Nubie .
Retour au royaume de l’or. Voilà un siècle que les habitants de cette
région ont quitté leur terre natale. Aujourd’hui, ils
souhaitent retourner sur leurs terres après de longues
pérégrinations. Et leur détermination semble sans faille.
Retour
au royaume de l'or
«
J’ai tellement rêvé de rentrer et de mourir sur ma terre
natale, l’ancienne Nubie ... mais je ne pense pas avoir le
temps de voir ce rêve se réaliser », regrette Fatma, 82 ans.
Ses larmes coulent sur son visage sillonné de rides. Ce sont
des larmes d’espoir et de joie. Un sentiment éprouvé par
tous les Nubiens ces derniers jours après l’annonce faite
par les responsables de leur possible retour vers l’ancienne
Nubie.
Cette déclaration, faite
récemment par le premier ministre, est intervenue après une
série de sit-in organisés par les Nubiens devant le siège du
gouvernorat d’Assouan. Le but étant de faire entendre leur
voix aux responsables. « On veut retourner sur notre terre
natale. Nous ne sommes pas à l’aise ici, nos droits ont été
bafoués. Nous ne quitterons pas les lieux tant que nos
droits ne seront pas acquis », ont scandé les Nubiens avec
détermination.
La revendication a été
qualifiée de forte et les Nubiens ont désormais une renommée
de gens paisibles et pacifistes, les protestations se
passant dans le calme. Toutes leurs revendications tournent
autour de leur droit au retour. Ils réclament la fin de
cette négligence dont ils sont les seules victimes. Des
droits qualifiés par tous les gouvernements précédents de
légitimes, mais qui n’ont jamais été satisfaits.
Le déplacement des Nubiens
remonte à la construction du Haut-Barrage. Les Nubiens,
installés depuis toujours dans la région du lac Nasser, ont
dû quitter cette région vers de nouvelles terres, à plus de
300 km de leurs villages d’origine, à 50 km au nord
d’Assouan.
L’ancienne Nubie était
composée de 44 villages. Les habitants de 31 villages ont
été installés à Nasr Al-Nouba, une région qui fut donnée par
l’Etat pour accueillir les Nubiens. Le reste des Nubiens fut
installé à Kom Ombo, non loin d’Assouan. Les Nubiens la
surnomment Al-Nouba al-guédida ou la nouvelle Nubie, car ils
pensent que l’ancienne est leur véritable terre, leur terre
d’origine.
Les Nubiens n’ont jamais
véritablement accepté Al-Nouba ou la nouvelle Nubie. Ils
l’ont considérée pendant tout ce temps-là comme un transit.
Une terre qu’ils quitteront un jour.
Quastal, Thomas et Afia,
Tochka, Ballana, Eneba : ce sont les noms de leurs anciens
villages qu’ils ont gardés afin de ne pas se sentir dépaysés.
Les maisons ont été construites sur le même modèle
architectural utilisé dans la région autrefois inondée.
Cependant, les peintures traditionnelles multicolores,
typiquement nubiennes, qui recouvraient toutes les façades
des maisons dans l’ancienne Nubie ont disparu des nouvelles
habitations.
Désormais, on ne trouve que
trois couleurs : le blanc, le beige et le bleu. Les unes
sont ornées de dessins de crocodiles momifiés ou
d’autocollants sur lesquels sont inscrits des phrases
indiquant ce rêve du retour à l’ancienne Nubie : « Nous ne
pourrons jamais oublier notre terre » ou « Le retour sur
notre terre est certain » et d’autres.
Dès qu’on franchit le seuil
de la maison, on sent immédiatement qu’on est dans une
maison typiquement nubienne. Propre, organisée, pleine de
détails posés d’une manière méticuleuse, sans oublier la
générosité sans limites des habitants. Devant les rares
photos de son père, Waguih Ahmad passe beaucoup de temps à
se rappeler les plus beaux jours de sa vie comme il nous le
confie.
Garder le contact
«
C’est vrai que j’avais juste cinq ans lors de l’émigration,
mais la scène du Nil et de notre ancienne maison n’a jamais
quitté mes yeux », dit un employé de 51 ans. Il est aussi le
fondateur d’un site électronique considéré comme un point de
rassemblement pour tous les Nubiens dans le monde. A travers
ce site, ils échangent leurs nouvelles. D’après Waguih,
c’est l’une des nombreuses activités que les Nubiens de Nasr
Al-Nouba ont créées pour rester en contact afin de conserver
leur identité. « On ne pouvait pas laisser notre cause et
notre culture disparaître avec nos grands-pères », dit
Waguih, en affirmant que l’histoire de la Nubie et le procès
de l’émigration sont gravés dans l’esprit de chaque Nubien.
D’après lui, c’est la seule arme qui leur reste pour ne pas
perdre leurs droits.
Hassan, son fils de 9 ans,
décrit l’ancienne Nubie comme s’il y avait vécu alors qu’il
ne l’a jamais vue. Il connaît les noms du gouverneur
d’Assouan et des différents ministres qui ont entravé le
retour des Nubiens sur leurs terres. « Il faut se battre
jusqu’au dernier souffle. Ici, ce n’est pas notre terre,
elle ne nous appartient pas », répète Hassan comme un robot.
Tels sont les propos des
jeunes Nubiens. Les pères racontent leur histoire aux
enfants, et d’une génération à l’autre, ce sont ces derniers
qui reprennent le flambeau. D’après Waguih, les jeunes
générations sont de plus en plus sûres de réaliser un jour
leur rêve. « Pourquoi nous avoir fait perdre toutes ces
années pour retourner sur notre terre ? Sommes-nous
considérés comme des citoyens de seconde zone ? », s’insurge
Hassan, 18 ans.
Il a participé au sit-in
organisé dernièrement. Il jure avec enthousiasme que les
Nubiens vont retrouver leur statut de fils de monarques, ces
rois qui ont longtemps régné sur le royaume d’Egypte avant
que les pharaons n’arrivent. Bien que Hassan n’ait connu
l’ancienne Nubie qu’à travers les histoires des adultes, il
compose des vers sur ce pays perdu et les chante sur des
rythmes folkloriques qui font pleurer l’assemblée.
Cette génération qui n’a
jamais vu cette terre s’est forgée une image très romantique.
Les jeunes tiennent à parler leurs dialectes : le Fadika et
le Kounouz. Ils se rassemblent dans des occasions festives
portant leur costume nubien que chacun garde dans son
armoire avec fierté. Ils organisent chaque mois des repas
collectifs dans la rue. De la musique et des chansons
nubiennes sont diffusées dans toutes les maisons et tous les
cafés. Ils confèrent une aura magique et mythique à la
nostalgie de leur terre promise (Noub en ancien égyptien ou
or) qu’ils ont quittée par la force.
Historiquement, la misère
des Nubiens a commencé lorsque le président Nasser a décidé
de construire un barrage à l’extrême sud de l’Egypte afin
d’augmenter la production d’électricité en Egypte. La
réalisation de cet immense projet a exigé le déplacement des
Nubiens dont les villages étaient submergés par le lac
Nasser. Le Haut-Barrage était un projet national qui
méritait tous les sacrifices. Et ce sont les Nubiens qui en
ont payé le prix. Ces derniers ont été déplacés depuis 1964
et ne sont jamais retournés sur leurs terres bien que
celles-ci demeurent habitables.
Crainte de perte d’identité
Le
transfert des Nubiens a commencé en 1902. Il s’est poursuivi
en vagues successives, en 1911, puis 1933. Les derniers sont
partis dans les années 1960. L’engloutissement de l’ancienne
Nubie a été un choc traumatisant pour le peuple nubien,
craignant la perte de son identité.
Sayed, 73 ans, garde encore
en mémoire le jour de son départ. Pour lui, la vie avait
déjà changé un mois avant le jour J. Tout le monde parlait
du même sujet : les bagages étaient prêts, les maisons
vidées, la tristesse dominait les visages. « C’est comme si
c’était hier », rapporte Sayed. Il se souvient du moment où
il est monté sur la barque en compagnie de sa famille. Son
regard est resté figé sur ce village comme s’il voulait en
capter chaque détail dans sa mémoire. Car il savait qu’il ne
reverrait plus son village. Même les chiens du village
étaient anxieux et suivaient du regard leurs maîtres
s’éloigner sur les barques qui prenaient le large.
Sayed ne cesse de répéter
ces histoires et beaucoup d’autres aux jeunes de son
village. Ils se rassemblent autour de lui, sous un grand
arbre ou à l’intérieur de sa maison avec comme arrière-plan
un tableau illustrant la Nubie : de belles femmes souriantes
portant le guérgar traditionnel (une sorte d’abaya noire
portée au-dessus des habits) et marchant en groupe sur le
bord du Nil. Des hommes heureux qui cultivent leurs terres
avec autour des oiseaux et des arbres. Bref, un paradis sur
terre.
Ici, on considère Sayed
comme la mémoire du passé. « C’est une anthologie d’histoire
nubienne marchant sur deux jambes » comme on le désigne ici.
Les histoires des adultes conservent non seulement les beaux
souvenirs du passé, mais aussi les mauvais du présent. Fatma
se rappelle le jour de leur arrivée. Il n’y avait qu’un
petit nombre de maisons, les familles étaient obligées de se
les partager.
Les scorpions et les
serpents infestaient l’endroit. Cette région était connue
sous le non de la vallée des djinns. Il n’y avait ni eau
potable, ni électricité et les terres n’étaient pas fertiles.
« Beaucoup d’entre nous sont tombés malades. Certains ont
même perdu leur vie », se rappelle Fatma.
Cette dernière, comme tous
les Nubiens, souffre de l’éloignement du fleuve. C’est un
élément essentiel, très présent dans chaque événement. «
J’ai envie de le revoir avant de mourir », dit Fatma qui se
souvient de son ancien village sur le Nil.
De plus, comme explique
Waguih, ces maisons n’appartiennent pas aux Nubiens, car ils
ne détiennent aucun contrat de possession. « Nous avons tout
sacrifié pour l’Etat. Mais est-ce qu’il nous le rend ? », se
demandent Waguih et tous les Nubiens. Ils se sentent
humiliés d’avoir été traités de la sorte.
Leur rêve était simple :
celui de voir les promesses de Nasser se réaliser et de
pouvoir rentrer chez eux.
Mais pourquoi les Nubiens
ont-ils décidé de réagir maintenant ? Plusieurs obstacles
ont retardé les choses et empêché leur rêve de se réaliser.
D’abord, la défaite de 1967, puis la guerre de 73. C’est
dans les années 1980 qu’ils se sont adressés au président
Sadate qui leur a promis de le faire, mais il a été
assassiné.
Quant à Moubarak, il a
complètement négligé ce dossier. « Alors, on a profité de la
révolution pour atteindre notre but. On a décidé de tout
essayer. Pour nous, c’est une question de vie ou de mort.
Les Nubiens considèrent qu’ils étaient comme des nomades.
Ils sont fatigués. Ils veulent cette fois-ci faire le
dernier voyage, vers le sud, leur terre natale, l’ancienne
Nubie, sur les rives du lac Nasser » .
Hanaa
Al-Mékkawi