Le chef d’état-major de l’armée égyptienne, Sami
Anan, est longtemps resté dans l’ombre. Aujourd’hui, à 63 ans, l’arbitre
impartial de la révolte populaire est une épine dorsale de la transition
politique.
L’homme de la situation
Dirigés depuis le 28 janvier
dernier vers la place Tahrir (libération), pour pacifier la situation, les
chars de l’armée égyptienne ont brusquement tourné leurs canons, les pointant
vers d’éventuels agresseurs issus du camp pro-Moubarak. Un geste symbolique qui
annonçait que les forces armées n’allaient pas se positionner contre les
révolutionnaires. Derrière cette décision trône un homme, le général Sami Anan,
chef d’état-major de l’armée égyptienne depuis 2005. Lui, qui au début des
manifestations conduisait une délégation militaire pour des entretiens au
Pentagone, a écourté son déplacement aux Etats-Unis pour rentrer d’urgence au
Caire. En tant que commandant d’une armée de 468 000 soldats, son rôle est
crucial à l’ombre d’une incertitude politique troublante. « Il était impossible
que les forces armées s’opposent à la volonté du peuple, puisque l’armée est le
garant de la stabilité et de la paix des citoyens contre tout danger intérieur
ou extérieur », affirme Anan, qui a fermement refusé de s’attaquer aux manifestants.
S’attarder sur la biographie du
général n’est qu’une occasion d’apprécier la grandeur d’âme d’un combattant
loyal et persévérant.
Les cheveux soigneusement
coiffés, le visage rarement souriant, une allure ferme mais irrépréhensible, le
sexagénaire affiche une élégante prestance. Ceux qui le rencontrent remarquent
immédiatement une autorité naturelle. Quelqu’un qui s’impose. D’ailleurs, il le
dit clairement : « Je n’aime pas parler de moi-même, je crois que le meilleur
moyen de s’exprimer c’est de laisser son travail et sa carrière parler de lui
». Cela dit, on peut passer des heures en sa compagnie, échangeant très peu de
phrases, avec surtout des répliques toujours mesurées et bien mâchées.
Bien qu’élevé au rang de
ministre ou commandant général, il n’aime pas être sous les feux de la rampe,
les vanités l’agacent. Et quand il n’est pas en déplacement — souvent
directement mandaté par l’ex-président auprès des autres chefs d’Etat
occidentaux ou arabes —, il reçoit, écoute. Pas un ministre, pas un chef
d’Etat, pas une personnalité ne vient au Caire sans le rencontrer.
Pour comprendre d’où il vient,
il faut aller chercher sur la terre fertile du village Salamoune Al-Qomach à
Mansoura, dans le Delta, cette Basse-Egypte où il a vu le jour il y a
soixante-trois ans. Le jeune Sami Hafez Anan a connu une enfance peu ordinaire.
C’est dans un cadre familial assez classique qu’il a grandi. Entamant des
études de droit mais avant d’obtenir son diplôme, il décide de s’engager dans
l’armée. Le jeune homme, à l’âme généreuse et à l’idéal très élevé, embrasse la
carrière des armes en 1966.
A 18 ans, c’est l’arrivée au
Caire, à l’Académie militaire. Puis, ce fut le départ pour un stage de
perfectionnement en Union soviétique, où l’Egypte nassérienne envoyait ses
meilleurs soldats. Ensuite, ce fut le passage par l’Ecole de guerre en France. Le
« traqueur » combat lors de la guerre d’usure de 1967 à 1972, puis celle
d’Octobre 1973. Sa carrière prend un nouvel essor dans les années 1980,
l’époque de ses promotions successives. Il reçoit alors de nombreux cours
spécialisés dans le domaine de la défense aérienne, avant d’être élu pour le
poste de chef de bataillon en juillet 1981. « Il y a des heures où il faut
savoir servir son pays à n’importe quel poste. C’est un devoir absolu. Tout
naturellement et avec tant d’enthousiasme et fierté, les hommes de bonne
volonté trouvent la force nécessaire à l’accomplissement de leur tâche »,
avoue-t-il modestement.
Le général possède à son actif
plusieurs distinctions militaires, plusieurs stages et conférences
internationales : stage sur les missiles russes Beshora, stage à l’Ecole
supérieure de la guerre des forces conjointes de la France, bourse au Collège
de la défense nationale à l’Académie militaire Nasser, bourse et camaraderie de
l’Académie militaire Nasser et stage des seniors commandants de l’Académie
militaire Nasser. Au fil des années, Sami Anan se forge une philosophie et se
fixe une ambition : « rendre les forces armées compactes, équilibrées de
l’intérieur et solide de l’extérieur », dit-il, déterminé. Ce sera chose faite
un an après sa promotion comme chef d’état-major par l’ex-président. Commence
alors la période des honneurs pour Anan. Promu général de brigade en 1992, il a
été nommé attaché de la Défense au Maroc deux ans avant. Il est ensuite affecté
à l’état-major des armées d’abord en tant que chef des opérations, commandant
de la division de la défense aérienne, puis il a été promu comme chef
d’état-major en 2005.
Sami Anan s’est rapidement
révélé être un chef de section de qualité. Robuste et sportif, il commande avec
aisance et fait preuve, notamment en pédagogie, d’excellentes dispositions. Il
possède un tempérament vif qu’il essayait toujours de mieux maîtriser. En fait,
la réputation de Sami Anan n’est plus à faire. Il semble être à la fois proche
des Américains et des Frères musulmans. A Washington, il est apprécié, jugé
pragmatique et bien structuré. A Tel-Aviv, même son de cloche. Les Israéliens
connaissent bien le général. A lui les missions difficiles, qu’il s’agisse de
conclure une trêve ou de chapeauter des négociations. Ce qui ne fait pas pour
autant de ce défenseur des intérêts de l’Egypte un homme favorable à la cause
palestinienne.
Anan gère aussi plusieurs
questions internationales non comme problèmes de politique extérieure, mais de
sécurité nationale. Dans la presse égyptienne, ce travail est constamment
souligné. C’est par ce biais que Anan est sorti de l’anonymat dû à sa fonction,
sa silhouette discrète se faisant de plus en plus familière.
Il faut l’avouer, Sami Anan est
typiquement un militaire. Patriotisme, respect du chef, discipline, sens du
devoir … On le dit pieux, mais il n’en parle pas. Sa vie reste soigneusement
privée.
Signe particulier : l’un des
hommes les plus puissants du Proche-Orient. « Une intelligence hors pair mise
au service d’une obsession : servir son pays et protéger son peuple ». Ainsi le
décrivait un diplomate occidental qui, en poste au Caire, avait eu l’occasion
d’observer cette ombre discrète postée derrière le maréchal Mohamad Hussein
Tantawi, ministre de la Défense. Entre les deux hommes existe une confiance
absolue. Une loyauté à toute épreuve qui a permis à Anan de devenir le chef
d’orchestre de tous les dossiers sensibles de l’armée égyptienne.
Anan se popularise donc très
vite grâce à son génie militaire, ses capacités de général et son sens
stratégique. Au combat, son courage lui valait le respect de ses détracteurs,
trouvant en lui un homme de fer et de fierté exemplaire. Toujours en première
ligne, la mort ne lui faisait pas peur ; il affirmait notamment à ses disciples
: « La mort n’est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c’est mourir tous les
jours ». L’honneur et la gloire sont pour lui les valeurs les plus importantes.
On les retrouve toujours présentes dans ses paroles : « Tout homme qui estime
la vie plus que la gloire nationale et l’estime de ses camarades ne doit pas
faire certes partie de l’armée égyptienne. Car l’armée c’est la dignité de la
nation ».
Ses problèmes, il en a toujours
très peu parlé. Et son caractère ferme et serein le rendaient pour d’aucuns
insociable mais respectable. Silencieux avec ses collègues, même dans un milieu
où il se sent bien familier. Anan, soldat, capitaine puis général, ses
fonctions se sont sans cesse multipliées. Pourtant, ses qualités
d’administrateur surpassaient celle de général. En revanche, il a imposé des
conceptions administratives annonçant une nouvelle époque.
« C’est le succès qui fait les
grands hommes », dit Anan dont le nom est devenu symbole d’engagement et
discipline. Mais il s’agit également d’un homme simple qui aime jouer au
football avec ses officiers. Ses notations en 1995 sont les suivantes : « Grâce
à ses qualités humaines et à la sympathie qu’il attire, il n’a eu aucune
difficulté pour obtenir l’adhésion de ses subordonnés ».
Plusieurs fois récompensé pour
sa bravoure administrative et militaire, il ne cesse d’être demandé pour
enseigner dans les grandes académies militaires. Avec d’autres militaires qui
se sont joints à lui plus tard sur la scène médiatique au lendemain de la
révolte — tels les deux commandants Mohsen Al-Fangari et Ismaïl Etman, Anan est
devenu l’officier le plus connu du pays depuis la révolution. Il ne perd jamais
son optimisme, surtout lors de cette phase historique. « Comme tout Egyptien,
j’espère voir la situation revenir au calme, surtout avec la confiance en
l’armée égyptienne, pour assurer la sécurité du pays, à la fois sur le plan
interne et dans la zone du canal de Suez », révèle-t-il.
Considérée comme l’épine dorsale
du régime, l’armée égyptienne, qui a jugé les revendications des manifestants «
légitimes », est largement formée et équipée par les Etats-Unis depuis plus de
30 ans et les contacts se sont multipliés ces derniers jours à travers Sami
Anan entre les responsables des deux pays pour trouver une solution à l’état
d’urgence actuel.
Les rumeurs sont même venues de
Washington le lendemain de la révolution, montrant que l’administration
américaine et l’armée américaine ont donné des conseils au général sur ce qu’il
faut faire. La critique rappelait aux Egyptiens la visite de Moubarak aux
Etats-Unis en 1981, juste avant l’assassinat de Sadate. Lorsque le général Anan
est revenu, plusieurs le considéraient comme candidat possible à la présidence
qui a obtenu une approbation américaine, tout comme Omar Soliman.
Depuis le renversement de la
monarchie en 1952, l’armée a fourni à l’Egypte tous ses chefs d’Etat. Alors
Sami Anan serait-il candidat naturel ? Pas sûr, puisque le pouvoir suprême ne
semble pas intéresser cet homme, qui n’a de cesse joué son rôle loin du tout
artificiel. Il faudra
donc attendre les prochaines élections.
Yasser Moheb