NAKBA.
Dans cette sélection encyclopédique de photos de Palestine,
l’historien Elias Sanbar revisite la mémoire visuelle de son
peuple. Des photos figées prises par des Orientalistes aux
images d’exil et de lutte, l’histoire palestinienne y est
rendue dans toute sa douleur et toute sa dignité.
Dans le miroir du siècle
«
Ce livre est une réflexion subjective sur l’image des
Palestiniens ». C’est ainsi que s’exprime Elias Sanbar dans
l’introduction à cet ouvrage magnifique, comme pour prévenir
qui chercherait dans ce projet une anthologie exhaustive des
photos de la Palestine. Dans sa sélection de ces images,
dans leur classification, Sanbar s’est laissé guider par son
histoire individuelle, son intelligence propre d’une terre
et de son peuple, mais aussi par son parti pris, sa
réflexion sur l’art de la photographie, support du regard
colonial.
L’ouvrage de Sanbar est ainsi guidé, entre autres soucis,
par une volonté clairement exprimée de déconstruire le
regard porté par des générations successives d’Orientalistes
sur une terre d’abord réduite à ses références bibliques,
ensuite au « conflit » qui la déchire.
Les cent premières pages du livre s’ouvrent sur des
photographies prises au dix-neuvième siècle, à partir de
1839, date après laquelle de plus en plus de photographes
s’y rendront, afin « d’établir la présence permanente de la
Bible en cette terre ». Sur ces photos s’étalent
exclusivement des paysages, monts du Sinaï, vues de
Bethléem, des images de la Mosquée Omar, du Saint Sépulcre.
Ces photos d’une « Palestine invariablement vide de
Palestiniens » marquent la « redécouverte d’un pays approché
comme une gigantesque nécropole antique », un « musée
fantasmagorique ». Elles expriment un seul et même prisme,
celui de la passion pour la « terre du Livre ».
Les
Palestiniens, quand ils apparaissent au détour d’une ruelle,
ou au hasard de scènes qui se veulent naturelles, sont
placés comme de petits soldats de plomb dans un décor que le
photographe veut immuable. Les photos sont pour la plupart
des « mises en scène » théâtralisées, où le «
Palestinien/vestige » est placé dans un décor imposant. «
Placés/figés », les habitants de Palestine semblent alors
être des « intrus ».
Placés comme des petites figurines dans des paysages
majestueux, ou photographiés dans des poses qui visent plus
à renseigner sur des « types » — comme dans les séries de
cartes postales de l’époque coloniale — qu’à faire des
portraits d’individus, les Palestiniens imposent une
certaine distance avec l’artiste. Figés dans des décors
qu’on a choisis pour eux, les hommes et les femmes
photographiés dans ces clichés restent murés dans des
regards durs et fermés. Des regards que l’on retrouve dans
les photographies d’Indiens prises par des colons en
Amérique, dont plusieurs exemplaires sont reproduits ici.
Des regards qui changent de façon spectaculaire dans la
série de portraits prises par Khalil Raad au début du
vingtième siècle. Les « autochtones (…) sourient désormais à
l’objectif » ; dans un portrait intitulé Femme et enfant,
pris en 1920, la femme est détendue, rieuse, comme amusée
par le jeu de la pose. Son expression chaleureuse et vivante
exprime le rapport d’empathie qui la lie à l’artiste.
Mariages, scènes d’hommes et de femmes au travail dans des
champs de coton et de blé, enfants rassemblés devant la
porte d’une école : les photos de Raad sont l’antithèse de
celles du colon. Prises par un Palestinien, ce sont des
archives de l’intérieur. Derniers clichés d’une mémoire «
ordinaire », avant le passage aux photos de manifestations
et de martyrs et avant « la noyade ».
Les photos de l’expulsion en 1948 se comptent sur les doigts
des deux mains : seules « 9 images pour 800 000 absents »
expriment l’affolement et la hâte du départ.
Plus tard, en exil, là où le temps s’étire et se fige dans
l’expectative, les photos sont beaucoup plus nombreuses.
Prises dans les camps de l’UNRWA, elles capturent les
regards de l’attente et de l’impuissance.
Les
portraits de fedayyins, pris pour certains par un « artiste
militant » mort au combat (Hani Jawhariyyeh) dans les années
1970, sont une revanche face au désarroi de l’exil. Ces
regards de lutte, ces poses de guérilleros expriment
comment, « à la différence de leurs pères qui se dirigeaient
en 1948 vers le hors-champ, les enfants tentent de
réintégrer le champ ». Ces clichés pris sur le vif racontent
l’exultation militante à son comble, la fougue d’un peuple
tendu vers l’espoir de la victoire, hommes et femmes
ensemble, mêmes vareuses, et mêmes armes au poing.
Ces premières photos prises sur le vif seront peu à peu
détournées pour le besoin de la « propagande » et fabriquées
selon des mises en scènes préétablies — mais cette fois-ci
par leurs acteurs eux-mêmes. Cette magie de la mise en scène
photographiée sera à nouveau usurpée par le regard de
l’autre, cette fois-ci pendant les première et deuxième
Intifada. Cette fois-ci, c’est une autre mise en scène qui
fait rage, celle d’un conflit qui « croule sous les images
». Des images « qui, à force de se reproduire à l’identique,
finissent par ne rien montrer », selon l’expression de
Sanbar.
Comme antidote à ce regard qui ne répond qu’à un seul
impératif, celle du marché de l’image de guerre, Sanbar
choisit les œuvres de photographes qui, pour lui, ont
réellement « vu » ce qu’ils ont photographié, entre autres
Joss Dray, Antoine D’Agata et Patrick Tosani. Qui ont vu les
destructions et le deuil, le désespoir et l’absurde de la
répression, mais aussi l’enfance au quotidien. C’est sur les
portraits d’enfants de Tosani qu’Elias Sanbar clôt son
livre. Concluant ainsi sur des regards ordinaires, qui
revendiquent tout simplement leur droit à la vie.
Dina
Heshmat