Chef du département des civilisations arabe et islamique à
l’Université américaine du Caire,
Nelly Hanna est
historienne des « gens » qui créent la culture des peuples
et des nations. Elle révèle un savoir diversifié pour nous
expliquer les articulations d’une société en marche.
Les rois ne font pas l’Histoire !
Au numéro 5 de la rue Mohamad Anis, l’une des rues les plus
calmes à l’est du quartier chic de Zamalek, se trouve un
magnifique immeuble cossu en briques rouges, de style
italo-égyptien, à la manière des mélanges architecturaux
modernes des années 1930. Sur la façade, une inscription en
latin dit à peu près combien il fait bon vivre en dehors de
la ville, mais toutefois à proximité du centre. Un jardinet
sépare la grille métallique sur le trottoir de l’entrée du
bâtiment. C’est là qu’habite Nelly Hanna.
Avant d’être une éminente professeure d’histoire dont la
recherche est consacrée notamment aux XVIIe et XVIIIe
siècles au Caire, Nelly Hanna se distingue par une modestie
sans pareil (n’est-ce pas celle inhérente aux véritables
savants ?), un franc-parler doté d’une exceptionnelle
courtoisie, digne de sa classe. Cette femme au grand cœur
est issue d’une grande famille bourgeoise, terrienne,
originaire de Louqsor. Son père était membre du Sénat. Avec
quatre sœurs et deux frères, elle est la seule à avoir
fréquenté un établissement scolaire laïque anglophone,
l’English School. A la maison, on parlait français avec la
mère. Dans cette famille nombreuse, les enfants étaient
élevés de manière très conventionnelle, pour ne pas dire
stricte : rares sont les permissions de sortie, rares encore
ou presque interdites les soirées entre amis ; on leur
inculque surtout le respect des traditions. Les us et
coutumes fournissent les règles de la bienséance, du « ce
qui se fait et ce qui ne se fait pas ». Au début des années
1950, leurs terres sont confisquées, mais la famille
maintient néanmoins un train de vie respectable. « De toute
manière, je fais partie de la génération de la révolution »,
aime-t-elle affirmer.
Après avoir subi ce genre d’éducation, on pourrait croire
que l’imagination tient peu de place dans la tête des jeunes
filles. C’est ainsi qu’à l’âge de seize ans, ayant terminé
ses études scolaires, Nelly se dirige, plutôt suit-elle (why
not, s’était-elle dit) les pas de son aînée à la section de
langue et littérature anglaises à l’Université du Caire.
Elle part ensuite pour les Etats-Unis où elle obtient son «
MA ». Rentrée au Caire, elle constate que la littérature ne
mène à rien. Nous sommes en 1973, c’est la guerre. Engagée
auprès du Croissant Rouge, elle y découvre un autre monde ;
elle comprend de façon pratique ce qu’elle lisait dans les
journaux : la nature du conflit israélo-arabe, ses aspects
politiques, mais surtout humains : échanges de prisonniers,
détenus politiques, torture dans les prisons de l’Etat
hébreu. Entre-temps, elle reprend ses études à l’Université
américaine et présente un exposé sur le quartier de Boulaq
qui constituera plus tard le sujet de sa thèse de magistère
(publiée par l’IFAO). Comment et pourquoi cette zone
éloignée du Caire en 1300, acquerra une importance
primordiale et deviendra, au niveau commercial, la zone la
plus importante de la ville ? Boulaq jouera un rôle
économique crucial avec son port et ses impressionnantes
bâtisses édifiées par les gouverneurs ottomans en 1517.
Nelly Hanna traite le sujet à travers ses dimensions
historiques, sociologiques et urbaines. « Je ne me suis
jamais intéressée à l’histoire chronologique », dit-elle,
pour expliquer son parti pris et justifier sa démarche
thématique.
Elle partira ensuite à Aix-en-Provence pour préparer sa
thèse de doctorat. Elle y rencontre André Raymond
(professeur émérite à l’Université de Provence, spécialiste
de l’histoire de l’Empire ottoman et de l’histoire des
villes arabes). Cette rencontre académique marquera autant
sa vie de chercheuse que sa vie personnelle. « L’amitié, qui
se crée entre élève et professeur et qui perdure au-delà de
la rédaction de la thèse, est un rapport exceptionnel. J’ai
gardé de même de profonds liens avec mes collègues ». Quand
elle parle ainsi, Nelly dévoile sa générosité affective et
son penchant pour le travail collectif. Son sujet, elle
l’avait esquissé durant ses longues marches dans le quartier
de Boulaq : « J’y avais découvert des maisons mignonnes,
belles et modestes. Des maisons de famille, inconnues, qui
ne figurent pas dans le registre des maisons classées, qui
n’ont rien à voir avec le grand palais de Taz ou la demeure
de Gayer Anderson ». Hanna leur rend hommage dans Habiter au
Caire : La maison moyenne et ses habitants aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Elle y décrit le lieu, la fonctionnalité de
l’espace, le type de voisins, et surtout l’existence de W.C.
« L’architecture exprime beaucoup de choses : fermeture,
ouverture, porte communicante, hauteur des fenêtres, accès
vers l’extérieur … sont autant de points de repères pour
reconstituer la vie de ces familles moyennes, probablement
de petits commerçants ou de grands artisans ». Et c’est en
fouillant dans les archives peu fournies, à la recherche
d’éventuels propriétaires, que lui apparaît à maintes
reprises le nom de Abou-Takiya. Ainsi, de fil en aiguille,
ce dernier, comme sa femme et ses enfants, seront l’objet
d’une étude sur la saga d’une famille, celle d’un grand
commerçant d’épices et d’étoffes (lin et coton de tous
genres, exportés jusqu’aux Amériques, en passant par la
France !). Ce sera aussi l’occasion de mieux comprendre la
situation commerciale, financière et économique de l’époque.
« Une façon de connaître l’Egypte, quand ce pays était l’un
des plus grands exportateurs de sucre et de cuir ». Il est
évident que Nelly Hanna s’intéresse aux gens qui font
l’Histoire et non pas aux rois qui tyrannisent les gens. En
2004, elle obtient le prix d’Excellence in Research and
Creative Endeavors de l’Université américaine au Caire.
Bientôt va paraître son dernier opus Les artisans … sur ses
deux siècles de prédilection (XVIIe et XVIIIe). Mais il ne
faut pas croire que Nelly Hanna est tout le temps à son
bureau à rédiger des articles, préparer ses cours, corriger
les épreuves de ses livres et que son activité
intellectuelle la garde le plus souvent à l’intérieur de son
élégant appartement tapissé de livres. Dans sa cuisine, qui
est aussi avenante et paisible que le reste de la maison,
nous dégustons une glace au yaourt couverte d’un coulis de
mûres : « J’ai été tous les jours à la révolution ». Tous
les jours à la place Tahrir.
Nelly Hanna est une « indépendante », elle n’est affiliée à
aucun groupe ; cependant, elle a toujours participé aux
manifestations appelées par Kéfaya, le Mouvement du 6 Avril
ou encore Nous sommes tous Khaled Saïd. Quand elle arrive le
25 janvier devant l’ordre des Médecins rue Qasr Al-Aïni,
elle ne se doute de rien. Une manifestation comme les
autres. Mais petit à petit, elle commence à réaliser que les
activistes, ce jour-là, organisent la coordination avec
d’autres manifestants à Guiza en utilisant leurs portables
qu’ils ont enfoncé les barricades de la police. «
J’entendais autour de moi un nouveau langage : Cassez les
barrières de la peur ». Le lendemain, elle commence son
périple à partir de la place Moustapha Mahmoud. La situation
a l’air d’être bien plus ordonnée que d’habitude, même si
les dirigeants contestataires ne sont pas visibles. Très
vite, tout le monde contourne les barrières humaines
composées de flics abasourdis. Nelly n’arrive pas à courir
aussi vite que les autres ni à sauter les petites grilles
qui entourent les trottoirs. On la porte. Elle rejoint la
foule sur le pont Qasr Al-Nil. C’est le massacre. « Je ne
pensais pas encore que c’était possible (la révolution et la
chute du régime). Tous les soirs, vers 23h, Moubarak battait
retraite, faisait des concessions. Et je pensais, de plus en
plus, qu’il fallait continuer à résister, à occuper la place
Tahrir ». Ainsi, elle a été là, durant 18 jours, avec ces
gens qui étaient en train de changer la face de l’histoire
de l’Egypte. Une deuxième République naissait.
Aujourd’hui, « même si j’ai des inquiétudes à l’égard de
l’ancien régime vaincu, de leur business, des islamistes,
plus que les Frères musulmans, ce qui me donne de l’espoir,
dit Nelly Hanna, c’est que les principes de la révolution
sont en train de s’intégrer aux différentes institutions,
que ce soit à l’intérieur de l’université ou de la
télévision. Même dans les écoles où les élèves crient A bas
les devoirs ! J’ai confiance dans l’avenir quand je sais que
les candidats pour la présidence sont des gens comme
Bastauissi ou Baradei ».
Aurions-nous négligé une question ? « J’aimerais insister
sur le fait que j’aime travailler avec les jeunes. Avec eux,
on a organisé un séminaire mensuel. Cet échange me donne
pleine satisfaction ».
Menha el
Batraoui