Presse.
Mardi 7 le soir, dans la salle de rédaction d’Al-Badil, il y
avait du vague à l’âme. L’équipe préparait le dernier numéro
de ce quotidien indépendant. Le journal met la clé sous le
paillasson pour cause de manque d’argent, dans l’espoir de
se transformer en hebdomadaire. L’Hebdo a suivi ses moments
de dur bouclage.
Les dernières heures d’Al-Badil
«
Je ressens une profonde tristesse, comme si mon âme était en
train de quitter mon corps. Arrêter le quotidien Al-Badil
veut dire tout simplement mettre fin à ce beau rêve. C’est
avec les marginalisés et les plus démunis que j’ai choisi ma
place, leur tendre la main et les aider à s’exprimer
librement sans contrainte ni peur, malgré tous les obstacles
auxquels on devait faire face en quête de la vérité »,
résume Ahmad Abdel-Gawad.
Arrêté à Kafr Al-Cheikh, lors de la grève du 6 avril
(mouvement estudiantin), ce reporter qui couvrait
l’événement a passé trois jours en détention. De retour au
Caire, après avoir été libéré, il apprend en cours de route
que son journal de tendance gauche est en train de publier
son dernier numéro. « J’aurais préféré rester en prison que
d’apprendre cette mauvaise nouvelle », confie Abdel-Gawad,
tout en poursuivant qu’au cours de sa carrière de 20 ans
dans la presse écrite, son passage à Al-Badil s’avère être
la meilleure phase de sa carrière, voire de toute sa vie. «
Pour la première fois, je pouvais m’exprimer librement, tout
en étant sûr que mon journal me soutiendrait en cas de
problème. Cet esprit de solidarité a toujours existé surtout
dans les moments difficiles, lorsque j’étais en détention ou
victime de violence dans les différentes batailles
journalistiques », avance-t-il.
Al-Badil, quotidien indépendant, ce slogan qui a toujours
accompagné ce journal, exprimant sa ligne éditoriale, va
disparaître du monde de la presse. Face à une crise
financière sans précédant, le journal n’a pu résister au
manque de financement. « Nous sommes le seul journal
indépendant à 100 %. Aucun responsable ou homme d’affaires
n’a réussi à casser notre volonté et personne n’a osé porter
atteinte à notre indépendance par son argent. On est fier de
faire faillite alors que nous gardons la tête haute »,
commente un autre journaliste d’Al-Badil.
Une ambiance électrique règne dans les locaux après la
parution du dernier numéro. C’est la fin d’une expérience
journalistique, la première du genre en Egypte et qui a duré
deux ans. La nouvelle a secoué l’opinion publique et s’est
répandue comme une traînée de poudre. Certains l’ont même
appris à travers le talk-show Al-Achera massaan (10 heures
du soir) sur la chaîne Dream2, alors que d’autres le
lendemain. Dans le hall du journal, ceux qui viennent
d’apprendre la nouvelle sont choqués. Des rumeurs circulent
dans les différents bureaux quant au destin de ce quotidien.
On s’interroge : Al-Badil va-t-il se transformer en
hebdomadaire ? Les membres fondateurs ont-ils fait faillite
? Que vont devenir les 86 journalistes qui y travaillent ?
Le syndicat va-t-il les soutenir ? Quel sera le sort des 40
journalistes qui s’apprêtent à adhérer au syndicat ?
Des réunions se déroulent partout même dans les coins des
locaux entre les plantons et les employés chargés de la
sécurité, alors que les journalistes font cercle autour de
leur rédacteur en chef. Malgré la déception qui se lit sur
les visages, chacun semble chercher une lueur d’espoir sur
le visage de son collègue pour se calmer. A première vue, on
peut ressentir le climat démocratique dans lequel évolue le
journal. Le rédacteur en chef, Khaled Al-Balchi, a refusé de
se laisser prendre une photo pour la presse parce que son
visage était démonté par la tristesse. Mais beaucoup de
journalistes autour de lui ont rétorqué que le devoir
journalistique exige que l’on aide ses collègues des autres
institutions à remplir leur tâche. Les propositions font bon
train pour sortir de cette mauvaise situation. « On peut
proposer de réduire les salaires de 20 % pour que le
quotidien puisse continuer à paraître », lance un des
journalistes chargé du personnel. D’autres assurent qu’un
hebdomadaire ne peut pas absorber tout le staff d’un
quotidien. « Comment allons-nous procéder pour garantir que
personne ne soit mis à la porte ? », s’interroge un autre
journaliste. Khaled Al-Balchi, 38 ans, ne cesse de recevoir
des coups de fil sur son portable quant à la véracité de la
nouvelle. Déterminé, il propose à l’équipe de préparer le
premier numéro hebdomadaire qui doit sortir bientôt, afin
que ce journal ne disparaisse pas du marché. Des coups de
fil incessants s’échangent avec l’administration pour
négocier, essayer de convaincre et tenter de prendre une
décision.
Les visiteurs ne cessent d’affluer au siège pour témoigner
de leur sympathie et compassion avec les journalistes. Ces
derniers, à leur tour, tentent de trouver une issue chez
Mohamad Abdel-Qoddous, président du comité des libertés au
syndicat des Journalistes. Mais, sans résultat. Il assure
que les problèmes financiers d’Al-Badil pourraient être
utilisés par les membres conservateurs du syndicat pour
rejeter l’adhésion des 40 journalistes d’Al-Badil à cause de
la crise que connaît le journal et qui l’empêchera de
satisfaire ses obligations envers ses journalistes.
Dans les autres bureaux d’Al-Badil, certains n’arrivent pas
à contrôler leurs émotions. Une jeune journaliste de 23 ans
éclate en sanglots. Dina Diab, sa collègue de 25 ans,
justifie son attitude : « Pour nous, ce journal représente
non seulement un moyen d’expression mais aussi un rêve, un
projet de vie. La majorité de l’équipe est composée de
jeunes qui étaient à la quête d’un scoop, cherchant à
soutenir une victime ou à donner la parole à toute une
génération de jeunes. On passait la plupart de la journée
ici. Un temps qui dépasse de loin celui qu’on passe avec nos
familles ». Ahmad Ezz, jeune journaliste de 26 ans, partage
cet avis. Il ajoute que c’est l’enthousiasme de cette
jeunesse qui a été le motif de ce journal pendant les deux
ans de son apparition. « Comment alors arriver à éteindre ce
feu qui ne cesse de s’embraser ? », poursuit un troisième.
Les questions retentissent partout dans les locaux. « C’est
par la lutte et l’esprit combatif qu’Al-Badil est né.
Faut-il alors enterrer le rêve ? Ou cesser de rêver ? Le
gauche n’a-t-il pas de place parmi la presse écrite ? »,
s’interroge un autre jeune journaliste.
Même les correspondants des provinces les plus lointaines
sont au rendez-vous. Eissa Soudoud, originaire de Qéna, 34
ans, a parcouru plus de 600 km pour remonter le moral des
journalistes qui ont soutenu les marginalisés de la
Haute-Egypte. « C’est le premier journal en Egypte qui s’est
intéressé aux problèmes des provinciaux. Et ce, en leur
consacrant des rubriques entières. Comment oser refermer
cette page et condamner cette tranche de la population à
l’oubli ? », s’interroge Soudoud, en pleine discussion avec
ses collègues sur la terrasse.
Une défaite ? « Peut-être, mais ce qui me tue le plus, c’est
de céder à l’idée que tout se vend aujourd’hui dans notre
pays, y compris la liberté d’expression. Les principes n’ont
pas pu résister face au pouvoir effrayant de l’argent.
L’expérience d’Al-Badil incarne ce conflit éternel »,
conclut un des journalistes qui s’apprête à quitter les
locaux avec ce brin d’espoir que ce n’est pas la fin de ce
journal.
Dina
Darwich