Insécurité .
Face aux vols qui se multiplient, les habitants de Boulaq
Al-Dakrour, au Caire, ont décidé de rendre la justice
eux-mêmes. Ils veulent se protéger contre le laisser-aller
de la police, mais ne se soucient pas de leurs excès.
Reportage.
La loi du talion se met en place
Le quartier de Boulaq Al-Dakrour, à Guiza, est en
ébullition. Les habitants du secteur de Saft Al-Labane ont
été témoins d’une scène de meurtre qui a marqué les
consciences et ébranlé tout le quartier. Face à l’absence de
sécurité, des citoyens se sont donné le droit de s’ériger en
justiciers, châtiant impitoyablement les malfaiteurs.
Le premier jour de la fête du petit Baïram, plusieurs
centaines de citoyens ont arrêté 4 voleurs spécialisés dans
les vols de toc-tocs. Ces derniers avaient commis 15 méfaits
en 3 mois. Exaspérés par ce nombre important de vols, les
habitants ont tué le premier en le traînant dans la rue,
attaché à une corde. Puis il ont coupé la main du deuxième
et crevé l’œil du troisième, après leur avoir tendu un piège
pour les amener à se dévoiler.
Depuis le déclenchement de la révolution, la rue égyptienne
connaît une anarchie provoquée par le manque de sécurité.
Une anarchie qui touche les zones sauvages bien plus que les
quartiers huppés. Et au sein de quartiers populaires, Boulaq
Al-Dakrour semble avoir gagné la part du lion en matière de
faits divers.
Au cours de ces trois derniers mois, les journaux ne cessent
de rapporter des scènes de meurtres dans ce quartier. « Un
fidèle reçoit un coup mortel à la mosquée d’Al-Nour : il
avait résisté à un baltagui qui tentait de lui voler de
l’argent ; Des chômeurs attaquent la station de police et
rouent de coups le commissaire de police ; Des noces se
transforment en funérailles : une balle perdue tue un
habitant ». Dans la presse, de tels titres sont désormais
quotidiens.
L’état d’extrême pauvreté est saisissant à Boulaq Al-Dakrour.
Des maisonnettes misérables se dressent collées les unes aux
autres, ne permettant qu’une petite marge de vie privée. Le
quartier est parsemé de rues boueuses où les pieds
s’enlisent au fur et à mesure que l’on avance. Ce quartier,
qui s’étend entre le pont Sarwat et la barrière de Nahiya,
est notamment connu pour ses embouteillages monstrueux :
c’est une zone sauvage, la plus peuplée du Caire. Selon les
chiffres de l’ONG Roaa Al-Aïn qui rend service à 1 500
familles à Boulaq Al-Dakrour, ce bidonville compterait plus
de 2 millions de personnes sur une superficie qui ne
dépasserait pas les 14 km2. Cela signifierait une moyenne de
7 m2 par personne, rues et garages compris.
Les nerfs à fleur de peau
Ici, le chaos est la règle. Cafetiers, vendeurs ambulants et
forains se servent de leurs muscles pour occuper un espace
plus large dans la rue. Des voitures circulent dans tous les
sens et sans aucun respect du code de la route. Des enfants,
dont l’âge ne dépasse pas 12 ans, conduisent des toc-tocs à
toute vitesse. L’odeur des ordures qui s’entassent partout
rend l’atmosphère irrespirable. Les gens ont les nerfs à
fleur de peau : les disputes font partie du quotidien des
habitants.
Des bagarres qui se déclenchent pour des futilités peuvent
facilement tourner au drame. « Il y a deux semaines, une
simple dispute entre deux enfants s’est transformée en
guérilla. Les mères des deux enfants se sont échangées des
insultes puis elles ont appelé leurs hommes. Le quartier
s’est transformé en champ de bataille. Un des pères a perdu
un bras. L’autre famille, craignant les représailles, a
quitté rapidement le quartier », raconte Ahmad,
fonctionnaire dans une maison d’édition. « A Boulaq Al-Dakrour,
c’est la loi de la jungle qui règne. La sécurité est devenue
un luxe. Pourquoi alors ne pas faire respecter la loi par
nous-mêmes ? On a porté plainte auprès de la police au sujet
de tous les vols commis mais personne n’a réagi. Les
habitants ont décidé de retrousser leurs manches et de
donner une bonne leçon aux malfaiteurs », dit Salama,
brocanteur à Boulaq Al-Dakrour. « C’est une manière comme
une autre de faire régner la sécurité dans la rue », ajoute
un autre.
Une fatwa promulguée par le cheikh Moustapha Télima semble
avoir eu un certain écho dans ce quartier où la colère ne
cesse de monter. « Ce cheikh a déclaré que les parents des
martyrs de la révolution avaient le droit de prendre leur
revanche si la justice ne réparait pas les torts. C’est une
fatwa dangereuse qui ouvre la porte à toutes les violences
», commente l’activiste Moustapha Al-Naggar. Selon Mansour
Satour, doyen de la faculté de droit à l’Université
d’Al-Azhar, il s’agit là d’une aberration. « Se faire
justice soi-même au lieu de s’adresser aux institutions de
l’Etat est une chose très grave. Cette situation va nous
faire entrer dans le cercle vicieux de la vengeance. Cela va
à l’encontre de la charia qui dit surtout que seules
certaines institutions sont en mesure de mettre en
application les sanctions pour punir les criminels », avance
Satour.
Actes illégitimes
Mohamad Khalil Al-Sayed, professeur de psychologie sociale à
l’Université de Aïn-Chams, assure que de tels actes sont
illégitimes. Il semble étonné d’une telle violence au sein
d’un peuple réputé pour sa tolérance et habituellement dénué
de violence. « Traîner quelqu’un par une corde au milieu
d’une foule est une chose inhumaine. Je ne vois plus la
différence entre une personne civilisée et un sauvage.
Va-t-on devenir des animaux qui utilisent la force pour
survivre ? Où est donc la souveraineté de la loi ? »,
s’interroge le psychanalyste. « Se faire justice soi-même
bloque la possibilité de mener des enquêtes », confie de son
côté un juge qui a requis l’anonymat. Il estime que si les
gens pensent que par de telles actions ils réduiront le
nombre de délits à court terme, ils ne se trompent peut-être
pas. Mais plus tard, la vengeance reprendra le dessus et la
spirale de la violence continuera.
« Nous vivons dans un enfer », se lamente Ibrahim, chauffeur
de toc-toc. Installé à la terrasse du café Al-Asséri, il est
l’une des cibles privilégiées des petits voleurs. Dans ce
quartier, les chauffeurs de toc-tocs sont une proie facile
pour les baltaguis. Les vols de ces véhicules à trois roues
connaissent un chiffre record puisqu’ils sont
particulièrement faciles à revendre.
Les histoires de vols vont bon train. Mounir, un chauffeur
de 21 ans, raconte qu’il a failli se faire voler son
véhicule alors qu’il emmenait une cliente portant le niqab.
En cours de chemin, il a découvert que cette femme était en
réalité un homme. « J’ai failli perdre la vie pour conserver
mon gagne-pain. L’agresseur m’a donné un coup de couteau sur
le visage avant de s’enfuir. Les rues ne sont plus sûres. Ma
fiancée a été victime d’un harcèlement, les baltaguis ont
envahi le quartier », se plaint-il.
La prostitution prolifère
Autour de Nahiya, les baltaguis ont imposé leurs lois. Ils
obligent les chauffeurs de toc-tocs à payer une redevance de
3 L.E. et ceux des microbus 5 L.E. pour avoir le droit de
travailler. Dans ce quartier, la drogue est vendue en plein
jour et la prostitution prolifère. Face à cette ambiance
inquiétante, les habitants ont fini par réagir. Mounir
assure qu’aujourd’hui, tous les habitants de Boulaq
Al-Dakrour portent des armes blanches, y compris les enfants
et les vieillards. Lui-même a dû se servir d’un vieux canif
qu’il a hérité de son père.
Ici, le marché des armes prospère aussi. Ahmad, vendeur de
stupéfiants, assure que les forgerons du quartier tirent
profit de cette période de chaos. « Ils ont réussi à
fabriquer toutes sortes de pistolets comme le sonore-gun,
des pistolets à balles réelles ou à billes et même avec des
balles en caoutchouc comme ceux que la police utilise contre
les manifestants », assure Ahmad. Le prix d’un canif est
d’environ 25 L.E., celui d’un sabre varie entre 30 et 40 L.E.,
alors que les pistolets commencent à 300 L.E. et peuvent
atteindre les 700 L.E.
Les femmes ont élaboré à leur tour des moyens de défense.
Des essais se déroulent chez l’électricien du coin pour
tenter de produire un bâton électrique, une arme de défense
en vogue dans le quartier. Mais le plus sûr reste encore de
se barricader chez soi. Fadiya, femme au foyer, assure que
tous les immeubles de Boulaq ont désormais de grosses
chaînes pour bloquer les portes. Mais les enfants n’y
trouvent pas leur compte. « On est enfermé entre quatre murs
alors que ce sont les vacances. Ma mère ne veut plus me
laisser dans la rue comme avant », pleure Mahmoud, 8 ans, le
fils de Fadiya. Apeurée par les histoires qu’elle entend,
cette maman confie ne sortir de sa maison qu’en cas
d’urgence majeure.
Avant la révolution du 25 janvier, le policier était un des
symboles de l’injustice et de l’oppression. « Les mois de
novembre et décembre, on ne pouvait plus sortir de chez
nous, de peur d’être arrêtés. Les deux derniers mois de
l’année sont d’habitude les plus durs car les officiers
tiennent à tout prix à clôturer les dossiers des procès pour
être promus. N’importe qui pouvait être arrêté par la police
et sans aucune justification. Les preuves de sa culpabilité
étaient déjà prêtes à l’avance. Il est donc normal qu’on ne
fasse plus confiance à cette police qui est censée nous
protéger », se rappelle Hazem, chauffeur de microbus.
Aujourd’hui, la police — dont la présence dans le quartier
est assez faible — se contente de jouer un rôle de
spectateur. « Les agents de police n’arrivent que lorsque la
bataille est terminée et que l’on dénombre déjà des morts.
On se demande parfois s’ils le font exprès. Je pense que
désromais ils ont peur d’intervenir dans les quartiers
chauds », poursuit Hazem. Khaled Montasser, éditorialiste à
Al-Masry Al-Youm, estime qu’à Boulaq, « un hors-la-loi doit
être traduit en justice. Ce n’est pas au citoyen de le
châtier. C’est le trio chaos-ignorance-pauvreté qui conduit
les gens à réagir ainsi. Tout criminel mérite une sanction
conforme à la loi et non guidée par les impulsions du moment
». Mais reste à savoir si les habitants de Boulaq Al-Dakrour
ont toujours confiance en la justice.
Dina
Darwich