Fondateur du mouvement d’opposition Kéfaya, membre actif au
sein de l’Association égyptienne pour le changement,
George Ishak,
qui soutient ElBaradei, est une figure de proue de la
politique égyptienne.
Le rebelle rêveur
Le rêve semble être le moteur de son âme. George Ishak
contemple pour rêver et rêve pour réaliser ses vœux. Le
temps s’écoule vite et l’homme ne vieillit jamais. Les
années font de lui un homme plus ferme, plus résolu et
toujours rêveur. « La politique sans rêve, sans imagination,
ne vaut rien. Et la vie dans son ensemble ne vaut rien sans
le rêve », souligne-t-il, enthousiasmé et sur un ton
déterminé.
Il a, peut-être, dans les veines, ce gène de persévérance
commun à tous les originaires de Port-Saïd, sa ville natale.
« Port-Saïd avait joué un rôle important dans la résistance
pendant l’agression tripartite déclenchée contre l’Egypte en
1956. Malheureusement, elle n’a pas été mentionnée comme il
se doit dans les livres d’histoire ».
Né en 1938 dans cette ville cosmopolite, dans une famille de
classe moyenne, Ishak a appris très jeune le sens de la
dignité et de la liberté. Ces deux mots étaient sur toutes
les lèvres à l’époque, dans les rues comme dans les maisons,
sans que l’enfant ne se rende vraiment compte de leur
signification. « C’est grâce à mon professeur d’anglais du
cycle préparatoire, monsieur Charaf, que j’ai appris le vrai
sens du patriotisme », raconte Ishak en toute gratitude, se
rappelant toujours son professeur, et ajoutant : « Ce
professeur avait l’habitude de nous parler des circonstances
politiques que traverse le pays. Alors, je lui ai exprimé
mon rêve de quitter Port-Saïd pour se rendre au Caire dans
le but de fuir le mal et la terreur qui nous assiégeaient à
l’époque. Il m’a répondu par une phrase simple, courte,
mêlant à la fois fermeté et amour : si tout le monde quitte
Port-Saïd, qui va donc la défendre ? ». Une interrogation
qui passe pour une leçon de vie aux yeux de ce garçon dont
le désir de fuir s’était transformé, depuis, en un rêve de
défendre son pays. « Ce jour-là, en rentrant chez moi, je
n’ai pas cessé de raconter à tout le monde ce que m’a dit
mon professeur. Et j’ai dit à ma mère qu’on ne quittera
jamais Port-Saïd ».
Cette idée de faire face à l’ennemi plutôt que de céder en
quittant sa ville l’a hanté depuis toujours. Il avait cette
conscience d’être capable d’agir, ou peut-être était-il
obsédé tout simplement par le rêve de la résistance. Mais le
rêve s’est transformé en réalité grâce à un ami de ses
parents. « Ibrahim Gouda était un ancien communiste, un ami
très proche de la famille, dont les opinions étaient très
appréciées. Il venait souvent nous rendre visite.
J’éprouvais toujours un grand plaisir à écouter ses avis et
à contempler sa façon de s’exprimer. Une fois, on parlait du
grand marché de la ville où les grossistes n’arrêtaient pas
d’acheter les légumes et les fruits des fournisseurs
français et anglais malgré la guerre. Il voyait là une
trahison ». Ishak s’arrête pour ajouter, avec un petit
sourire qui se dessine sur son visage radieux : « Très
convaincu par cette perspective, je me mettais à distribuer
partout des tracts expliquant l’idée. Et j’ai eu un bonheur
fou quand on a réussi à convaincre les gens. Ceux-ci avaient
boycotté tous les produits venant de l’étranger »,
raconte-t-il. Il ajoute en riant : « J’ai été obligé de
manger des pommes de terre que je haïssais tant pendant des
mois à cause de cela. Mais il faut dire que j’ai appris ce
que signifiaient dignité et liberté. J’ai vu ces mots dans
les yeux de mes compatriotes, surtout le jour où les
étrangers ont quitté Port-Saïd ». Il continue sur un ton
fier : « C’était la première fois de ma vie que je
m’impliquais dans une affaire politique ».
Et ce n’était pas bien sûr la dernière. A l’université, la
politique avait un autre goût.
Le baccalauréat en poche, le jeune George n’a pas pu
s’inscrire à la faculté d’ingénierie comme il l’avait tant
souhaité, à cause de ses mauvaises notes. « J’ai réussi à
m’inscrire dans une faculté en Allemagne, mais de nouveau,
les circonstances étaient contre moi. Je n’ai pas pu partir.
Je me suis finalement inscrit à la faculté des lettres au
département d’histoire de l’Université du Caire ». Ces
études étaient un préambule pour la compréhension de la
politique, « une expérience humaine » qui donne des leçons à
apprendre pour l’avenir. « Je n’ai pas voulu terminer mes
études à la fac, car la vie politique était très animée par
des mouvements estudiantins à l’instar des Frères musulmans,
des communistes, des Nassériens, des libéraux, etc. On a
connu à l’université une liberté qui n’existait pas dans la
rue égyptienne à l’époque ».
George Ishak reste reconnaissant face à ses professeurs qui
l’ont influencé tant sur le plan humain que professionnel. «
J’avais de la chance d’avoir des professeurs — à l’instar
d’Ahmad Abdel-Latif — qui enseignaient l’histoire
gréco-romaine et qui décrivaient les guerres et les combats
de manière à nous faire croire qu’on faisait partie de la
scène. Le professeur Mohamad Anis n’a jamais hésité à
critiquer Nasser au moment où tout le monde parlait d’un
manque de liberté d’expression ».
L’un des anciens élèves d’Ishak à l’école maronite
Saint-Joseph se rappelle : « Il ne lisait jamais les cours
d’histoire du livre scolaire. Et il n’hésitait jamais à
gronder un élève qui jetait un coup d’œil sur le livre
pendant l’explication ». Il poursuit : « Il nous racontait
les événements historiques comme s’il les avait vécus et
décrivait les personnalités comme s’il les avait connues. Il
n’hésitait pas, par exemple, à appeler un leader génie et un
autre débile, etc. ».
George Ishak a toujours répété et affirmé à ses étudiants
que le pays était en état de gestation. Pourquoi ? «
D’abord, parce que Nasser a réussi à réaliser une justice
sociale, mais pas une justice politique … ». Mais les deux
ne sont-elles pas corrélatives ? « Si, mais le charisme de
Nasser et ses réalisations ont fait oublier le chemin à
suivre. Et puis, sous Sadate, les gens souffraient encore et
la situation allait de mal en pis ».
La politique était-elle inhérente à ce professeur ? Membre
du parti de gauche Al-Tagammoe (rassemblement), ensuite du
parti Al-Amal (le travail) après avoir adhéré à des affaires
clandestines avec les communistes, Ishak est parmi les
fondateurs du mouvement Kéfaya (ça suffit). Ce mouvement, né
en 2004, a le mérite d’être le premier mouvement à s’opposer
à la prolongation du mandat du président Moubarak et à la
transmission du pouvoir à son fils Gamal. Le slogan Kéfaya
étant audacieux et sans précédent. « Grâce à Kéfaya, nous
avons pu réaliser trois choses importantes dans l’histoire
égyptienne, à savoir mettre fin à la culture de la peur,
avoir le droit de manifester et critiquer ouvertement le
président de la République, un vrai tabou ! ». Mais en
créant Kéfaya, a-t-il jamais imaginé que Moubarak allait
vraiment partir un jour ? « C’était un rêve auquel on
aspirait. Et ce sont les jeunes qui l’ont réalisé. En outre,
j’ose dire que ces jeunes sont nourris par la vision de
Kéfaya. De même, ils avaient l’intelligence d’apprendre de
notre expérience et de nos fautes. Par exemple, on faisait
simultanément des manifestations dans plusieurs
gouvernorats. Pourtant, l’affaire se terminait toujours par
un cordon monstre de policiers qui réussissaient à nous
malmener. Mais le jour de la révolution du 25 janvier, les
manifestations sont arrivées partout sur les grandes places
comme dans les grandes artères et les ruelles ».
Le septuagénaire engagé a connu deux facettes de la
résistance. « La résistance contre un ennemi externe avec
des occupants étrangers et la résistance contre l’ennemi
interne avec Moubarak et son régime ». En quoi consiste la
différence entre les deux ? « La résistance contre l’ennemi
interne est beaucoup plus difficile. Car cet ennemi est
implicite », affirme Ishak, qui ne s’est pas contenté du
mouvement Kéfaya. Il a rejoint l’Association nationale pour
le changement qui assure la coopération entre les différents
mouvements politiques. Il soutient Mohamad ElBaradei dans sa
candidature aux élections présidentielles. Pourquoi
ElBaradei ? « C’est une personne dotée d’un esprit
équilibré, qui a une vision politique et des relations
importantes avec plusieurs pays. Il a de la détermination,
de la grandeur, et surtout de l’imagination, du rêve … il a
osé revendiquer le changement politique en Egypte au moment
où personne n’a osé le faire ».
Les opinions de George Ishak ne sont pas partagées par tout
le monde. Son nom figure en deuxième place sur une liste
renfermant dix personnes à assassiner, avec ElBaradei en
premier et l’écrivain Alaa Al-Aswani en troisième. « C’était
un document appartenant aux services de Sûreté de l’Etat.
Et, j’ai reçu un message me demandant de faire attention,
car je suis ciblé. Mais, je n’ai pas peur, ma femme et mes
enfants non plus ».
Ishak n’a-t-il pas peur d’une autre sorte de menace : les
fondamentalistes islamistes, surtout après un regain de
pouvoir ressenti, notamment après le référendum approuvant
les amendements constitutionnels ? « Non. D’abord, il faut
souligner que ceux qui ont dit oui aux amendements ne sont
pas tous des fondamentalistes. Et puis, si 18 millions
seulement ont voté, cela nous impose le devoir de travailler
sur le reste qui constitue la masse silencieuse. Je réfute
complètement cette attitude négative qui ne fait que
propager la peur : une fois contre les Frères et une autre
contre les fondamentalistes ».
Ishak n’aime pas perdre de temps. Une journée à Port-Saïd
pour rassembler des signatures soutenant ElBaradei, une
autre à Atfih (dans le gouvernement de Hélouan, au sud du
Caire) avec des représentants de la société civile, pour
mettre fin aux conflits déclenchés entre musulmans et
chrétiens, sans oublier aussi une visite rapide à Minya
(dans le sud) pour discuter avec les étudiants
universitaires. Il poursuit ses convictions avec tout
l’optimisme du monde. D’où émane cet optimisme ? « De la
révolution du 25 janvier, et surtout, n’oublions jamais le
rêve ! ».
Lamiaa Al-Sadaty