Al-Ahram Hebdo,Nulle part ailleurs | La loi du talion se met en place

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 Semaine du 28 septembre au 4 octobre 2011, numéro 890

 

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Nulle part ailleurs

Insécurité . Face aux vols qui se multiplient, les habitants de Boulaq Al-Dakrour, au Caire, ont décidé de rendre la justice eux-mêmes. Ils veulent se protéger contre le laisser-aller de la police, mais ne se soucient pas de leurs excès. Reportage.

La loi du talion se met en place

Le quartier de Boulaq Al-Dakrour, à Guiza, est en ébullition. Les habitants du secteur de Saft Al-Labane ont été témoins d’une scène de meurtre qui a marqué les consciences et ébranlé tout le quartier. Face à l’absence de sécurité, des citoyens se sont donné le droit de s’ériger en justiciers, châtiant impitoyablement les malfaiteurs.

Le premier jour de la fête du petit Baïram, plusieurs centaines de citoyens ont arrêté 4 voleurs spécialisés dans les vols de toc-tocs. Ces derniers avaient commis 15 méfaits en 3 mois. Exaspérés par ce nombre important de vols, les habitants ont tué le premier en le traînant dans la rue, attaché à une corde. Puis il ont coupé la main du deuxième et crevé l’œil du troisième, après leur avoir tendu un piège pour les amener à se dévoiler.

Depuis le déclenchement de la révolution, la rue égyptienne connaît une anarchie provoquée par le manque de sécurité. Une anarchie qui touche les zones sauvages bien plus que les quartiers huppés. Et au sein de quartiers populaires, Boulaq Al-Dakrour semble avoir gagné la part du lion en matière de faits divers.

Au cours de ces trois derniers mois, les journaux ne cessent de rapporter des scènes de meurtres dans ce quartier. « Un fidèle reçoit un coup mortel à la mosquée d’Al-Nour : il avait résisté à un baltagui qui tentait de lui voler de l’argent ; Des chômeurs attaquent la station de police et rouent de coups le commissaire de police ; Des noces se transforment en funérailles : une balle perdue tue un habitant ». Dans la presse, de tels titres sont désormais quotidiens.

L’état d’extrême pauvreté est saisissant à Boulaq Al-Dakrour. Des maisonnettes misérables se dressent collées les unes aux autres, ne permettant qu’une petite marge de vie privée. Le quartier est parsemé de rues boueuses où les pieds s’enlisent au fur et à mesure que l’on avance. Ce quartier, qui s’étend entre le pont Sarwat et la barrière de Nahiya, est notamment connu pour ses embouteillages monstrueux : c’est une zone sauvage, la plus peuplée du Caire. Selon les chiffres de l’ONG Roaa Al-Aïn qui rend service à 1 500 familles à Boulaq Al-Dakrour, ce bidonville compterait plus de 2 millions de personnes sur une superficie qui ne dépasserait pas les 14 km2. Cela signifierait une moyenne de 7 m2 par personne, rues et garages compris.

Les nerfs à fleur de peau

Ici, le chaos est la règle. Cafetiers, vendeurs ambulants et forains se servent de leurs muscles pour occuper un espace plus large dans la rue. Des voitures circulent dans tous les sens et sans aucun respect du code de la route. Des enfants, dont l’âge ne dépasse pas 12 ans, conduisent des toc-tocs à toute vitesse. L’odeur des ordures qui s’entassent partout rend l’atmosphère irrespirable. Les gens ont les nerfs à fleur de peau : les disputes font partie du quotidien des habitants.

Des bagarres qui se déclenchent pour des futilités peuvent facilement tourner au drame. « Il y a deux semaines, une simple dispute entre deux enfants s’est transformée en guérilla. Les mères des deux enfants se sont échangées des insultes puis elles ont appelé leurs hommes. Le quartier s’est transformé en champ de bataille. Un des pères a perdu un bras. L’autre famille, craignant les représailles, a quitté rapidement le quartier », raconte Ahmad, fonctionnaire dans une maison d’édition. « A Boulaq Al-Dakrour, c’est la loi de la jungle qui règne. La sécurité est devenue un luxe. Pourquoi alors ne pas faire respecter la loi par nous-mêmes ? On a porté plainte auprès de la police au sujet de tous les vols commis mais personne n’a réagi. Les habitants ont décidé de retrousser leurs manches et de donner une bonne leçon aux malfaiteurs », dit Salama, brocanteur à Boulaq Al-Dakrour. « C’est une manière comme une autre de faire régner la sécurité dans la rue », ajoute un autre.

Une fatwa promulguée par le cheikh Moustapha Télima semble avoir eu un certain écho dans ce quartier où la colère ne cesse de monter. « Ce cheikh a déclaré que les parents des martyrs de la révolution avaient le droit de prendre leur revanche si la justice ne réparait pas les torts. C’est une fatwa dangereuse qui ouvre la porte à toutes les violences », commente l’activiste Moustapha Al-Naggar. Selon Mansour Satour, doyen de la faculté de droit à l’Université d’Al-Azhar, il s’agit là d’une aberration. « Se faire justice soi-même au lieu de s’adresser aux institutions de l’Etat est une chose très grave. Cette situation va nous faire entrer dans le cercle vicieux de la vengeance. Cela va à l’encontre de la charia qui dit surtout que seules certaines institutions sont en mesure de mettre en application les sanctions pour punir les criminels », avance Satour.

Actes illégitimes

Mohamad Khalil Al-Sayed, professeur de psychologie sociale à l’Université de Aïn-Chams, assure que de tels actes sont illégitimes. Il semble étonné d’une telle violence au sein d’un peuple réputé pour sa tolérance et habituellement dénué de violence. « Traîner quelqu’un par une corde au milieu d’une foule est une chose inhumaine. Je ne vois plus la différence entre une personne civilisée et un sauvage. Va-t-on devenir des animaux qui utilisent la force pour survivre ? Où est donc la souveraineté de la loi ? », s’interroge le psychanalyste. « Se faire justice soi-même bloque la possibilité de mener des enquêtes », confie de son côté un juge qui a requis l’anonymat. Il estime que si les gens pensent que par de telles actions ils réduiront le nombre de délits à court terme, ils ne se trompent peut-être pas. Mais plus tard, la vengeance reprendra le dessus et la spirale de la violence continuera.

« Nous vivons dans un enfer », se lamente Ibrahim, chauffeur de toc-toc. Installé à la terrasse du café Al-Asséri, il est l’une des cibles privilégiées des petits voleurs. Dans ce quartier, les chauffeurs de toc-tocs sont une proie facile pour les baltaguis. Les vols de ces véhicules à trois roues connaissent un chiffre record puisqu’ils sont particulièrement faciles à revendre.

Les histoires de vols vont bon train. Mounir, un chauffeur de 21 ans, raconte qu’il a failli se faire voler son véhicule alors qu’il emmenait une cliente portant le niqab. En cours de chemin, il a découvert que cette femme était en réalité un homme. « J’ai failli perdre la vie pour conserver mon gagne-pain. L’agresseur m’a donné un coup de couteau sur le visage avant de s’enfuir. Les rues ne sont plus sûres. Ma fiancée a été victime d’un harcèlement, les baltaguis ont envahi le quartier », se plaint-il.

La prostitution prolifère

Autour de Nahiya, les baltaguis ont imposé leurs lois. Ils obligent les chauffeurs de toc-tocs à payer une redevance de 3 L.E. et ceux des microbus 5 L.E. pour avoir le droit de travailler. Dans ce quartier, la drogue est vendue en plein jour et la prostitution prolifère. Face à cette ambiance inquiétante, les habitants ont fini par réagir. Mounir assure qu’aujourd’hui, tous les habitants de Boulaq Al-Dakrour portent des armes blanches, y compris les enfants et les vieillards. Lui-même a dû se servir d’un vieux canif qu’il a hérité de son père.

Ici, le marché des armes prospère aussi. Ahmad, vendeur de stupéfiants, assure que les forgerons du quartier tirent profit de cette période de chaos. « Ils ont réussi à fabriquer toutes sortes de pistolets comme le sonore-gun, des pistolets à balles réelles ou à billes et même avec des balles en caoutchouc comme ceux que la police utilise contre les manifestants », assure Ahmad. Le prix d’un canif est d’environ 25 L.E., celui d’un sabre varie entre 30 et 40 L.E., alors que les pistolets commencent à 300 L.E. et peuvent atteindre les 700 L.E.

Les femmes ont élaboré à leur tour des moyens de défense. Des essais se déroulent chez l’électricien du coin pour tenter de produire un bâton électrique, une arme de défense en vogue dans le quartier. Mais le plus sûr reste encore de se barricader chez soi. Fadiya, femme au foyer, assure que tous les immeubles de Boulaq ont désormais de grosses chaînes pour bloquer les portes. Mais les enfants n’y trouvent pas leur compte. « On est enfermé entre quatre murs alors que ce sont les vacances. Ma mère ne veut plus me laisser dans la rue comme avant », pleure Mahmoud, 8 ans, le fils de Fadiya. Apeurée par les histoires qu’elle entend, cette maman confie ne sortir de sa maison qu’en cas d’urgence majeure.

Avant la révolution du 25 janvier, le policier était un des symboles de l’injustice et de l’oppression. « Les mois de novembre et décembre, on ne pouvait plus sortir de chez nous, de peur d’être arrêtés. Les deux derniers mois de l’année sont d’habitude les plus durs car les officiers tiennent à tout prix à clôturer les dossiers des procès pour être promus. N’importe qui pouvait être arrêté par la police et sans aucune justification. Les preuves de sa culpabilité étaient déjà prêtes à l’avance. Il est donc normal qu’on ne fasse plus confiance à cette police qui est censée nous protéger », se rappelle Hazem, chauffeur de microbus.

Aujourd’hui, la police — dont la présence dans le quartier est assez faible — se contente de jouer un rôle de spectateur. « Les agents de police n’arrivent que lorsque la bataille est terminée et que l’on dénombre déjà des morts. On se demande parfois s’ils le font exprès. Je pense que désromais ils ont peur d’intervenir dans les quartiers chauds », poursuit Hazem. Khaled Montasser, éditorialiste à Al-Masry Al-Youm, estime qu’à Boulaq, « un hors-la-loi doit être traduit en justice. Ce n’est pas au citoyen de le châtier. C’est le trio chaos-ignorance-pauvreté qui conduit les gens à réagir ainsi. Tout criminel mérite une sanction conforme à la loi et non guidée par les impulsions du moment ». Mais reste à savoir si les habitants de Boulaq Al-Dakrour ont toujours confiance en la justice.

Dina Darwich

 




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