Professeur de lettres anglaises, membre du mouvement du 9
Mars pour l’indépendance des universités,
Randa Abu Bakr est la
première doyenne élue à la faculté des lettres de
l’Université du Caire. Elle prendra ses nouvelles fonctions
en août prochain.
Madame la doyenne arrive
Dans les locaux de la faculté des lettres, les félicitations
pleuvent. Et dans le bâtiment abritant la section lettres
anglaises, un fonctionnaire presse le pas pour lui serrer la
main et lancer : « Alf mabrouk » (mille félicitations).
Souriante et émue, Randa Abu Bakr, professeur de littérature
anglaise à l’Université du Caire, accueille tout le monde,
reconnaissante. Elle apprécie le soutien de ses collègues,
fière de voir aujourd’hui le changement au sein de la
faculté, après les premières élections pour le poste de
doyen. Des élections qu’elle a remportées à la mi-juin
dernier. Allure et attitude modestes ne trahissent pas ses
fonctions. Toujours de bonne humeur, elle est consciente de
la rude tâche qui l’attend. « Les gens viennent me
féliciter, surtout parce que c’est notre première expérience
démocratique complète après la révolution »,
souligne-t-elle. Puis, d’ajouter : « On faisait des
élections pour certains postes de responsabilité au sein de
la faculté, jusqu’en 1993, mais c’était très limité. Après,
c’était au président de l’université de désigner les doyens.
Des années durant, plusieurs noms ont été imposés et de
multiples décisions n’ont pas manqué de déplaire au corps
enseignant ». Mais avec la révolution, tout est devenu
possible. « Je rêvais de la révolution sans jamais savoir à
quel moment elle interviendrait ». A partir du 25 janvier,
Randa Abu Bakr se rendait tous les jours à la place Tahrir
pour vivre la révolution au jour le jour. « Je voulais
m’assurer que ces événements avaient vraiment lieu et qu’ils
relevaient de faits réels. Je me disais même que si je ne
rentrerais plus chez moi, je trouverais la mort ici »,
explique-t-elle avec beaucoup d’ardeur. Le rêve s’est donc
concrétisé. Et pour la première fois, les agents de la
sûreté de l’Etat, jusqu’ici très présents au sein des
universités, ont disparu. « Après la révolution du 25
janvier, l’idée était de former un comité pour surveiller
les affaires administratives de la faculté dans le but de
redresser les choses. Il y avait aussi d’autres groupes
formés par le corps enseignant et les administrateurs visant
toujours une réforme donnée. Alors est née une coalition,
issue de tous ces groupes, aspirant à des élections libres
», explique-t-elle. Une campagne électorale a ainsi été
organisée au mois de mars dernier. Randa Abu Bakr était
parmi les sept candidats de la faculté des lettres. « Au
départ, je ne pensais pas poser ma candidature. Je voulais
simplement garantir l’intégrité des élections. Mais après de
longues discussions avec des collègues et amis, je me suis
résolue à la présenter ». Avec un programme électoral basé
en premier lieu sur l’indépendance financière et
administrative de la faculté des lettres, l’évolution de la
bibliothèque, l’encouragement et le soutien des recherches
et des échanges internationaux, la professeur l’a emporté.
Le combat électoral n’a pas été facile. Abu Bakr livrait
bataille contre l’administration de l’université entière et
non pas seulement au sein de sa propre faculté. Membre actif
du mouvement du 9 Mars pour la réforme et l’indépendance des
universités, les responsables la ciblaient plus que les
autres. D’ailleurs, le résultat des élections a été très
controversé. Certains ont rejeté la légitimité de ces
élections. Et d’autres ont déclaré que la nomination à ce
poste est une prorogative exclusive du président de
l’université. Les propos du chef de l’Université du Caire,
Hossam Kamel, révèlent sa prise de position. « La loi des
universités accorde la nomination au poste de doyen au chef
de l’université, mais ne nie cependant pas la possibilité
d’élections. A travers elles, on offre au chef de
l’université une sélection approuvée par le corps enseignant
et on aspire à ce qu’il désigne le nom final. J’ai rencontré
le président de l’université, il m’a dit qu’il ne rejetait
pas les élections et qu’il approuvait le résultat,
expliquant que ces propos étaient mal interprétés »,
explique-t-elle.
C’est donc une première dans l’histoire de la faculté des
lettres du Caire. Une femme devient doyenne, mais c’est
aussi la plus jeune doyenne de la faculté. Un défi ? Certes,
mais Abu Bakr en a l’habitude. En fait, elle s’est toujours
lancée dans ce genre d’expériences, tâchant d’en profiter au
maximum.
Le baccalauréat en poche, elle a opté pour la faculté des
lettres. « Mon père et mon grand-père étaient tous les deux
diplômés de la faculté de Dar al-oloum, des spécialistes de
littérature arabe. Mon père était poète. C’est grâce à lui
que j’ai aimé la poésie. Sa bibliothèque regroupait des
ouvrages littéraires et des traductions vers l’arabe.
J’hésitais entre lettres arabes et psychologie, étant tentée
par l’idée de mieux percer l’âme humaine et de comprendre
autrui. Mon choix final fut l’étude des lettres anglaises ».
En fait, ce dernier choix constituait un vrai tournant dans
la vie de la jeune Randa. « Après une profonde réflexion,
j’ai dit : la littérature arabe sera toujours présente à
travers mes lectures. La psychologie aussi grâce aux
différents essais. Mais les lettres anglaises constituaient
un nouveau domaine à franchir, allant à la découverte d’un
autre monde et à la maîtrise d’une autre langue ». Car la
jeune Randa était formée dans une école publique où les
langues étrangères n’étaient étudiées qu’au cycle
secondaire.
Randa Abu Bakr se souvient parfaitement de son premier cours
à la section des lettres anglaises. Une vraie catastrophe. «
Au cours de cette première séance, j’ai constaté que je
comprenais bien ce que le professeur disait en anglais, mais
que je n’arrivais pas à parler l’anglais. J’étais entourée
de jeunes formés dans des écoles de langues. Le lendemain,
j’ai vu le professeur et je lui ai expliqué que je ne
voulais plus faire partie de la section. Il m’a conseillé de
patienter et d’assister aux cours jusqu’à la fin du premier
semestre », raconte-t-elle, avec beaucoup de gratitude, se
rappelant son professeur qui a tout de suite vu en elle une
force et une persévérance qu’elle n’imaginait pas.
Première de sa promotion et enfin diplômée, elle a été
choisie pour faire partie du corps enseignant. De quoi lui
déplaire, car à l’époque elle voulait faire une carrière de
traductrice. « J’aimais la traduction et je voulais devenir
à la fois interprète et traductrice littéraire. J’ai
présenté alors au chef du département, Abdel-Aziz Hammouda,
des excuses écrites. Il a essayé de me convaincre, en vain
», lance-t-elle. Sortie de son bureau, elle était heureuse
d’avoir réalisé un exploit, saluant toutes les personnes
qu’elle croisait sur son chemin vers la maison. Deux jours
après, la nostalgie lui rongeait le cœur. « Tout me manquait
et je me sentais incapable de quitter la faculté. C’était
très émotionnel. Après avoir réfléchi, j’ai décidé d’exercer
la traduction, d’accepter d’enseigner et de poursuivre des
études supérieures », sourit-elle.
De nouveau, elle retrouve son chef de département qui l’a
accueillie avec un grand sourire sur les lèvres, répétant :
« J’en étais sûr. J’avais gardé ta lettre dans mon tiroir ».
Randa Abu Bakr s’est complètement adonnée à ses études et
recherches académiques. Spécialiste de poésie, elle évoquait
dans son master la poésie aux temps de la guerre mondiale.
Et sa thèse comparait la littérature africaine, égyptienne
et anglaise. En outre, elle a suivi des formations pour
professeurs à l’Université américaine, bénéficié de bourses
d’études aux Etats-Unis et dans d’autres pays. Les
recherches et promotions se succédaient. Ainsi, Randa est
devenue la plus jeune à se dédier au professorat.
En rapport direct avec les étudiants, Abu Bakr lance la
revue poétique Muse, dans laquelle elle publie les poèmes
anglais et arabes écrits par les jeunes. « Beaucoup
d’étudiants me recherchaient pour me montrer leurs petits
poèmes et me demandaient mon avis ». Muse était alors une
tentative de mettre en valeur leurs œuvres et de les aider à
mieux s’exprimer. Aujourd’hui, la revue s’est développée
grâce aux contributions des étudiants. La professeur se
contente de suivre son évolution, de loin.
En août prochain, Randa Abu Bakr doit prendre ses nouvelles
responsabilités de doyenne. « Ma contribution dans la vie
académique est reconnue, il est donc temps de s’adonner à
l’administration et de faire quelque chose pour le bien de
la faculté. A travers le mouvement du 9 Mars, j’ai eu la
chance de bien étudier les lois des universités et
d’accumuler de multiples expériences », souligne-t-elle. Sa
tâche est assez ardue, puisqu’elle a engagé un plan de
réforme, repensant les règlements de la faculté. S’ajoute à
cela le défi de l’indépendance financière.
Et avec toutes ses nouvelles tâches, elle rêve toujours
d’avoir du temps pour elle. « Le temps réservé aux loisirs,
à ma famille, mes amis est très important. Je n’aime pas que
les gens se perdent en travaillant », dit Randa, encore
célibataire. Loin de l’enseignement, elle adore jouer du
luth et a déjà suivi plusieurs cours au Centre du
développement des talents à l’Opéra du Caire et à la Maison
du luth avec Nassir Chamma. Ce sont ces moments de musique
qui lui procurent d’autres moments de joie.
May
Sélim