Marchés.
Situés aux alentours des institutions publiques, des marchés
improvisés poussent comme des champignons et ont comme cible
les fonctionnaires. Avec leurs prix abordables, ils
représentent un business fructueux pour les marchands
ambulants et une vraie aubaine pour les petites bourses.
Souks
bons plans
Quand
Al-Mogammaa ferme ses portes à 14h pile, c’est le marché aux
alentours qui commence. Les fonctionnaires se bousculent
alors à l’extérieur devant les étalages à même le sol. Des
vêtements, des accessoires, des aliments, des produits
cosmétiques, des ustensiles de cuisine et même des appareils
électroménagers, etc. Bref, divers produits à prix modiques.
Ce souk dure de 14h à 15h seulement. « L’heure est un
critère important. Nous installons nos étalages à proximité
du Mogammaa au moment de la sortie des fonctionnaires pour
profiter de l’affluence », explique Ali, un marchand.
En fait,
le choix d’un tel emplacement stratégique n’est pas le fruit
du hasard, car si la plupart de ces marchands très
particuliers sont analphabètes, ils développent des
conceptions personnelles et souvent efficaces d’études de
marché et de marketing. « On préfère les endroits qui
servent de passage. Autrement dit, on compte non seulement
sur les fonctionnaires du Mogammaa, mais aussi sur les
milliers de citoyens qu’accueille quotidiennement cet
organisme », poursuit Ali. Ce dernier a vu son magasin,
situé au centre-ville, déserté par une clientèle découragée
par la récession et donc, il tente d’écouler ses invendus
sur ce marché, en cassant les prix.
Aujourd’hui, sa recette est d’environ 400 L.E. par jour,
alors qu’il y a quelques mois, elle atteignait les 1 000 L.E.
En effet,
ce marchand a perdu un grand nombre de sa clientèle après la
décision gouvernementale de délocaliser les organismes
administratifs. Il argumente son choix pour cet emplacement
: « Ils sont tellement nombreux les fonctionnaires du
Mogammaa qu’il faut en profiter ». Et si les fonctionnaires
sont une cible pour ces marchands, les modestes citoyens y
trouvent aussi leur compte.
« Ici,
les prix sont à 50 % plus bas qu’ailleurs. J’ai acheté, pour
ma fille âgée de trois ans, trois robes à 23 L.E. seulement.
Un prix impossible à trouver dans les magasins du centre-ville.
Ce marché me permet non seulement d’économiser de l’argent,
mais aussi du temps et des efforts, puisqu’il se trouve à
quelques pas de mon boulot », dit Samira, une employée au
Mogammaa, qui chaque jour fait un tour dans ce marché avant
de rentrer chez elle. Aujourd’hui, elle a trouvé les
couleurs d’écharpes qui vont avec ses tenues vestimentaires.
Nadia, sa collègue, a acheté des sous-vêtements, une robe de
chambre, une nappe et des draps pour le trousseau de sa
fille.
Les
marchés improvisés de ce genre poussent comme des
champignons dans les rues du Caire, notamment à proximité
des ministères et des bureaux administratifs. Face à une
crise économique qui persiste depuis 1999, des salaires qui
n’ont pas bougé alors que les prix ne cessent d’augmenter,
ces souks sont devenus la solution pour beaucoup de
fonctionnaires. Les chiffres assurent que leur nombre a
atteint la centaine en comparaison avec le début des années
1990, où il existait seulement une soixantaine. La
sociologue Azza Korayem approuve cette nouvelle tendance :
« C’est
une sorte de solidarité sociale. Ces marchés attirent
aujourd’hui non seulement les modestes gens, mais aussi la
classe moyenne qui lutte pour subsister face à cette crise.
Cette classe, qui attachait beaucoup d’importance aux
apparences, a commencé à changer ses habitudes ». Et
d’ajouter : « Lorsque le souk de Wékalet al-balah (marché où
l’on vend des tissus) a ouvert ses portes au début des
années 1990, beaucoup de mes collègues du Centre des
recherches sociales et criminelles refusaient de s’y rendre
sous prétexte que cela ne va pas de pair avec le prestige
d’un chercheur. Aujourd’hui, la situation a changé et ce
souk accueille la majorité de la classe moyenne qui lutte
pour conserver son niveau de vie. Un apport appréciable dans
un pays où le salaire d’un fonctionnaire dépasse rarement
les 300 livres égyptiennes (38 euros) par mois ».
Stratégies commerciales
Dans la
rue Saad Zaghloul au quartier de Sayeda Zeinab et à
proximité de l’Assemblée du peuple, des ministères de la
Santé, de l’Education, de l’Intérieur, des Finances ainsi
que de l’Organisme des impôts s’étend un marché existant
depuis une dizaine d’années. Anarchique à première vue,
cette enfilade de bassines remplies de poissons, de fromage,
d’œufs, de paniers en osier contenant des légumes, des
charrettes pleines de fruits, de vaisselle et des sandales
en plastique s’est transformée en souk où l’on trouve de
tout. Autrement dit, la variété de marchandises exposées
dans cette rue attire la clientèle, en majorité des
fonctionnaires de ces ministères. Répartis de part et
d’autre de la rue, une cinquantaine de vendeurs sont
toujours là, tentant de gagner leur vie illégalement malgré
la décision du gouverneur de leur interdire cet emplacement.
Un bakchich. Un autre. Encore un autre. Tous les cinq mètres,
Hamed, policier chargé de l’ordre d’empêcher l’installation
de vendeurs ambulants, empoche discrètement de l’argent
avant de poursuivre sa mission. La rue Saad Zaghloul est son
territoire. Ici, pour écouler ses fruits, ses légumes ou ses
vêtements, chaque vendeur doit faire acte d’allégeance. Et
si Hamed n’obtient pas ce qu’il demande, les vendeurs sont
dénoncés et la police fait alors sa descente pour nettoyer
les lieux.
Cet
agent est là pour faire respecter la loi, pour assurer la
sécurité d’une artère située à proximité des ministères des
Finances et de l’Intérieur. « Ce policier est aussi pauvre
que nous, explique un vendeur. Il comprend nos difficultés,
car ce sont aussi les siennes ». Or, ce vendeur ainsi que
d’autres sont prêts à sacrifier chaque jour un peu de leur
gain pour rester dans ce marché. « Si la police nous déloge
d’ici, on perdra notre clientèle, car les gens se sont
habitués à nous voir ici de 9h du matin jusqu’à 15h.
C’est-à-dire à l’heure d’arrivée des fonctionnaires jusqu’à
leur sortie du boulot. Le vendredi et le samedi sont des
jours de congé. On ne vient pas et la rue est vide car les
employés ne travaillent pas ces jours-là », explique Sayed
Abd-Rabbo, vendeur de t-shirts et de foulards. Ces marchands
semblent avoir bien étudié l’heure et le lieu de
rassemblement des fonctionnaires, mais aussi leur mode de
vie, leurs conditions et leurs besoins. Ils choisissent
leurs marchandises en fonction des besoins de leur clientèle.
Il est donc courant de voir des marchands de légumes vendre
de l’ail épluché ou des légumes coupés en morceaux prêts à
la cuisson pour faciliter le travail des femmes actives qui
ne disposent pas de beaucoup de temps pour remplir leurs
tâches. Un autre vend des cravates à 7 L.E. Des prix à la
portée de cette catégorie sociale qui veut conserver à tout
prix son allure distinguée.
Au fil
du temps, des relations d’amitié se sont tissées entre ces
gens et ceux du souk. Les visages et les noms des clients
sont devenus familiers et beaucoup achètent à crédit.
Mahmoud, directeur dans une des institutions publiques,
confie avoir acheté 10 cravates pour 70 L.E. qu’il va payer
sur deux mois. Entre vendeurs et clients, la confiance s’est
instaurée. « J’achète ici plein de choses difficiles à
trouver ailleurs avec de telles facilités de paiement »,
dit-il.
Une
autre fonctionnaire confie demander une autorisation
d’absence d’une ou deux heures de son supérieur au travail
pour se rendre sur ce marché et acheter tout ce dont elle a
besoin.
Meilleure qualité, prix raisonnables
Et bien
que tous les vendeurs du souk Saad Zaghloul vivent sur le
qui-vive, d’autres dans un marché situé à Madinet Nasr, près
du centre commercial Guéneina Mall, sont fatigués de jouer
au chat et à la souris. Traqués constamment par la police,
ils recourent à toutes sortes de stratagèmes pour échapper à
sa prise, mais sans succès. Ce marché, qui se tenait tous
les lundis, a été délogé. Il a été placé derrière l’hôtel
Sonesta, dans le même quartier, mais dans une rue plus calme.
Ce marché profite d’un emplacement stratégique : entouré de
l’Organisme central de la mobilisation et des statistiques,
du central téléphonique du quartier, de l’Entreprise
publique de gaz naturel, du ministère de la Main-d’œuvre et
de la Société d’électricité, sans compter le corps
enseignant de quelques écoles. Un rassemblement quotidien de
fonctionnaires qui garantit l’écoulement de toutes les
marchandises. Et pour limiter les dégâts en cas de saisie
des produits, quelques commerçants ont décidé de cotiser
pour construire de petits kiosques pour y entreposer leurs
marchandises. Mais ils continuent d’étaler leurs articles en
dehors de ces kiosques. « Les produits exposés par terre
sont plus prisés par les clients qui ont tendance à éviter
les magasins car plus chers », explique l’un d’eux.
Aujourd’hui, les vendeurs sont plus vigilants. Les tables
pliantes sur lesquelles ils avaient l’habitude de disposer
leurs articles ont été remplacées par des toiles de jute
étalées à même le sol, car il est plus facile en cas de
descente de la police de plier bagage. Et là, le souk
s’envole tout à coup.
Chahinaz Gheith