Roman .
Désormais disponible en arabe, Tuez-les tous, de l’Algérien
Salim Bachi, imagine les 24
dernières heures de l’un des kamikazes du 11 septembre 2001.
Un roman à la fois passionné et nuancé.
Doutes ultimes
«
Car celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou
qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré
comme s’il avait tué tous les hommes ». Ce verset résume le
dilemme auquel se retrouve confronté le personnage principal
de Tuez-les tous, Seif Al-Islam, qui s’apprête à lancer « le
Boeing 767 de la compagnie American Airlines sur les deux
tours les plus orgueilleuses de l’humanité ». Un dilemme
qui, au fond, n’en est pas un, car sa décision est déjà
prise, née d’une haine et d’une rancœur ; la haine de
l’injustice, la haine de New York, « la ville des iniquités
», du World Trade Center, « symbole de l’orgueil démesuré de
l’Amérique ». La rancœur d’un échec personnel, celui de
l’intégration dans l’univers de « l’homme blanc », conté à
travers l’échec d’un mariage avec une femme blanche, qui a
marqué le début de la marginalisation dans la société
européenne.
Un dilemme qui n’en est pas un, parce qu’il n’y a plus de
choix ; car au-delà de la décision, il y a la force d’un
destin qui semble conduire Seif Al-Islam tout droit vers les
tours new-yorkaises. Au cours de ces dernières vingt-quatre
heures, passées à errer dans Portland, petite ville
américaine glauque et sans personnalité, il réchappe
miraculeusement à deux incidents (un racket et une
arrestation par des flics) qui auraient pu lui coûter la
vie, ou tout simplement lui faire rater son avion. Incidents
qui, au-delà de leur brutalité immédiate, faisaient miroiter
à Seif Al-Islam un espoir — celui d’échapper à son destin ;
mais à chaque fois qu’il s’en sort, se confirme chez lui
l’assurance que le maktoub est inéluctable.
En plus de cette destinée tragique, ce héros est né à Cyrtha,
ville imaginaire, presque maudite, omniprésente dans l’œuvre
de Bachi, surtout dans Le Chien d’Ulysse (2001) et Douze
contes de minuit (2007). Il ne restait donc plus qu’un seul
élément pour donner à Seif Al-Islam la carrure d’un
personnage de Shakespeare — dont les vers lui reviennent
dans ses rêves éveillés aussi souvent que les versets du
Coran : le doute. Rien de plus éloquent que le style haché,
la ponctuation incisive, parfois sans majuscules, de Bachi
pour exprimer cette interrogation douloureuse qui déchire le
héros : comment justifier l’assassinat prémédité de milliers
d’innocents ? Seif Al-Islam en est convaincu, rien ne peut
le justifier ; il ne trouve dans les multiples versets et
références à l’histoire du prophète imbriqués dans son
monologue halluciné que des confirmations au caractère
condamnable de l’opération ; il n’éprouve même pas de
sentiment d’allégeance à « l’organisation » secrète qui l’a
recruté, dirigée par un Saoudien, le « démon », que Seif
Al-Islam classe parmi les « hypocrites » — allusion
transparente à Al-Qaëda et Bin Laden. Il est même sûr — sans
oser le dire à son jeune coéquipier — que le prophète « lui
cracherait à la figure plutôt que de s’asseoir à ses côtés
».
Mais alors, la haine le reprend, la « haine des Juifs », car
« la bande de Gaza avait été envahie par les chars juifs »,
la haine des femmes — de sa mère, de son ex-femme européenne
qui en avortant a tué son fils, malgré un élan passager pour
une jeune femme noire rencontrée dans la boîte de nuit où il
passe ses dernières heures, extatique et abruti, sous
l’effet de l’alcool et des euphorisants. Espace dénigré par
excellence, espace de la décadence, cette boîte de nuit,
avec son univers sensoriel agressif, ses spots éblouissants,
ses sons stridents, constitue dans le texte un cadre idéal
au monologue haché de Seif Al-Islam, ses flashs de mémoire
décousus, ses arguments ressassés en boucle. Cet espace,
symbolisant de son point de vue la perte de valeurs du monde
occidental, est paradoxalement approprié à son délire, à son
désir de perdition, voire de suicide — péché extrême.
C’est l’une des multiples contradictions de ce personnage,
que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher d’un autre
personnage-kamikaze, porté à l’écran par Hani Abou-Assaad
dans Paradise Now, en ce qu’ils semblent casser tous deux
les stéréotypes du militant islamiste qui a fait le choix de
mourir avec ses cibles. Le héros de Bachi se différencie par
la force passionnelle de sa haine. Une haine d’impuissant
dont la seule consolation est dans un rêve de puissance
absolue. Rêve à qui Bachi a su donner, en s’inspirant d’un
événement théâtral, des accents de tragédie antique. Dont on
imaginerait sans peine le héros se produire sur les
planches.
Dina Heshmat
Salim Bachi, Tuez-les tous, Gallimard, 2006.
Pour la traduction en arabe: Oqtolouhom djamiaan, Barzakh,
2007.