Richard Banks
est directeur du Moyen-Orient auprès de l’Euromoney
Conferences. L’entreprise, qui gère des événements dans plus
de 60 pays, consacre depuis 16 ans une conférence annuelle à
l’Egypte. Fervent supporter du gouvernement actuel, il
relève les obstacles au développement.
« L’Egypte n’est pas encore sur la trajectoire
du Brésil ou de la Turquie »
Al-Ahram
Hebdo : Vous avez suivi de près le cabinet de Nazif depuis
2004. Comment évaluez-vous l’expérience égyptienne d’un
gouvernement formé en majorité d’hommes d’affaires ?
Richard Banks :
La principale critique qui peut être adressée à un
gouvernement formé de businessmen, c’est le conflit
d’intérêts qui pourrait avoir lieu. C’est particulièrement
vrai en Egypte, où la corruption est un vrai problème. Les
ministres de votre gouvernement ont cédé leurs affaires dès
qu’ils ont rejoint le gouvernement. Et ils ont
particulièrement bien agi tout le long de leur parcours. Je
les connais tous très bien, ils se sont transformés en de
vrais politiciens qui excellent dans les compromis. Ce ne
sont plus les technocrates qu’ils étaient au début, mais ils
soupèsent désormais l’impact politique de leurs décisions.
— C’est donc une expérience positive ?
— Le gouvernement a réussi à améliorer l’environnement des
affaires, plus que tous ses prédécesseurs. C’est bien
d’avoir des politiciens au plus haut niveau qui comprennent
les besoins des investisseurs. Certains ministres sont déjà
fatigués, ils veulent retourner à leurs affaires. D’autres
préfèrent rester à jouer un rôle politique.
— Le gouvernement a gelé son programme de réformes depuis
2007. Plus de privatisation, davantage de libéralisation des
prix de l’énergie, sans mentionner la réforme de l’assurance
santé. Pourquoi ce ralentissement selon vous ?
—
N’importe quel gouvernement se lance, au début, à
entreprendre des mesures audacieuses, mais le rythme se
ralentit par la suite, car il devient de plus en plus
difficile de continuer sans pressions. Le gouvernement s’est
tourné alors vers des réformes pareilles aux « travaux de
plomberies », indispensables mais ennuyeux, mais ils ne sont
guère moins importants. Il arrive à un moment donné où le
sentiment règne qu’un certain changement est indispensable
et que vous avez besoin d’un nouveau gouvernement, quelques
figures sortiront, c’est comme dans toutes les démocraties,
même en Egypte. Les élections enflamment cet esprit du
nouveau. C’est pourquoi je prévois que certains ministres ne
le seront plus la prochaine année, pas par manque de
compétence bien sûr, mais c’est en raison de ce désir
continu d’un changement.
— Partagez-vous les prévisions officielles que davantage
d’investissements étrangers vont être attirés ?
—
Le flux va se ralentir davantage. Il tournera autour de 6 et
7 milliards de dollars. C’est une période de transition dans
le pays. Nul investisseur ne voudrait y verser de grandes
sommes vu ces conditions. L’économie mondiale n’a pas encore
repris, et donc, il faudra encore quelque temps pour
atteindre plus de 10 milliards pas an.
— Que pensez-vous de la hausse de l’inflation dans le pays ?
—
C’est un danger réel. Une inflation élevée est une chose
terrible. J’ai mené des discussions avec plusieurs
Egyptiens, la semaine dernière, sur ce sujet. Les
responsables assurent que l’inflation demeurera entre 7 et 9
%. Mais les Egyptiens dans la rue, les pauvres, l’estiment
cependant à 20 %, ou même à 30 %. L’inflation pèse toujours
plus sur les pauvres, et elle frappe où ça fait vraiment
mal, leur nourriture, leurs besoins indispensables. Quand
j’ai faim ou mon enfant a faim, je ne me soucie pas si
l’investissement étranger recule ou augmente. Si j’étais
responsable de ce pays, je ne serais guère dans une position
confortable. Heureusement, je ne le suis pas. C’est vrai que
l’économie a besoin normalement d’une inflation pas trop
inférieure pour pouvoir croître, mais quand c’est trop
élevé, c’est un grand défi à relever. J’ai pitié de Nazif et
de Ghali. Et on ne peut pas se limiter à augmenter les
subventions, cela ne résoudra pas le problème, mais le
reportera à l’année prochaine où il va revenir encore et
encore.
— Qui accusez-vous ? Est-ce la Banque Centrale, le ministère
des Finances ? ...
—
Je n’accuse personne là. C’est un problème structurel dont
le règlement requiert beaucoup de temps. Ce n’est pas une
question de manque de compétence de l’administration
actuelle. Croyez-moi, vous avez une administration très
compétente. Plus compétente que la nôtre en Angleterre.
Imaginez-vous que la deuxième plus grande puissance
économique dans le monde, et en quelques années arrive au
seuil de la faillite. Pire, pour régler cette situation, le
gouvernement va couper de 25 % le budget de tout le secteur
public, à part la santé.
— Mais en Egypte, pour combler le déficit du budget, on n’a
qu’à annuler les subventions à l’énergie, c’est ce que le
gouvernement a promis quand il est arrivé …
—
Mais cela devra être graduellement. Cela prendra des
générations. Vous avez 30 ans d’économie gérée par le
gouvernement. Vous ne pouvez pas changer d’un coup cette
situation, sans courir le risque d’une énorme instabilité
sociale. Une telle réforme n’a été entreprise au Brésil
qu’après 20 ans de développement.
— Le gouvernement espère réaliser une croissance au-delà de
7 %. Est-ce possible ?
—
Youssef Boutros-Ghali (le ministre des Finances) a prévu une
croissance aux alentours de 9 %, je crois que c’est un peu
trop optimiste. Je dirais entre 6,5 et 7,5 %, car le pays a
besoin davantage de libéralisation et de réforme des
services publics. Egalement en raison de la situation
actuelle de l’éducation et de l’infrastructure. Mais
l’Egypte a besoin d’une longue période de croissance autour
de 10 %, si elle veut réaliser un essor à l’instar du Brésil
ou de la Turquie. Il a fallu à ces pays des années de
réformes et de croissance pour devenir ce qu’ils sont
aujourd’hui. Je ne vois pas l’Egypte croître à plus de 7 %
lors des deux prochaines années. L’Egypte n’est pas encore
sur la trajectoire du Brésil ou de la Turquie, en matière de
développement. Je ne prévois pas de tel potentiel dans les
deux prochaines années, elle doit faire mieux.
— Comment évaluez-vous l’Egypte parmi ses voisins régionaux
?
—
L’Institution de l’Euromoney suit de près deux pays dans la
région : l’Arabie saoudite et l’Egypte. La Turquie aussi (si
vous la comptez parmi la région). Parfois aussi la Jordanie.
La Tunisie est trop petite, si vous la voyez à l’œil d’un
investisseur, la Libye aussi, bien que ce soit un pays
pétrolier. La population est de 5 millions seulement, c’est
un simple quartier au Caire. Les Algériens ont un
comportement incompréhensible, ils viennent de passer des
législations pour limiter la part des investisseurs
étrangers dans les projets. Ils ne veulent plus
d’investissements étrangers ! Mais ils savent qu’ils ont
besoin quand même d’une petite part, sinon les projets
s’effondrent.
— Si vous comparez l’Egypte et l’Arabie saoudite en matière
de cadre législatif et de climat d’investissement, qui gagne
?
—
L’Arabie saoudite est différente. Elle a des défis sérieux à
régler. La culture du travail est absente. Les Saoudiens
veulent s’accrocher à une fonction publique quelconque, ils
ne veulent pas être crevés dans un travail difficile. En
Egypte, c’est différent. La culture en gros est très
différente de celle de l’Egypte. L’Arabie saoudite est un
pays formidable, plein de potentiels et d’opportunités, mais
les défis sont très différents par rapport à ceux de
l’Egypte.
— Vous n’avez même pas mentionné les Emirats arabes unis. La
légende de Dubaï a-t-elle perdu de son éclat ?
—
Nous nous sommes retirés des Emirats arabes unis depuis
2005. Nous n’avons plus notre bureau régional basé là-bas.
Abu-Dhabi est magnifique, nous y travaillons toujours, nous
introduisons au secteur privé local des investisseurs
chinois ou brésiliens qui veulent s’y installer. Pour ce qui
est de Dubaï, je reconnais la nécessité pour cette région
d’avoir un carrefour pour les échanges commerciaux, même si
c’est du plastique. Mais cela a échoué, ils n’ont plus
d’argent. Il leur faut 20 ans pour s’en sortir.
— L’Egypte est-elle menacée de vivre le scénario d’une bulle
immobilière qui éclate ?
—
Non. Vous devez avoir un taux d’inflation beaucoup plus
élevé pour que cela arrive. A Dubaï, les gens ne voulaient
pas acheter de maisons pour s’y installer. Il y avait cet
afflux à l’achat des unités immobilières, juste par
anticipation que les prix vont augmenter jusqu’à l’infini.
Et donc les prix se sont envolés du jour au lendemain, mais
pas en raison d’une demande croissante. En Egypte, le besoin
de logement est croissant, des millions ont besoin de
trouver un logement, sinon, ils seront dans la rue. C’est
différent.
— Quels sont les secteurs les plus compétitifs en Egypte ?
—
Notre société s’intéresse en Egypte aux secteurs de
l’énergie renouvelable, les PME, l’infrastructure et le
marché financier. Mais nous avons déduit aussi de nos
discussions que certains éléments sont primordiaux pour
rendre n’importe quel secteur compétent : L’éducation est
d’une grande importance pour la compétitivité, à cela
s’ajoutent la formation, le transport, les communications et
les législations. En gros, n’importe quel secteur
économique, industriel ou autre peut s’épanouir si ces
éléments, indispensables à l’environnement des affaires,
sont développés.
— Vous avez suivi l’affaire de Madinaty, comment les
investisseurs étrangers perçoivent-ils le fait qu’une cour
annule un contrat signé entre le gouvernement et une
entreprise ?
—
Ça arrive tout le temps en Angleterre. Parce que le
gouvernement et le système judiciaire sont complètement
indépendants l’un de l’autre. C’est donc normal qu’un
contrat gouvernemental soit annulé par un tribunal.
L’affaire de Madinaty reflète cependant une contradiction
entre deux lois différentes. Le gouvernement a vendu le
terrain selon une loi, la cour a prononcé son verdict
d’après l’application d’une autre loi. C’est pourquoi le
gouvernement trouve que son contrat est toujours valable.
Propos recueillis par Salma Hussein et Dahlia Réda