Bernard Kouchner,
ministre français des Affaires étrangères, était au Caire
cette semaine en compagnie du président Nicolas Sarkozy lors
de sa première visite en Egypte. Il évoque ce séjour et les
questions brûlantes de la région.
« Si la vie des Palestiniens ne s’améliore pas rapidement,
le processus de paix ne marchera pas »
Al-Ahram
Hebdo : Quel était l’objectif de la première visite
officielle du président Nicolas Sarkozy ?
Bernard Kouchner :
Nous sommes venus pour développer nos rapports avec l’Egypte,
avec laquelle la France entretient des relations fréquentes,
étroites et cordiales, qui tiennent à une longue tradition.
Les sujets des discussions n’étaient pas des questions de
discorde. La France veut renforcer un partenariat
stratégique avec l’Egypte. C’est une chose essentielle pour
nous, car l’Egypte est le plus grand pays de la région. Dans
toutes les directions, nous sommes aux côtés, avec, à la
suite des Egyptiens pour trouver des solutions aux problèmes
du Moyen-Orient. Sans les Egyptiens, il n’y a pas de
solutions. Le Caire, Alexandrie, Paris, c’est le meilleur de
la Méditerranée. La seule chose sur laquelle le président
Sarkozy a tenu à insister était son projet d’Union pour la
Méditerranée. Cette évolution de « de » à « pour » entend
insister sur le fait que ce sont des « projets concrets » —
et non pas de grandes constructions administratives et
bureaucratiques — qui réuniront les pays de la Méditerranée.
Pour l’heure, nous avons de notre côté les pays de la face
nord de la Méditerranée, le Portugal, l’Espagne, l’Italie et
la Slovénie. La Grèce viendra. De l’autre côté, il y a déjà
le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et l’Egypte. Le groupe est
en constitution. C’est vrai qu’il y a des pays qui sont un
peu sourcilleux, hésitants, voire critiques vis-à-vis du
projet. Mais ils y participeront au coup par coup quand ils
le veulent. Le projet n’est pas une opposition aux
structures de coopération méditerranéennes existantes, mais
un complément avec elles et avec l’Europe. Ce qui est
différent par rapport au processus de Barcelone, ce sont les
projets qui regrouperont véritablement l’intérêt des
populations. Des projets construits à géométrie variable.
— Comment entendez-vous surmonter l’opposition de
l’Allemagne qui craint que ce projet ne provoque l’implosion
de l’Union Européenne (UE) ?
— La chancelière allemande, Angela Merkel, avait des
inquiétudes légitimes. Nous l’avons rassurée : le projet de
la Méditerranée doit être considéré comme un pont entre les
civilisations, entre l’UE et l’Union Africaine (UA), entre
les cultures occidentale et européenne, et arabo-musulmane.
C’est ça l’intérêt du projet qui doit se faire naturellement
autour de la Méditerranée, à travers l’amélioration de la
vie quotidienne de ses citoyens.
— Et la Turquie ...
— La Turquie a une petite réticence, parce qu’elle craint
que le projet ne soit un moyen de l’empêcher d’adhérer à
l’UE. Mais nous lui avons dit que l’Union pour la
Méditerranée n’interfère en rien dans les négociations entre
Ankara et Bruxelles.
— La crise de l’élection d’un président au Liban traîne
en longueur et les complications n’ont cessé de s’accumuler.
Comment régler cette crise ? Qui bloque ?
— C’est vraiment une crise très compliquée. J’ai cessé de
croire qu’elle sera réglée dans les jours qui viennent. Il
faudrait un miracle. Mais je n’y crois pas, car
l’opposition, et les pays avec qui elle est en rapport, ne
veulent pas que l’élection ait lieu. Nous avions beaucoup de
difficultés déjà à l’intérieur du camp chrétien entre le
courant du 14 mars (majorité parlementaire) et le général
Michel Aoun sur le choix du président qui doit être chrétien
maronite. Mais nous avions surmonté cette difficulté, le
général Aoun ayant renoncé à se porter candidat. De l’autre
côté, nous avions des difficultés avec l’opposition que nous
avons également réglées. Une fois que majorité et opposition
sont tombées d’accord sur un candidat de consensus, Michel
Sleiman, la voie paraissait libre pour l’élection du
président. Mais l’opposition a émis de nouvelles conditions
sur la composition du gouvernement qui contredisent l’accord
de Taëf.
— Quel est l’intérêt de l’opposition, et de ceux qui la
soutiennent dans la région, à bloquer l’élection du
président ?
— Les intérêts sont contradictoires. L’Iran n’a pas intérêt
à ce qu’il y ait chaos au Liban parce qu’il a intérêt à
garder son allié, le Hezbollah, en l’état et la force qu’il
représente face à Israël. Et tout le monde sait que le
réarmement du Hezbollah est non pas au sud de Litani mais au
nord. En revanche, la Syrie a intérêt à ce qu’il n’y ait pas
de gouvernement fort parce qu’elle a toujours pensé que le
Liban était sa dépendance immédiate. D’autre part, il y a le
tribunal spécial pour juger les responsables de l’assassinat
de l’ancien premier ministre Rafiq Hariri.
— Pourquoi l’UE ne joue-t-elle pas de rôle politique dans
le règlement du conflit israélo-palestinien qui soit à la
hauteur de sa contribution financière au processus de paix ?
— L’Europe n’est pas assez adulte. Cependant, l’Europe est
très impliquée à travers le Quartette international sur le
Proche-Orient, dont le représentant n’est autre que Tony
Blair, un Européen très convaincu. C’est lui qui dirige,
avec la Commission européenne, la mise en place du plan du
premier ministre palestinien, Salam Fayyad. Je dois encore
dire que par rapport à la conférence d’Annapolis, celle de
Paris, qui a réuni en décembre les donateurs pour l’Autorité
palestinienne, était aussi politique. Les discours des
intervenants étaient politiques, les prises de décision
étaient politiques. Ce n’était pas seulement de l’argent.
C’était une conférence certes de donateurs, mais une
conférence très politique. Parce que nous avons le plan de
Fayyad qui comprend la bande de Gaza, pour laquelle des
projets immédiats sont prévus. Mais s’il n’y a pas
l’ouverture des barrages et un vrai arrêt de la
colonisation, cela ne marchera pas.
— Mais à Annapolis, il a été décidé que seuls les
Américains seront juges de l’état d’avancement dans
l’application des engagements pris par les Israéliens et les
Palestiniens ...
— C’est vrai. Mais nous, Européens, jugerons des réalités,
car si la vie quotidienne des Palestiniens ne s’améliore pas
rapidement, le processus de paix ne marchera pas. Et cela
c’est nous qui le contrôlons. Il faut donner un rôle plus
important à l’Europe. Nous l’avons, et nous l’avons mal
joué.
— Pensez-vous qu’Israël est vraiment sérieux dans son
intention de régler son conflit avec les Palestiniens,
surtout qu’il vient d’annoncer de nouvelles constructions à
Jérusalem-Est ?
— Ces nouvelles constructions ne sont pas un bon signe. Mais
je crois qu’Israël est sérieux. Le premier ministre Ehud
Olmert et le président palestinien Mahmoud Abbass sont très
faibles chacun de son côté. Et c’est peut-être cette
faiblesse-là qui est le grand atout. Les deux hommes sont
sincères dans les limites de leurs possibilités. Moi, j’y
crois. Feignons au moins d’y croire. Faisons tout pour y
croire.
— Les Occidentaux accusent Khartoum de bloquer le
déploiement de la force hybride Onu-UA au Darfour, alors que
le Soudan accuse les Occidentaux de vouloir s’ingérer dans
ses affaires intérieures. Qu’en dites-vous ?
— Le Darfour est une tragédie. Le gouvernement bloque le
déploiement de la force Onu-UA, c’est clair. Mais ce qui
bloque le plus, malheureusement, c’est la difficulté
d’entente entre l’UA et le Soudan. Ce qui bloque le plus
c’est que le président Omar Al-Béchir a souhaité que les
soldats de la force soient d’abord des Africains. Il a dit
qu’il acceptera d’autres nationalités après la venue des
soldats africains. C’est encore une façon de repousser le
déploiement. Entre-temps, les massacres continuent au
Darfour, dont certains sont attribués au gouvernement. Cette
situation est intolérable.
— Et les accusations d’ingérence ...
— Oui, on veut s’ingérer contre les massacres. C’est la
recommandation des Nations-Unies, de la loi internationale
qui parle de la responsabilité de protéger. La France n’a
pas de soldats au Darfour. Khartoum a demandé des Africains.
Qu’il laisse venir les Africains. Mais, ils ne viennent pas.
Les transports ne sont pas acquis, le matériel manque ...
C’est un problème partagé entre l’UA et l’Onu, parce que ce
n’est pas facile de monter une opération conjointe. Et les
Soudanais jouent très bien de cette affaire. Pendant ce
temps-là, ils massacrent. Nous sommes appelés par les
populations. Les chefs rebelles le demandent. Nous voulons
arrêter les massacres. C’est tout. Le reste, ils le
régleront politiquement comme ils le veulent. Ce n’est pas
notre problème.
— La récente visite du colonel Kadhafi à Paris a suscité
un tollé en France, où le gouvernement a été accusé d’avoir
sacrifié la défense des droits de l’homme sur l’autel des
intérêts économiques. Qu’en dites-vous ?
— Il fallait que le colonel Kadhafi vienne à Paris. Il
fallait que l’on donne au moins un quitus, un signe
d’approbation à ceux qui évoluent dans le bon sens, ceux qui
quittent l’extrémisme et les attentats, ceux qui renoncent
aux armes de destruction massive. C’était un fait positif de
la diplomatie française renouvelée. C’est vrai que pour les
droits de l’homme et la politique étrangère, il faut faire
des efforts pour que les deux restent ensemble. Mais on ne
peut pas fonder à 100 % la politique étrangère sur les
droits de l’homme. La vérité est que tout le monde s’est
précipité en Libye, alors que les infirmières bulgares
étaient encore en prison. Cela n’a empêché personne de
signer des contrats. Nous, nous les avons fait sortir. Et
c’est seulement après que nous avons signé des contrats et
reçu Kadhafi.
— Les négociations sur le dossier nucléaire de l’Iran
paraissent dans l’impasse. Quelle issue envisageable à cette
crise ?
— Pour le moment, nous ne sommes pas très avancés car le
conflit entre les tendances au sein du gouvernement iranien,
celles d’Ahmadinejad et de Khameini, est très important.
Est-ce qu’on peut jouer de cela ? Peut-être. De toute façon,
nous continuons, les six grandes puissances, à travailler
sur une résolution imposant de nouvelles sanctions à l’Iran.
— La récente nomination de Saïd Djalili, un dur proche
d’Ahmadinejad, à la tête des négociateurs iraniens
n’a-t-elle pas compliqué les choses ?
— C’est vrai que c’est un mauvais signe. Et j’ai le
sentiment que l’on assiste à un renforcement du camp
d’Ahmadinejad. Mais nous continuerons à négocier.
— Pensez-vous que l’Iran a vraiment l’intention de
développer une arme nucléaire ?
— Non, je ne pense pas que le peuple iranien le veut. Il
veut en revanche occuper sa place. L’Iran est un grand pays
qui occupe dans l’Histoire une place considérable, avec une
grande culture. Et puis c’est le retour d’une offensive des
chiites — comme en Iraq et au Liban —, qui étaient malmenés
par l’histoire religieuse et que les sunnites considéraient
comme des gens de seconde catégorie. Il ne faut pas oublier
non plus que l’Iran est une grande « démocratie »
religieuse. De toute manière, nous ne pouvons pas accepter
une bombe atomique iranienne en raison du risque de
prolifération.
Propos recueillis par Hicham Mourad