Mosquées . Les tarawih cette
année (prières surérogatoires) ont une saveur particulière.
Naguère sous contrôle policier, cette pratique religieuse
est menée aujourd’hui sans aucune contrainte. Il faudra
toutefois rester vigilants quant aux idées véhiculées par
certains courants. Etat des lieux.
La libération enfin
«
C’est bien la première fois de notre vie que nous rentrons
dans une mosquée sans se sentir surveillés par les espions
de Moubarak. Nous avons même eu l’impression que l’imam a
fait un prêche dicté par sa conscience. Et pourquoi pas,
puisque ce sont les premiers prêches libres en 30 ans ? »,
nous dit Abdallah, un des nombreux fidèles rencontrés dans
une mosquée de Manial. Et d’ajouter : « Les gens doivent
pouvoir se consacrer à leur foi librement, sans restriction
ni surveillance. Il est grand temps pour respecter la
légitimité de la religion et mettre en pratique les
préceptes de l’islam selon le Coran ». Une foule immense se
précipite vers cette mosquée pour décrocher une petite
place. La mosquée est archicomble et les alentours aussi.
Certains ont posé leurs petits tapis de prière sur les
trottoirs qui bordent ce lieu de culte. Une scène tout à
fait différente pour cette mosquée, tout comme pour la
majorité des mosquées d’Egypte qui reçoivent aujourd’hui un
nombre important de fidèles, issus de toutes les classes
sociales et de toutes les tendances politiques. La chute de
l’ancien président Moubarak a brisé toutes les restrictions
imposées aux fidèles afin de pratiquer librement leur foi.
En fait, ce Ramadan est différent, notamment les tarawih
(prières surérogatoires) qui ont une saveur particulière. Et
si le nombre des génuflexions est le même, les versets aussi
et parfois les imams, un nouvel esprit a gagné les mosquées
qui n’arrivent plus à contenir le nombre trop élevé de
fidèles. Il est vrai que le fait de se rendre à la mosquée
pendant ce mois de piété, pour faire la prière collective
des tarawih, fait partie des mœurs des Egyptiens, mais cette
affluence vers ces lieux de culte se justifie par leur
libération de la poigne de la politique après la révolution
du 25 janvier. Un vent de liberté a gagné les mosquées. «
Nous sommes libres, notre religion est en accord avec cette
liberté. Il n’y a pas de contrainte en religion comme le dit
un verset. La liberté de pensée est un principe de l’islam.
Suivez l’histoire : la civilisation islamique a donné des
penseurs émérites. Et Dieu nous impose de réfléchir sur nos
versets », s’époumone l’imam. Il avance que l’islam et le
discours du prophète ont été mis au service de la
révolution. Citant le Coran, l’imam entend démontrer que
l’islam veille sur chacun, sur ses droits à vivre, dignement
et librement. « Créé par Dieu, chaque être humain a le droit
de s’exprimer », dit le cheikh, qui en vient à défendre les
principes démocratiques. « Moubarak a ramené l’homme au rang
d’insecte et a fait de sa lutte contre les autorités
religieuses son cheval de bataille. Dans une démocratie,
chaque être humain doit pouvoir choisir ses représentants »,
s’emporte-t-il.
En
effet, durant la trentaine d’années de règne de Moubarak,
une armée d’indicateurs était affectée dans les différentes
mosquées. Les délateurs remettaient à leurs supérieurs des
listes complètes de fidèles qui se rendaient régulièrement à
la mosquée pour prier. D’inconcevables cordons de sécurité
gardaient longtemps les entrées des mosquées, laissant
hésitantes les personnes souhaitant y accéder. Sans oublier
les prêches qui arrivaient directement du ministère des
Waqfs (affaires religieuses). De plus, les mosquées comme
celle d’Ahl Al-Sunna et d’Al-Gameiya Al-Chareiya étaient
privées soit de prêche ou de pratique du culte d’eatékaf
(séjour au sein de la mosquée pendant tout le mois ou les 10
derniers jours). Quant aux imams, ils n’osaient pas défier
le pouvoir de Moubarak. Et les allusions à la politique
étaient interdites dans les mosquées comme dans tous les
lieux publics en Egypte. Autrement dit, à présent, les
Egyptiens s’apprêtent à vivre librement leurs croyances avec
la fin de la dictature. Les mosquées qui, sous le régime de
Moubarak, n’étaient autorisées à ouvrir que durant les
heures de prière, ouvrent leurs portes 24 heures sur 24.
Elles débordent de jeunes fidèles et proposent désormais des
tables rondes sur la religion, des débats sur le Coran et
les hadiths. « Quel bonheur de venir quelques heures avant
la prière pour se recueillir ! Avant, on ne pouvait pas se
permettre de faire cela », se réjouit Ahmad, chirurgien qui
ne quitte plus précipitamment la mosquée une fois ses
prières terminées. Selon lui, le discours religieux a connu
un changement radical en termes de contenu et de style. Les
prêches du vendredi ou ceux prononcés lors des fêtes
religieuses étaient dictés par l’Etat. Ils n’avaient rien à
voir ni avec la vie des gens ni avec les préoccupations de
la jeunesse. C’était des suppliques pour le président et une
forme de propagande pour son régime, notamment lors des
élections. « Ces dernières semaines, nous avons senti que
les imams insufflent un nouvel esprit dans leur discours
religieux, qui correspond aujourd’hui aux changements
survenus dans notre pays », explique Ahmad.
Changement d’époque oblige. De plus, les personnes qui
n’osaient plus mettre les pieds dans les lieux de culte, de
peur d’être à nouveau filmées par les caméras et
sanctionnées, assistent de nouveau aux prêches, même si
certains hésitent encore à le faire.
Ahmad est un exemple de ces citoyens à qui la révolution du
25 janvier a offert un avant-goût de liberté. Torturé dans
les geôles de Habib Al-Adely, ex-ministre de l’Intérieur,
Ahmad vient de sortir après avoir purgé trois ans et huit
mois de prison. Son crime : prier cinq fois par jour à la
mosquée ! Aujourd’hui, il est libre, mais porte les marques
des sévices subis en détention. Il ne peut pas oublier cette
cellule d’un mètre sur deux, sombre le jour comme la nuit
afin d’oublier toute notion du temps. « On m’interrogeait
tous les jours, durant des heures. Et l’on me posait
toujours les mêmes questions : Fais-tu la prière ? Depuis
quand ? Dans quelle mosquée ? Combien de fois par jour ?
Combien de temps ? De quelle manière ? Avec qui ? Qui prie
dans ta famille ? », relate péniblement ce jeune homme qui
souffre de nombreux troubles. C’est l’heure de la prière,
mais pour Ahmad, il n’est plus question d’aller dans une
mosquée. « Si je m’y rends, on va encore me jeter en prison
», dit-il.
Des musulmans plus à l’aise
Autre
signe évident de l’esprit de liberté qui prévaut après la
révolution égyptienne : le retour de certains prédicateurs,
autrefois interdits par l’ancien régime, au minbar des
grandes mosquées, tels que Amr Khaled à la mosquée Al-Hossary,
à la ville du 6 Octobre, et Omar Abdel-Kafi dans les
mosquées de Mohandessine et de Madinet Nasr. Ce dernier est
retourné au pays après 12 ans d’exil. Avant la révolution,
ces deux prédicateurs étaient interdits de prêche dans les
mosquées.
Levant les bras au ciel, des milliers de fidèles scandent «
Oh Dieu » à l’unisson pendant les tarawih dirigés par le
célèbre prédicateur Amr Khaled à la mosquée Al-Hossary. Des
femmes, des hommes, des adolescents et même des enfants,
tous à genoux et pleins d’espoir, récitent des prières
pleines de gratitude. Autrefois installé à Londres, pour
échapper aux pressions du régime, jaloux de sa popularité,
Khaled, « ce prêcheur cool », est retourné à ses fidèles et
les appelle à soutenir l’élan démocratique. Il dénonce le
despotisme et l’injustice, et parle des libertés et de la
manière de les préserver. « L’islam est une religion de
dévotion, de paix et de tolérance. Ce n’est pas une religion
d’extrémisme, contrairement à ce que certains laissent
penser. Il a été révélé pour réaliser le bien-être de
l’humanité et pour répandre les véritables valeurs de
justice entre les gens », affirme-t-il. Celui-ci n’oublie
pas de préciser que le Ramadan de cette année s’annonce
particulièrement austère et difficile. D’abord, parce qu’il
arrive en plein été, où les jours sont longs et où la soif
se fait particulièrement sentir. Mais il y a aussi la guerre
en Libye et la famine dans les pays de la Corne de l’Afrique
qui rendent sa signification particulièrement plus forte,
plus réaliste. « Face à la famine qui touche plus de 12
millions de personnes victimes de la plus grande sécheresse
depuis soixante ans dans la Corne de l’Afrique, il est
demandé à tout musulman de faire ressusciter l’esprit de ce
mois, empreint de solidarité et de générosité, en apportant
son soutien aux ONG mobilisées pour ce drame »,
explique-t-il. Avant de terminer son prêche, Khaled a fait,
comme d’habitude, un discours qui a ému les fidèles. A
l’entendre, plusieurs fidèles n’ont pu retenir leurs larmes,
tant l’émotion était grande. A la fin de la prière, la
plupart des fidèles rencontrés sur place se réjouissent de
ce vent de liberté qui, pour eux, est un miracle. « Nous
sommes enfin libres. Nous souhaitons que le gouvernement
applique la justice », dit Samira, une étudiante à
l’université qui, malgré sa décision de prendre congé de la
politique durant le mois du Ramadan, a été obligée d’en
discuter, surtout après avoir rencontré tous les jeunes de
Tahrir à la mosquée. « Je pensais que la politique allait
les occuper et qu’ils n’allaient pas se rendre à la mosquée,
cela n’a pas été le cas », souligne-t-elle, tout en ajoutant
que les tarawih de cette année revêtent un autre sens pour
elle. Une certaine dose sentimentale positive. Quant à
Nadia, elle confie que la prière collective des tarawih est
une nouveauté pour elle. Cette fille, âgée de 17 ans, qui
n’a jamais fait ces prières, a décidé de les respecter. Elle
compte aussi participer à des actes de charité au sein de la
mosquée. « Après la révolution, j’ai compris que chacun
devait changer et j’ai commencé par moi-même durant ce mois
de ferveur », précise-t-elle.
Une arme à double tranchant
Cependant, Dr Nadia Radwane, sociologue, pense que si les
musulmans ont retrouvé une liberté de culte sans
surveillance et sans obligations, et les imams aussi, ils
doivent affronter à présent le danger des groupes religieux
les plus conservateurs, qui viennent prier dans les
mosquées. Certains sont violents. Ils veulent imposer leur
vision de l’islam. Autrement dit, le mot « Dégage » a
atteint, dès le 25 janvier 2011, les mosquées. De nombreux
imams ont été « priés » de vider les lieux pour laisser leur
place à d’autres. Ce n’est le choix ni du peuple ni de ceux
qui fréquentent les mosquées. Ce sont les minorités
islamistes agissantes qui ont pu imposer leur volonté à « la
majorité silencieuse », souvent prise de court par les
événements. En effet, les imams, comme tous les corps
socioprofessionnels de l’Egypte, étaient sous les ordres du
pouvoir despotique de Moubarak. Il y a même ceux qui dans
leurs prêches ont qualifié la révolution égyptienne de «
fitna » (discorde) et ont dit que le devoir religieux
impliquait une obéissance aveugle au président (wali
al-amr). Ces gens-là n’ont plus leur place dans la guidance
spirituelle des musulmans. Mais cela ne donne aucun droit
aux groupes politisés de mettre le grappin sur les lieux de
culte, propriété de tous les Egyptiens. « Le phénomène de la
politisation des mosquées est en train de prendre de
l’ampleur. Après la vague de destitution des imams au début
de la révolution, voilà que ces derniers annoncent la
couleur en transformant les lieux de culte en des espaces de
propagande politique, face au mutisme des autorités »,
explique Radwane.
Une mosquée située dans le quartier d’Imbaba a vu le nombre
de ses fidèles régresser d’un jour à l’autre. L’imam de
cette mosquée en est bien conscient et dans son prêche des
tarawih, il s’étonne de cette désertion. Son ambition est de
reconquérir de nouveau la sympathie des fidèles. Ce cheikh
dit qu’il est contre la politisation des mosquées, mais il
est aussi contre la dépolitisation de la religion. Cela se
sent dans son prêche fortement politisé.
Hamed, ingénieur, a décidé de boycotter cette mosquée à
cause du discours de cet imam salafiste. Chercher une
mosquée dans laquelle il peut seulement pratiquer sa
religion est devenu pour lui un calvaire. « J’en ai marre
des débats sur la laïcité et sur la Constitution ... Il y a
les médias pour ça. J’en ai marre de me sentir obligé de
soutenir un parti politique en particulier et de m’imposer
divinement, moyennant un verset du Coran à gauche et un
hadith à droite, la position politique du même parti. C’est
quoi ce terrorisme intellectuel ? », s’indigne Hamed. Et
d’ajouter : « Aucune démocratie n’est viable dans un climat
de rigueur religieuse. Les libertés individuelles et
collectives seront ses premières victimes. C’est pour cela
que je ne voterai pas spécialement pour un parti islamique.
Bien au contraire, l’islam ne se réduit pas à un parti ».
Selon lui, rendre les mosquées à Dieu, et à lui seul, est
une exigence démocratique. L’Egypte de demain se jouera,
aussi, dans les mosquées.
Chahinaz Gheith