Armée .
Sa position durant la révolution a scellé le sort du
président Moubarak, mais pas de son régime. Le 11 février
2011, elle a assumé le pouvoir. Quand et comment elle
l’abandonnera est une question qui reste en suspens.
Analyse.
Scénarios d’exit
Dès
le 11 février, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) à
qui le président déchu Hosni Moubarak a cédé les rênes du
pouvoir, a mis à son actif l’image dont l’institution
militaire bénéficie dans l’imaginaire collectif des
Egyptiens.
Dans cette
atmosphère de confiance, le processus de la reconstruction
des institutions étatiques, celles du parlement, de la
présidence, de la police, … etc. a été défini et mis en
marche. Aujourd’hui, onze mois après la révolution du 25
janvier, l’armée est accusée d’avoir procédé à des
changements « cosmétiques » avec l’intention de reproduire
le même régime autoritaire qui sévissait depuis des
décennies. Comme sous Moubarak, la démocratie de façade
avait servi à maintenir le statu quo. Aujourd’hui, dans le
contexte de l’après-révolution, elle risque de reproduire le
même effet.
Aujourd’hui,
force est de constater que plusieurs piliers cruciaux pour
le maintien du régime de Moubarak ont été gardés intacts par
le CSFA : les gouverneurs recrutés parmi les anciens
généraux pour assurer le contrôle des activités politiques
dans leurs provinces respectives, la loi d’urgence qui
favorise l’aspect militaire du régime, les tribunaux
militaires qui sont — aujourd’hui encore — utilisés contre
les activistes réformateurs, l’usage excessif de la force
contre les manifestants, la torture des activistes et
l’impunité des tortionnaires, le maintien du tristement
célèbre ministère de l’Information et des fidèles de
l’ancien régime à la tête des médias officiels … pour ne
citer que quelques aspects.
Dans ce
tumulte, les élections législatives, qui se déroulent
globalement dans le calme et la transparence, ont propulsé
les islamistes au devant de la scène. Alors que dans les
coulisses, les militaires se trouvent engagés dans un
processus de révision constitutionnelle dont l’objectif est
de limiter la marge d’action des islamistes « que le peuple
a choisis ». Des militaires rappellent déjà que selon la
déclaration constitutionnelle, le futur Parlement n’aura pas
la prérogative de former le gouvernement, ni d’ailleurs de
retirer la confiance à celui formé par le CSFA. On s’attend
donc à un Parlement dépourvu de ses capacités de contrôle
sur l’exécutif.
Ainsi, le
pacte classique qui permet aux islamistes une entrée en
politique à condition de ne pas franchir certaines barrières
semble toujours en vigueur. Si les calculs du CSFA s’avèrent
mal fondés, en d’autres termes, si les islamistes utilisent
le Parlement pour mener une attaque d’envergure contre les
militaires, le risque d’une réaction radicale de la part de
l’armée pour les exclure devient sérieux. Dans un tel
contexte, la percée des islamistes aura éventuellement aidé
l’armée à légitimer le processus de transition (en
prétendant avoir respecté le choix de la population), à
neutraliser les factions plus intransigeantes de
l’opposition qui se revendiquent de la révolution et à se
positionner en garante de la stabilité contre tout
débordement intégriste.
Les élections
présidentielles prévues mi-2012 que beaucoup de forces
politiques veulent anticiper n’échapperont probablement pas
au même schéma. Tout en se voulant être un signe de
démocratisation, l’élection d’un président civil n’implique
pas forcément un changement dans ce sens. Elle peut, au
contraire, profiler un rôle politique plus accru de l’armée.
En effet,
n’importe quel président civil devra composer avec l’armée
et négocier avec les généraux ses prérogatives, notamment
celles relatives aux dossiers de l’indépendance de
l’establishment militaire et de la politique étrangère.
Si de récents
faits historiques, comme la fin de la guerre froide, la
chute des régimes communistes en Europe, la dislocation de
l’ex-URSS ont permis d’établir le lien entre le retour aux
baraques des militaires et la libéralisation politique dans
les pays vivant une transition démocratique, la question qui
se pose et s’impose en Egypte aujourd’hui est de savoir dans
quelles circonstances et dans quelle mesure un tel retour
s’opérera.
Quitter le
pouvoir est-il envisageable ?
Le
désengagement politique de l’armée dépendra d’un certain
nombre de facteurs dont plusieurs — vu la réalité sociale,
politique et économique du pays — tendent à le retarder.
Dès le début
de la révolution, il était devenu évident qu’il s’agissait
d’un mouvement populaire acéphale qu’aucune personnalité
civile n’avait l’expérience et l’autorité de guider.
Ce fait, sans
doute le fruit d’une scène politique fragmentée, d’une
classe moyenne érodée, d’un fossé socio-économique séparant
une minorité riche et une majorité pauvre, produit un vide
que les militaires continuent de remplir. A cette absence de
leadership politique s’ajoute une autre absence non moins
importante, celle d’un consensus sur le trajet que doit
prendre le développement politique.
La situation
renforce chez l’Egyptien ordinaire le sentiment que la seule
alternative du pouvoir militaire est le chaos. Encore une
fois un dilemme classique s’impose aux citoyens coincés
entre un régime autoritaire et l’inconnu. Le CSFA n’hésite
par ailleurs pas à nourrir ce sentiment au travers d’un
discours truffé de mises en garde contre des complots, des
menaces et des tentatives d’ingérence provenant de
l’étranger et visant la stabilité du pays.
Quant aux
raisons qui pourraient amener le CSFA à prolonger son
pouvoir, même si elles sont toujours taboues, elles ne
constituent plus un secret.
A l’instar de
nombreuses armées à travers le monde, celle de l’Egypte est
naturellement soucieuse de garder son indépendance dans la
gestion de ses affaires intérieures comme les promotions,
les nominations des commandants, la définition de sa part du
budget de l’Etat, … et son mot à dire dans la politique
étrangère. Les signaux envoyés par les islamistes vers
Washington et Tel-Aviv n’en sont pas déconnectés. Pour les
militaires, la paix avec Israël, largement impopulaire, est
moins un choix politique qu’une réalité confortable qui leur
assure annuellement 1,3 milliard de dollars d’aide
américaine. Sans parler des relations militaires avec les
Etats-Unis au niveau de l’armement et de l’entraînement.
Et à l’instar
de nombreuses armées à travers le Moyen-Orient, l’armée
égyptienne est passée d’une époque où elle était gardienne
d’une idéologie et d’un programme de développement social et
industriel, à une époque où elle est devenue un bastion du
conservatisme et le pilier d’un régime autoritaire lequel
lui assurait en retour sa place privilégiée dans la société.
Protégée par
la loi 32/79 qui lui garantit une indépendance financière
par rapport au budget du gouvernement, aujourd’hui l’armée
est active dans plusieurs secteurs de l’économie, allant des
travaux publics, à la bonification des terres, à la
production agro-alimentaires. Un portefeuille largement
protégé des critiques des parlements et des médias. Mais le
rôle économique de l’armée ne se limite pas aux bénéfices
corporatifs. Depuis la faillite de l’idéologie socialiste de
Nasser et le début de l’ouverture économique « infitah », de
son successeur Anouar Sadate, un lien s’est établi entre les
intérêts de l’élite économique et l’armée à travers les
contrats et les commissions occultes qui les accompagnent.
Les militaires
sont également cooptés grâces à des salaires au-dessus de la
moyenne et toute une panoplie d’avantages. De là, la
préservation du régime (du statu quo) est une question
existentielle pour les officiers : en 1977, l’armée a envoyé
ses chars dans les rues pour mater les « manifestations de
la faim », en 1986 elle a répondu à l’appel en intervenant
contre les mutins des forces de la sécurité centrale, et en
1997 elle est intervenue encore lorsque la police a échoué à
prévenir les attaques terroristes de Louqsor.
Le retour
aux casernes est-il suffisant ?
Cependant, le
maintien de son indépendance et la sauvegarde de ses
privilèges, n’exigent pas de l’armée de se maintenir au
pouvoir. D’ailleurs, depuis la fin de l’époque nassérienne,
l’armée égyptienne n’a pas montré de symptômes d’ambitions
politiques. Pour les généraux, un retour aux casernes peut
simplement signifier une exemption des versatilités des
tâches politiques quotidiennes et une réorientation des
critiques vers d’autres acteurs politiques. Plus encore : si
l’armée risque de devenir impopulaire à cause de ses mesures
répressives, la perspective de devoir faire face à des
manifestations de masse ou de voir les soldats et les
officiers les moins gradés refuser d’exécuter les ordres,
peut amener l’armée à envisager son retrait de la scène
politique. De manière générale, le fait que l’armée prenne
conscience de son intérêt à se retirer est déterminant.
Rappelons à cet effet que la première phase de la
démilitarisation du cabinet après la révolution de 1952 a
été entamée par le président Nasser au lendemain de la
défaite de 1967 lorsqu’il était devenu évident que
l’implication de l’armée en politique nuit à
l’institution militaire.
Reste à savoir
à quel point la démilitarisation du pouvoir pourrait
annoncer l’établissement d’un régime libéral. Là encore,
l’histoire récente nous apprend qu’un retour à la caserne ne
signifie pas la fin du rôle politique de l’armée. Le degré
du désengagement politique des militaires a toujours été un
long processus intimement lié à l’établissement des
institutions démocratiques. Et reste le risque de voir cette
« sortie avec des garanties » offerte à l’armée se
transformer en une compétition politique où chaque parti
cherche à tirer son épingle du jeu aux dépens du processus
de démocratisation .
Chérif
Albert