Expressions. Bloggueurs,
caricaturistes, poètes, ils défrichent les voies du sarcasme pour disséquer les
maux de leur société et du monde qui les entoure. Plus qu’un vecteur
d’expression, c’est une philosophie puisée dans la tradition populaire où
l’Egyptien a l’art de se moquer de ses malheurs. Portraits.
Bélal, une plume acerbe
«La
dérision est une arme à double tranchant. On ne peut pas se moquer de tout. Un
drame comme Gaza ne peut pas être un sujet d’ironie. Par contre, le procès de
Hicham Talaat Moustapha, plein de contrastes et d’absurdité, l’est par
excellence. L’essentiel c’est d’avoir une vision et d’adopter une position pour
que le lecteur croie à ce que tu écris », explique Bélal Fadl, 35 ans, écrivain
et scénariste.
Connu
par son sens d’humour et son style d’écriture sarcastique, il rédige sa colonne
éditoriale Istibaha (mot familier qui veut dire la cigarette de la matinée),
publiée dans le quotidien Al-Masri Al-Youm, ainsi que celle de Qalameine (deux
gifles), publiée dans le quotidien Al-Dostour, en coopération avec le
caricaturiste Amr Sélim, dont les articles ont été plus tard publiés dans un
livre. Des articles qui ont rassemblé autour de Fadl beaucoup de fans.
Il
n’hésite pas d’attaquer des responsables, de critiquer l’abus de pouvoir exercé
par certains hommes d’affaires. Ces éditoriaux reflètent la scène égyptienne
quotidienne. Dans un café, au bureau ou bien dans un moyen de transport, Fadl
capte des images, des discussions et des détails qui disent tout. Quand il a
abordé le procès épineux de l’homme d’affaires Hicham Talaat Moustapha, alors
que tout le monde était à la quête des détails du procès, Fadl a su garder son
sarcasme. Il a montré l’opinion d’un simple serveur dans un café qui ne se
préoccupe guère de la politique et qui s’est intéressé plutôt au goût de Hicham
Moustapha qui est parti chercher une femme brune au bout du monde, alors
qu’elles sont nombreuses dans notre pays. Et pour aborder la position des
leaders arabes à l’égard de l’agression de Gaza, il s’est inspiré de
personnages et a utilisé la langue de la rue. Il a qualifié le président turc
d’un grand homme, car il a réussi à se faire le porte-parole de tout son
peuple, alors que les autres leaders arabes ne s’intéressent qu’au pouvoir.
Un
scénariste connu, puisque ses films et feuilletons relatent la vie des gens
simples non sans humour. Abou-Ali, Sayea bahr, Wahed men al-nas sont des
personnages sarcastiques qui entourent Fadl, habitant actuellement le quartier
populaire d’Al-Sayeda Zeinab. S’inspirant de son propre entourage, il a créé
les personnages de ses œuvres, ressemblant à ses voisins et amis, des
caractères pleins d’humour et de contrastes. Dans ses œuvres, il joue sur ces
contrastes, les injustices et l’abus du pouvoir.
Aymane, le chemin de Sayed Darwich …
« Eini
alli zaman kano bymakhmakho … law mit zelzal wala yetlakhlakho, itghatto,
oltomo, sawato, sarrakho, khalliko qaadine, antakho. Fini le bon vieux temps où
l’Egyptien pouvait encore cogiter …, rien ne pouvait ébranler sa confiance en
lui-même, même si par un tremblement de terre. Cachons-nous alors le visage
comme indice de la mort, et crions. C’est tout ce qui nous reste ». Avec ses
vers explicites, il résume l’état actuel de tout un peuple. Un style touchant,
des mots simples et une mélodie empreinte d’amertume et de sarcasme.
Aymane
Bahgat Qamar, 35 ans, a pu décrire la passivité du citoyen égyptien en
comparaison avec un passé glorieux. Sa chanson a servi de générique au
feuilleton Yetrabba fi Ezzo, diffusé le Ramadan avant dernier et qui a réalisé
un succès fou. Des vers populaires qui ne cessent de se répéter de bouche à
oreille dans chaque foyer égyptien. De Yetraba fi Ezzo à Sekket Al-Hilali (le
chemin d’Al-Hilali), Qamar a touché aux souffrances de la société : inflation,
chômage, crise de logement, indifférence politique … « Je ressens la douleur de
ma génération. La vie des gens, leur quotidien difficile et leurs luttes
perpétuelles à la recherche du gagne-pain, leurs moments de joie, leurs
tristesses sont, en fait, des sources d’inspiration ».
Par
ses paroles et vers, Qamar tente de secouer sa société. Il considère que
l’influence du sarcasme est beaucoup plus forte que les messages directs. « La
chanson ironique a toujours réveillé le peuple depuis l’époque du musicien
Sayed Darwich qui touchait les différentes catégories de la société, les
ouvriers, les paysans, les fonctionnaires, etc. mais surtout les jeunes. Ces
œuvres critiquaient la société et le peuple à l’extrême et sont pour moi un
exemple à suivre ».
Les
jeunes d’aujourd’hui préfèrent la culture auditive et sont plus touchés par la
chanson. « J’ai opté pour la chanson diffusée à la télé et au cinéma pour
transmettre mon message car la plupart des autres chanteurs ont tendance à
présenter uniquement la chanson romantique », confie Aymane.
Le
sarcasme est aussi un moyen de contourner la censure, surtout à la télévision
égyptienne connue par son conservatisme. « Autrefois, on recourait à des moyens
détournés pour éviter la censure, comme par exemple comparer l’Egypte à une
fille ou un palmier, etc. Et c’est au public de comprendre le reste.
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Je me considère comme un poète chanceux, car
j’arrive à transmettre mon message avec des paroles claires et sans avoir
recours aux symboles pour dire ce que je veux et atteindre tout le monde ».
Nawara, bloggueuse frondeuse
«
L’Egyptien, surmené par les difficultés de la vie quotidienne, continue à
survivre, à garder le sourire malgré tout. Chacun de nous peut servir de
personnage dans une caricature. C’est cette aptitude à se moquer de soi-même et
de ses conditions qui donne à ce peuple tout son charme. Un sens d’humour
incontournable qui a fait de nous un peuple singulier ».
Nawara
Negm, bloggueuse de 35 ans, est la fille du célèbre poète populaire socialiste
Ahmad Fouad Negm et de la militante à tendance islamique Safinaz Kazim. Nawara
est le fruit d’un état révolutionnaire assez particulier. Un amalgame de deux
tendances contrastées, voire opposées, à savoir le gauche et l’islamisme. Par
son blog qui jouit depuis deux ans d’une large popularité, elle arrive à
s’adresser aux jeunes arabes de son âge. Gabhet al-tahyiss al-chaabiya (le
front populaire pour le sarcasme), tel est le nom de son blog qui associe
ironie et amertume. Le but : extérioriser la colère de la jeune génération face
aux conditions opprimantes et aux pressions quotidiennes. Tahyiss est, en
effet, un terme courant utilisé par les jeunes, et qui signifie aller jusqu’au
bout de l’ironie.
«
Al-Tahyiss est une phase qui précède le sommeil, durant laquelle la personne
raconte tout ce qu’il a sur le cœur sans la moindre censure », explique Nawara
qui se présente comme une parmi des milliers de méhayessine. Ce blog permet aux
jeunes de s’exprimer librement, d’engager un dialogue, de partager les avis sur
tout ce qui se passe sur la scène politique et sociale. Le sarcasme est la
philosophie des jeunes abonnés à ce blog. Pour eux, la société dans son état
actuel n’est qu’un grand clan de méhayessine. Pour se justifier, ils se posent
des tas de questions sur les affaires qui les préoccupent le plus : « Quand le
dirigeant de la superpuissance du monde se réveille un jour et prétend que Dieu
lui a donné un ordre d’aller conquérir l’Iraq, ça ce n’est pas de la mascarade
? », se demandent-ils.
Des
commentaires aussi ironiques ne cessent d’affluer sur ce blog. Mais, sa plus
grande particularité, c’est le langage. Les insultes les plus populaires
accompagnent souvent un responsable qui vient de prendre une décision jugée
choquante et scandaleuse. Pour réclamer la démission d’un responsable, des
paroles populaires sont utilisées pour ridiculiser un ministre et des mots
parfois vulgaires pour briser les tabous sociaux. Un jeune, qui adhère au blog,
a surnommé la créatrice de ce site Nawara al-chaabiya awi (très vulgaire). « Au
début, on a rencontré énormément de difficultés, car les dialectes locaux
diffèrent d’un pays arabe à l’autre, mais au cours des deux dernières années,
on a réussi à se faire comprendre », rétorque Nawara.
Par
leur sarcasme, ces jeunes tentent d’éveiller toute une génération et de changer
cet état de soumission qui règne dans les pays arabes depuis des années. Suite
au dernier incident du jet du soulier d’Al-Zaïdi, les commentaires ont commencé
à pleuvoir. « En fait, Bush a une grande performance, il paraît très habile à
éviter les chaussures, alors qu’Al-Zaïdi a besoin d’apprendre plus à cibler son
objectif », tel est un extrait de son blog. Pour Nawara, ce blog est un moyen
d’expression très accessible aux jeunes, et en un temps record. « Il suffit
d’un clic sur le bouton du clavier pour avoir en face de soi un échange
d’idées, un véritable plateforme multiculturel. Bref, un moyen idéal pour
l’action sociale », se justifie la jeune bloggueuse qui semble créer autour
d’elle une nouvelle ambiance, à la fois choquante et sincère. Sur son blog,
Nawara ne laisse rien passer. Le village Kafr Al-Battikh, situé à Damiette,
mérite d’obtenir le prix Nobel vu le nombre record de personnes atteintes de
maladies chroniques. Et ce à cause des conditions hygiéniques précaires qui y
règnent. Suite à l’éboulement d’Al-Doweiqa, les bloggueurs n’ont pas cessé de
se moquer des déclarations officielles incapables de gérer la crise. Le même
scénario se répète durant la guerre contre Gaza où l’on parle de l’état de
soumission arabe. Nawara n’hésite pas de tourner en dérision l’attitude de
l’Institution d’Al-Azhar dans son blog. Elle critique l’élite économique
égyptienne enfermée dans son ghetto, ignorant les souffrances des citoyens. Elle
attaque les intellectuels préoccupés par l’amendement de l’article 2 de la
Constitution et ne se souciant guère des conditions déplorables des pauvres. Elle
se moque aussi de la classe moyenne, attachant trop d’importance aux
apparences, au détriment d’autres valeurs. « C’est grâce à ce sens d’humour que
nous survivons, car si nous devions prendre les choses au sérieux, ce serait la
mort. La réalité est tellement amère qu’il faut parfois en rire ».
Walid Taher, contre le déjà-vu
«
J’appartiens à une jeune génération de caricaturistes qui a décidé de se
rebeller contre les stéréotypes et les idées reçues. Du déjà-vu et que le
lecteur a appris par cœur. Cela ne fait plus rire », explique Walid Taher,
caricaturiste de 38 ans.
D’apparence
calme, Walid surprend avec ses idées innovatrices et ses dessins originaux. «
La blague change d’un pays à un autre, mais aussi d’une génération à une autre
dans une même société. Durant les dernières années, les jeunes ont pu créer
leur propre langage, leur façon de s’exprimer et cet art de tourner en dérision
les choses. Cela a donné naissance à un nouveau style d’humour, mais aussi de
caricature ».
Walid
a donc opté pour cette nouvelle tendance. Ses études aux beaux arts terminées,
il décide de joindre la presse écrite car il a toujours un mot à dire. Il estime
que le dessin pourrait donc traverser les frontières de l’analphabétisme dans
notre société. Il rejoint Sabah al-kheir, magazine égyptien hebdomadaire qui
attache de l’importance à la caricature. Walid a eu la chance de suivre sa
formation d’artiste à travers une équipe de caricaturistesm Mohieddine
Al-Labbad, Ihab Chaker, Golo, Raouf Ayad, sans oublier d’être influencé par
ceux de la nouvelle génération tels que Amr Sélim et Bahgat Osmane. Aujourd’hui,
il profite de son talent pour s’exprimer librement dans le quotidien
Al-Dostour. Par ses caricatures, il utilise toujours le langage des jeunes,
celui utilisé dans la rue, les cybers, les cafés et les clubs. Sa philosophie
est claire : « La caricature doit exprimer la blague telle qu’elle est exprimée
dans la rue afin de faire rire ».
Il
profite des événements sociaux et politiques qui touchent le pays pour en faire
une anecdote. « La dérision est une manière magique de faire parvenir ses
idées, surtout lorsqu’il s’agit d’un peuple qui adore l’humour ».
Il
adore briser les tabous et se rebeller contre tout ce qui est traditionnel. Il
trouve dans le quotidien des gens des scènes épatantes qui passent souvent
inaperçues. En donnant la parole à ses personnages, « Tafih wa Hayef (Fade et
Futile) », il se moque des déclarations officielles lors des conférences ou
grands événements, alors que leurs actions sont nulles.
Dina Darwich
Nokta d’hier et nokta d’aujourd’hui
Il est souvent difficile de parler de l’humour, de lui chercher une définition, théoriser en quelque sorte, parce que si on le fait, on a l’impression d’avoir enfreint à ses règles. Celles-ci, si elles existent, ont pour principale base la spontanéité. Une réponse, une réaction à une situation parfois elle-même comique ou stressante, parfois une manière de philosopher, de prendre du recul par rapport à un contexte contraignant. Un opium du peuple ? Peut-être. L’humour égyptien serait légendaire. Mais de toute façon, chaque peuple a sa manière de rigoler. C’est une sorte de miroir, même s’il est déformant. L’image que renvoie un tel miroir n’est pas fausse, même si l’on ne s’y reconnaît pas. D’ailleurs, peut-on se connaître de manière précise ? Souvent on est bien ce que les autres disent de nous. De toute façon, l’Egyptien balaie son chagrin à coup de nokta. Ces histoires drôles, où il se met en scène, met les autres, les siens, ses idées, la philosophie ambiante. Qui dit au roi ses propres vérités ? Le bouffon évidemment et lui seul. Et à l’intérieur de chacun, puisque tout être humain se croit une sorte de roi, un clown vient le tourner en dérision, lui rappeler ses limites et lui faire accepter sa réalité. Autrefois, il y avait des inventeurs de nokta. Des professionnels se mettant dans des cafés et sous l’effet, dit-on, de quelques euphorisants, ils mettaient au point la nokta du jour. Et une heure après, elle se répandait dans tout le pays, on ne sait comment, parfois avec des variantes, chacun comme il voit la chose. Et l’histoire drôle entre dans le patrimoine. Il faudrait à cet égard que ces noktas soient sauvegardées comme œuvre du patrimoine. D’ailleurs, les auteurs comiques à succès avaient recours à ces talentueux, qu’ils payaient, pour farcir leurs pièces de réparties et d’effets. L’auteur de la nokta encaisse quelques sous en attendant des jours meilleurs.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Avec la saturation que représentent les chaînes télévisées, le net, les blogs, l’humour n’est plus le même. Ce n’est pas autant une question d’esprit que d’intention. Les anciens humoristes ne se prenaient pas tellement au sérieux, c’était de l’art pour l’art. Peut-être plus fin ou est-ce le point de vue d’un ancien ?
Ahmed Loutfi