypte face à cette attaque barbare dont elle fait
l’objet, qu’est-ce qui peut alors les préoccuper ? C’est
seulement de cette manière que le griffonnage se
transformera en écriture lisible pour un peuple qui
renoncera enfin à son illettrisme.