Dans ce roman pour lequel il a obtenu le prix Ihsan
Abdel-Qoddous, Mohamad Al-Achri
utilise un style imagé pour décrire la passion amoureuse qui
déchire son narrateur, indissociable de son rapport à
l’univers. Ici, le voyage sur le Nil est l’occasion d’un
retour aux sources mythiques de l’Histoire égyptienne.
Imaginaire enflammée
Mille jours sur le fleuve, c’est suffisant pour ravauder
l’âme et ranimer le corps en creusant un passage pour amener
l’eau à la terre assoiffée. Il pensait à cette époque
lointaine où il avait quitté la maison du négociant, obsédé
par la douce jeune fille qui s’était attachée à lui, au
point où il ne savait plus que faire. Cupide avait décoché
sa flèche dans son cœur, puis l’avait laissé seul décider ce
qu’il avait à faire envers elle. En montant vers son village
endormi sur la montagne gardienne du fleuve, il repassait en
mémoire sa vie passée. Il était habité du désir de partir,
de changer de lieu, de fuir quelque chose qui gonflait dans
sa poitrine. Il décida d’accompagner un groupe de ses élèves
à l’école et d’amis pour un voyage sur le fleuve. Il avait
préparé un bateau parmi ceux qui étaient accostés sur la
rive du Nil sous son village.
Dans le port, il les poussait à se lever. Ils le suivaient,
chargés de tout ce dont ils avaient besoin. Ils observaient
l’horizon, au loin. Une joie débordante se dessinait sur
leurs visages alors qu’ils partaient pour ce voyage à
travers l’Histoire, vers les racines de cet être dont ils
buvaient l’eau et mangeaient les produits de son irrigation.
Cet être aux côtés duquel ils respiraient. Cet être qui les
rassurait sur le monde, quand ils entendaient sa voix
s’écouler dans le calme et la sérénité, traversant villes,
villages, hameaux, bourgs et déserts, se pavanant du sud au
nord, enracinant la vie dans la profondeur de la terre,
s’infiltrant dans les artères des arbres et des plantes. Ils
écoutaient son grondement monter en eux, mêlé à leurs
frémissements. Ils laissaient leurs cœurs fondre en lui,
puis inonder le désert de leurs sentiments. Il pensait à
l’expression selon laquelle l’Egypte est un don du Nil. Il
voyait l’autre face de cette phrase morte, se disait que l’Egypte
était la victime du Nil. C’est lui qui avait poussé les
Egyptiens à se réfugier dans le calme et la sérénité, à
s’endormir à l’abri de ses eaux, abandonnant à la sécheresse
et au vide le désert et tous ses trésors. Qu’en aurait-il
été si le Nil n’avait été là ?! Les gens seraient-ils morts
de soif ? Ils auraient cherché une source d’eau ; peut-être
se seraient-ils dispersés dans l’immense désert, peut-être
en auraient-ils fait un lieu adéquat pour la vie, un lieu
meilleur, plus spacieux, plus reposant que cette artère
étroite accolée au Nil. Peut-être leur tempérament aurait-il
été différent, peut-être n’aurait-il pas eu cette torpeur,
cette satisfaction face au fait accompli, sans que le sang
ne se révolte dans leurs veines. La vie autour d’eux
changeait, mais ils restaient impuissants, vieillissant,
exactement comme le Nil, las de couler entre des visages
endormis, engourdis, où rien n’indiquait que la vie pourrait
à nouveau s’insuffler dans les âmes.
***
Debout, il maintenait le gouvernail du bateau. Au batelier,
il indiqua le sud. Ils partirent, la voile fendait l’eau en
toute facilité et souplesse. Il scrutait leurs traits perdus
dans l’eau du fleuve. Leurs regards se rencontraient là-bas,
près d’un cours d’eau sur la rive droite du fleuve, là où le
regard se perd, là où l’eau glisse, part loin, se lance dans
une immense fissure sans fin.
Des créatures marines s’élançaient du fond et volaient
autour du bateau. Elles faisaient bouger leurs nageoires,
leurs têtes en direction du ciel, accompagnant les membres
de l’équipée, qui, penchés sur les rebords du bateau,
tendaient la main pour saluer ces créatures affectueuses,
qui illuminaient la nuit d’éclats phosphorescents étincelant
dans la lumière de la lune.
***
Il les trouvait distraits. Il attira leur attention et les
obligea à se concentrer en leur expliquant le secret devant
eux. Là, par le passé, à cette embrasure appelée «
l’ouverture d’Al-Hawara » ou « Al-Lahun », à travers une
petite branche de cet arbre qu’était le fleuve, l’eau
s’était engouffrée vers l’oasis du Fayoum à travers « Bahr
Youssef », creusé par Youssef Al-Seddiq sur ordre du pharaon
d’Egypte, Al-Aziz.
A cette époque, la région était truffée de marécages.
Youssef rassembla autour de lui des hommes jeunes, qui
travaillèrent nuit et jour, sans répit. Au bout de
soixante-dix jours, ils avaient creusé Bahr Youssef, bonifié
la terre, sauvé les gens d’une famine qui les aurait décimés
pendant sept ans et ajouté aux greniers à blé des récoltes
abondantes.
Quand Al-Aziz vit que le travail avait été accompli en aussi
peu de temps, il parla avec Youssef et lui dit que le
travail aurait au moins nécessité mille jours, « alf youm ».
Plus tard, les gens mélangèrent les deux mots dans leurs
paroles, et cela devint « Al-Fayoum ».
A ce moment-là, l’un des membres de l’équipée cria :
— Génial !
— Nous voulons entrer dans Bahr Youssef, ajouta un autre.
Les autres insistaient. Il fit alors signe au batelier
d’exécuter ce qu’il avait entendu, d’entrer avec eux dans ce
trou, et de naviguer dans Bahr Youssef. Ils changèrent la
marche du voyage pour prendre la direction du Fayoum. Ils
lui demandèrent de leur en raconter plus, se basant en cela
sur sa qualité d’enseignant d’histoire, qui faisait de lui
la personne la plus indiquée pour leur faire découvrir plus
de choses encore.
Il riait en regardant le soleil. Il s’installa sur le bord
du bateau, s’étendit en direction de l’eau. Il but dans le
creux de la main, s’aspergea le visage et les vêtements avec
bonheur. Ils les trouvaient agités, ils gênaient.
Leur tohu-bohu permanent l’inquiétait. Agacé, le chef du
voyage, au visage mat et aux traits fins, s’approcha de lui
pour lui montrer ce qu’ils faisaient. Ils échangèrent un
regard rapide, il les appela, puis leur ordonna de rester
calmes, et leur promit de les laisser toucher l’eau l’un
après l’autre. Ils obéirent ; le murmure de leurs voix
s’élevait au-dessus de leurs têtes et attirait de nombreux
vols d’oiseaux qui, émergeant tels des nuages blancs, les
ombrageaient de leurs ailes froides.
***
L’oasis était habitée et même assez peuplée en l’an 4440
avant notre ère. Elle était devenue une résidence pour les
grands hommes du pharaon, ses vizirs, près du superbe lac «
Maurice », dont l’eau s’est évaporée au fil du temps. Il
n’en reste plus que le petit lac Qaroun, dont la surface ne
dépasse pas les 220 km2. Le niveau de l’eau y est de 45 m
au-dessous du niveau de la mer. Il doit son nom à Qaroun, le
vizir de Pharaon et le gardien de ses innombrables greniers.
Mais son ambition de plus le fit remettre sa richesse à son
travail comme chimiste, et sa capacité à transformer la
poussière en or.
Au cours de ses expériences d’alchimie sur les métaux, une
explosion terrible eut lieu, qui fit trembler sa maison et
la tassa au cœur de la terre sous des couches sédimentaires
de pierres calcaires et de pierres sablonneuses effritées,
qui en bouchèrent tous les accès. Depuis cette date, ses
eaux clapotaient désormais en vagues tristes qui
s’éteignaient presque avant de naître. Quand ils planaient
au-dessus de ces eaux, les oiseaux restaient hésitants,
incapables de piquer et de happer des poissons pour nourrir
leurs petits ou calmer leur faim. Les pêcheurs y étendaient
leurs filets et les jetaient lentement. Quelque chose en eux
leur faisait craindre de les retirer pour les voir à chaque
fois ressortir vides et déchirés.
***
Après avoir goûté l’eau salée, ils lui demandèrent :
— Tu vois le sel sur nos langues. Comment toute cette
verdure a-t-elle pu se développer et s’étendre ?
Tout en se déplaçant, il sourit, regardant ce qu’il avait
dans les mains :
— Voici le papyrus que je vais vous montrer. En attendant,
profitons de ces magnifiques paysages.
Traduction de Dina Heshmat