Quelle similitude entre Ennahda et les Frères musulmans ?
Hicham Mourad
Les
islamistes d’Egypte, Frères musulmans en tête, doivent se
sentir confiants en les résultats des prochaines élections
législatives, prévues le 28 novembre, après le score obtenu
par leurs pairs en Tunisie. En raflant 90 sur les 217 sièges
de l’Assemblée constituante tunisienne (41,47 %), les
islamistes d’Ennahda sont sortis les grands gagnants des
premières législatives depuis la chute de l’ex-président Bin
Ali. Ils n’ont toutefois pas obtenu la majorité absolue qui
leur permettrait de gouverner seuls. Ils doivent désormais
composer avec les forces séculières de gauche pour former
une coalition gouvernementale qui dirigera le pays pendant
la période de transition.
L’exemple tunisien fera-t-il des émules en Egypte ? Tout
semble l’indiquer. Le Parti Liberté et Justice (PLJ), bras
politique des Frères musulmans, devrait l’emporter lors des
prochaines législatives, prévues le 28 novembre, avec
cependant un score moins important — 25 à 30 % des voix
selon les estimations — que celui réalisé par Ennahda en
Tunisie. C’est que l’échiquier politique en Egypte est
sensiblement différent de celui de la Tunisie. Alors qu’Ennahda
est la seule véritable force politique islamiste en Tunisie,
le courant islamiste en Egypte est beaucoup plus diversifié,
entre les modérés des Frères musulmans, les salafistes
radicaux et les soufis apolitiques. Les salafistes, crédités
de quelque 10 % des voix, doivent entrer en compétition avec
le PLJ, malgré les points communs qui les rapprochent,
notamment la volonté d’appliquer la charia (loi islamique).
Le PLJ est lui-même en compétition avec une frange
dissidente composée de jeunes Frères, des réformistes qui
contestent les méthodes de direction et de gestion de la
confrérie et son manque de démocratie interne. Les soufis,
enfin, bien que revendiquant quelque 10 à 15 millions de
disciples, ne devraient pas peser beaucoup lors des
prochaines législatives. Eparpillés entre quelque 80 tariqa
(confréries), réfractaires à l’action politique, malgré le
danger que représente pour eux la montée du salafisme, leurs
voix devraient se disperser entre la multitude de partis
politiques en lice, bien qu’un parti, Al-Tahrir, ait été
spécialement créé pour attirer leurs suffrages et faire
contrepoids à ceux des salafistes et des Frères.
Une différence majeure entre le courant islamiste en
Tunisie, représenté par Ennahda, et celui d’Egypte, formé
essentiellement des Frères et des salafistes, se situe dans
leur orientation politique. Les islamistes tunisiens sont
plus modérés et plus flexibles dans leur vision de l’islam
politique et prennent ouvertement comme exemple le Parti
turc de la justice et du développement (AKP). Ils
s’accommoderaient d’un système politique libéral. Au
lendemain de leur victoire électorale, les responsables d’Ennahda
ont multiplié les déclarations rassurantes sur le respect
des libertés fondamentales et individuelles à l’adresse des
libéraux et des femmes en Tunisie ainsi que des partenaires
occidentaux du pays. Les Frères musulmans en Egypte, quoique
modérés, sont bien plus conservateurs, tandis que les
salafistes sont beaucoup plus radicaux. La visite officielle
en Egypte, mi-septembre, du chef de l’AKP et premier
ministre turc a été révélatrice du conservatisme de la
confrérie. Alors que Recep Tayyip Erdogan a été
chaleureusement accueilli par les Frères lors de son arrivée
au Caire, il a été sévèrement critiqué par quelques
dirigeants de la confrérie en raison de ses déclarations à
une chaîne de télévision égyptienne vantant les mérites d’un
Etat laïque. Il a été même accusé de vouloir s’ingérer dans
les affaires intérieures de l’Egypte. Seuls les jeunes
Frères dissidents, qui ont créé le parti du Courent
égyptien, se reconnaissent dans l’AKP. Mais ils sont
minoritaires. Le temps joue cependant avec eux contre la
direction vieillissante de la confrérie, réfractaire à une
évolution du discours et de la politique du groupe.
Face aux islamistes égyptiens, les libéraux et les
réformistes, toutes tendances confondues, partisans d’un
Etat civil, semblent bien désarmés et résignés à jouer les
seconds rôles lors de la prochaine échéance électorale. Ils
sont incapables de se mesurer aux Frères musulmans sur le
plan des services sociaux que ceux-ci offrent à une
population dont 40 % vivent en dessous du seuil de pauvreté,
avec moins de deux dollars par jour. La paupérisation
croissante de larges segments de la population égyptienne
lors des dernières décennies a été une raison majeure de
l’essor de l’islam politique, dont les représentants ont su
en profiter pour élargir leur audience.
Face à eux, les partis libéraux traditionnels ainsi que les
formations politiques récemment créées, porte-drapeaux des
forces de la révolution, peinent à transmettre leur message
moderniste parmi une population dont le taux
d’analphabétisme est parmi le plus élevé dans le monde
arabe. Au lieu de mener un travail de terrain parmi la
population, à l’instar des islamistes, les libéraux passent
souvent leur temps dans des débats télévisuels ou des
discussions intellectuelles qui rarement atteignent le grand
public ou qui restent loin des principales préoccupations de
l’écrasante majorité des Egyptiens. Les dirigeants libéraux
sont souvent jugés élitistes et distants, leurs partis se
focalisant sur les grandes villes, au détriment des zones
rurales.
De leur côté, les jeunes partis de la révolution du 25
janvier manquent cruellement d’expérience politique, de
temps et de moyens, face aux rivaux islamistes. Ces carences
ne sont pas seules responsables du retard qu’accusent les
jeunes partis de la révolution, partisans d’un Etat civil et
de réformes démocratiques. Depuis le soulèvement populaire
qui a renversé le régime de Moubarak, les formations
libérales et réformistes ont pullulé, mais elles ont échoué
à s’organiser et à former des alliances viables. Le résultat
sera un éparpillement des voix de leurs électeurs et
l’affaiblissement de leur représentativité au prochain
Parlement .