Exposition .
A travers un jeu d’espace bien structuré, l’installation La
ville fantomatique, au centre Saad Zaghloul, crée une
ambiance sonore originale. Une collaboration égypto-suisse
qui témoigne de l’évolution de la capitale cairote.
L’ombre du Caire
«
L’orchestre invisible des grandes villes s’est perdu comme
les souvenirs de l’enfance ... Chaque bruit avait un sens !
», a écrit le philosophe et sociologue français Henri-Pierre
Jeudy. C’est cet orchestre de sons qui animait la vie
quotidienne du Caire, lui donnant son atmosphère singulière,
que propose de réanimer avec nostalgie l’immense
installation sonore interactive de La ville fantomatique,
accompagnée d’un dispositif visuel (scénographie et
photographie).
Dès l’entrée de la salle d’exposition du centre Saad
Zaghloul, le visiteur est invité à traverser trois « phases
» pour arriver au « sacro-saint » : un grand écran d’où
scintille une lumière éclatante, accroché sur le mur de la
quatrième chambre qui constitue la dernière phase de
l’installation La ville fantomatique. Projet artistique
différent et original, ce travail de documentation sur les
sons cairotes est une collaboration du centre Saad Zaghloul
avec l’institut culturel suisse Prohelvetia. Deux
compositeurs suisses, Franziska Baumann et Alfred Zimmerlin,
et quatre artistes égyptiens, les compositeurs Nahla Mattar
et Marwan Fawzi, la photographe Doaa Qassem et l’artiste
d’art visuel Tareq Maamoun, contribuent à cette ville
fantomatique, dont la visite débute par un long couloir
entre deux longs tissus blancs, et éclairé à son parterre de
multiples petites lampes bleues fluorescentes.
De ce long couloir émanent des sons très bas, collectés dans
les couloirs du métro cairote. Au bout du couloir, le
visiteur pénètre dans la deuxième phase de l’installation où
sont suspendues, en labyrinthe, de multiples photos en grand
format, représentant des rues cairotes la nuit. Un travail
de Tareq Maamoun. Une fois cette deuxième phase achevée, le
visiteur est convié au troisième espace, intitulé Le tunnel.
Sur le rideau blanc qui couvre totalement les deux côtés du
tunnel sont incrustées de nombreuses photos classiques de
divers places, objets et monuments cairotes, anciens et
modernes (pont Qasr Al-Nil, taxi, croix au-dessus d’une
église, le café Groppi, échoppe d’antiques, Al-Ghouriya,
joueur de mizmar). Ou encore une affiche où on lit : « Chute
de Moubarak » et un poster de la révolution du 25 janvier.
Ces photos de la jeune photographe Doaa Qassem sont
accompagnées d’une multitude de sons cairotes, qui sont
autant de témoignages, teintés de nostalgie, de l’évolution
de la vie au Caire, surtout après la révolution du 25
janvier, ainsi que le conçoit Qassem. Les sons sont ceux
d’un vendeur de jus de réglisse, des voix de
révolutionnaires, des cris de marchands ambulants, le
souffle de vent, des gazouillements d’oiseaux, une chute
d’eau ... avec une teinte énigmatique ancienne et
moderne, ces sons rappellent notre quotidien. « Lors de son
déplacement d’une phase à l’autre qui le prépare
psychologiquement à gagner le sacro-saint, tout visiteur se
sentira comme dans un temple pharaonique majestueux, sous
l’effet des rideaux blancs, d’un éclairage ombreux et de
sons nostalgiques qui s’ancrent dans l’architecture du lieu.
Cette sensation relève du spirituel », affirme la jeune
musicologue des sons du tunnel Nahla Mattar.
Une spiritualité qui s’accentue dans la chambre du
sacro-saint. Le travail des quatre compositeurs suisses et
égyptiens s’assemble sur ordinateur, pour offrir aux
visiteurs, par le biais d’un écouteur, la liberté d’appuyer
sur l’arrangement musical qu’il préfère écouter. « Le rôle
de l’oreille dans notre société a longtemps été mis de côté.
Pourtant, l’influence des sons sur notre milieu peut
conduire à des processus de territorialisation divers, selon
leur qualité et la réceptivité des individus. Puiser dans
les sons variés de la ville cairote, les collecter puis les
arranger d’une manière à rendre le désagréable ou
l’assourdissant plus beau et cadencé à l’ouïe du visiteur.
C’est ce que vise La ville fantomatique qui a pour but de
lier l’art à la ville et s’interagir avec elle », déclare
Mattar.
Les arrangeurs musicaux égyptiens ont d’ailleurs puisé le
son de leur travail dans un immense collage de textures
issues du milieu naturel cairote à l’état brut. Les
arrangements musicaux d’Alfred Zimmerlin penchent plus vers
le spirituel. Le compositeur et violoncelliste suisse a, en
effet, collecté des sons puisés dans la litanie des messes
coptes et dans les voix du muezzin. Quant à la compositrice
et chanteuse suisse Franziska Baumann, son travail se centre
sur les sons cacophoniques et les échos des klaxons qui,
pour elle, sont un langage typiquement cairote, un moyen de
communication bien compris entre les citoyens. « Les
arrangeurs suisses ou égyptiens, dans La ville fantomatique,
ont réussi à travers quatre différentes perspectives de la
ville, à créer une agréable symphonie qui invite à la
méditation. Je préfère l’appellation L’ombre de la
ville que La ville fantomatique, pour ne pas transmettre au
récepteur cette impression de panique. Cette combinaison
entre jeu d’espace et arrangements musicaux modernes, sans
aucune déformation des sons originels collectés, crée
merveilleusement la trame de l’installation », conclut
l’artiste Tareq Maamoun.
Névine Lameï