Centre du Sinaï .
Les bédouins de cette région souffrent des mesures de
sécurité draconiennes imposées depuis 2004 après les
attentats de Taba. Visite dans une région oubliée.
Cannabis, terrorisme et poigne de fer
Se
rendre au centre du Sinaï est une mission quasi-impossible.
Pour l’accomplir, des autorisations des services de
renseignements, de la Sûreté de l’Etat et du ministère de
l’Intérieur sont indispensables. Permis qui ne sont pas
accordés facilement. Autre nécessité : établir des contacts
avec des bédouins qui, avec un 4x4, peuvent pénétrer dans le
désert. Sans compter qu’il faut s’assurer que la tribu
accepte d’avoir des contacts avec la presse. Chose plus
aisée actuellement, car ils veulent faire état de leurs
revendications notamment après les derniers événements du 25
avril. Ce jour-là, deux bédouins ont trouvé la mort suite à
une poursuite par la police qui tentait d’arrêter leur
véhicule sans plaque d’immatriculation. D’après le ministère
de l’Intérieur, les deux bédouins ont tiré sur les
policiers, qui ont riposté. La police a alors encerclé le
village de Mahdiya dont les deux victimes sont issues.
Craignant la brutalité de la police et les arrestations, des
centaines de bédouins quittent alors le village pour se
rendre près des frontières d’Israël. On raconte que certains
d’entre eux ont tenté de passer dans ce pays. Cependant, les
bédouins affirment qu’il s’agit de rumeurs préméditées pour
semer la zizanie entre les bédouins et le régime. « Nous
n’avons aucune intention de recourir à Israël. Ce sont les
gardes-frontières israéliens qui ont coupé les barbelés à la
frontière et nous ont appelés à passer en Israël. Mais, nous
sommes très attachés à notre nationalité égyptienne et nous
avons refusé. Tout ce que nous voulons, c’est de nous sentir
en sécurité », assurent les bédouins.
Le sit-in des bédouins a duré 4 jours, jusqu’à ce qu’un haut
responsable leur ait rendu visite le 1er mai pour connaître
leurs revendications. Les bédouins se plaignent des
agressions répétées des forces de l’ordre, des incursions
continuelles dans leurs maisons et des arrestations
arbitraires même des femmes sans jugement ni inculpation. La
police mène en effet des opérations dans la région depuis
l’attentat de Taba en 2004. Ces faits qui remontent à trois
semaines constituaient la plus grande manifestation de
colère des bédouins depuis les attentats de Taba, lorsque
des bédouines ont manifesté sur les places du Nord-Sinaï
pour réclamer la libération des détenus en 2005. De toute
façon, les derniers événements viennent de mettre en relief
la situation précaire des bédouins du Sinaï.
Une région pas encore normalisée
Occupé par Israël de 1967 à 1982, le Sinaï est depuis le
Traité de paix de 1979 divisé en deux gouvernorats, celui du
nord qui renferme le nord et le centre du Sinaï, et celui du
sud. La région du centre est placée sous un régime de
sécurité spéciale, vu sa situation géopolitique (ses
frontières orientales s’étendent le long d’Israël). Pour y
accéder, il faut emprunter une route asphaltée qui lie le
nord au sud. Depuis 1995, il est interdit aux étrangers
d’accéder à cette région sous prétexte de mettre fin à la
chasse aux animaux du désert. Or, cette région s’est
transformée en nid de trafiquants de drogue et d’armes. Et
étant donné sa nature montagneuse, elle est devenue un abri
pour les terroristes. Sur la route qui mène vers le centre
du Sinaï, on ne voit que des véhicules de police qui
sillonnent la région 24h sur 24. Cette région possède deux
conseils locaux, Al-Neikhl et Al-Hasanna, et abritent 30 000
bédouins.
Al-Neikhl est une région qui renferme plusieurs villages.
Son aspect plutôt moderne retient immédiatement l’attention.
De petits restaurants, des cafés et quelques maisons en
béton accueillent le visiteur. Pour accéder aux lieux où
vivent les bédouins, il faut parcourir une centaine de
kilomètres en plein désert. Les bédouins résident dans des
huttes construites avec des feuilles de palmiers.
La vie des bédouins du Centre du Sinaï a été totalement
bouleversée après les attentats terroristes de ces dernières
années et l’émergence d’un mouvement armé nommé Al-Tawhid wa
Al-Jihad accusé d’être le commanditaire des attentats de
Taba, Noweiba et Charm Al-Cheikh et dont les membres
seraient, selon les appareils de sécurité, des bédouins. Les
mesures de sécurité ont bien évidement été renforcées. Et
les appareils de sécurité veulent à tout prix arrêter les
terroristes. « L’émergence d’un mouvement terroriste là où
il n’en existait pas auparavant a donné lieu à des tensions
entre la population et l’Etat. Le gouvernement a tenté de
résoudre le problème d’un point de vue strictement
sécuritaire, ce qui est une erreur et il est en train d’en
payer le prix », explique Salah Al-Bolok, chercheur
spécialisé dans la société bédouine. Il explique que les
appareils de sécurité se comportent avec brutalité. « Ils
arrêtent les gens arbitrairement et parfois même leurs
familles pour les obliger à faire des aveux », précise-t-il.
Face à cette situation, les bédouins n’avaient d’autres
solutions que d’aller vivre dans les montagnes avec leurs
familles et d’abandonner leurs foyers. Et pour y survivre,
ils ont eu recours à la culture du cannabis. Et quand on
sait qu’un petit terrain de 5 hectares rapporte en trois
mois 30 000 L.E., on comprend pourquoi en l’espace de
quelques mois les régions montagneuses du centre du Sinaï
ont été transformées en champs de cannabis.
« Les appareils de sécurité ont transformé les bédouins en
trafiquants de drogue et d’armes et ils cherchent maintenant
à les arrêter. Ils ont produit un cercle vicieux », commente
Saïd Aliane, bédouin du centre du Sinaï.
Reconnaître le terrain
Après les événements du 25 avril, le gouvernement a dépêché
un haut responsable pour rencontrer les bédouins et
connaître leurs revendications. Ces derniers réclament la
libération de centaines des leurs, détenus depuis cette date
sans jugement. Ils veulent que les policiers qui ont tué les
deux victimes soient traduits en justice. Mais les bédouins
ont d’autres revendications aussi : un véritable plan de
développement pour leur région qui souffre de négligence.
Les bédouins mènent en effet une vie rudimentaire. Le
problème majeur est le manque d’eau. « Il y a quelques
années, le gouvernement nous a creusé une soixantaine de
puits. Mais, la plupart d’eux se sont asséchés », explique
une bédouine d’une cinquantaine d’années. Elle est obligée
de parcourir le désert quotidiennement à la recherche d’un
puits qui contient encore de l’eau. « Nous sommes privés
d’eau potable. Lorsque je trouve un puits, je remplis une
dizaine de jerricanes, qui me suffissent p
our trois jours, mais j’ai toujours peur de ne plus trouver
d’eau le lendemain », ajoute-t-elle.
Les bédouins avaient accueilli avec joie la décision de l’Etat
de creuser le canal d’Al-Salam dont le but est d’acheminer
l’eau du Nil vers le nord et le centre du Sinaï. Ce canal
doit alimenter en eau au moins 400 000 feddans, dont 50 000
devaient être distribués aux bédouins pour les cultiver.
Toutefois, l’amertume s’est emparée des bédouins l’année
dernière, lorsqu’ils ont appris que le canal s’arrêtera au
nord seulement sous prétexte que la région du centre est
montagneuse et très élevée, ce qui nécessite des fonds
énormes. « Le résultat est que le centre du Sinaï n’a rien.
Le gouvernement nous sort ces prétextes au moment où il est
en train de débourser des milliards à Tochka à la Nouvelle
Vallée », critique Abdel-Hamid Salmi, député du Nord-Sinaï.
Comparé au nord et au sud du Sinaï, le centre de la
péninsule manque d’infrastructures. « Nous n’avons qu’un
seul centre médical. Toutefois, le médecin est toujours
absent. N’étant pas originaire de la région, il ne veut pas
venir vivre dans un endroit où il n’y a pas d’eau potable
pour toucher à la fin du mois un salaire de 200 L.E., sans
compter la vie dure dans le désert », affirme Oum Fayçal qui
se rend à l’hôpital d’Al-Arich, situé à une distance de 300
kilomètres pour se soigner.
Une infrastructure scolaire précaire
Bien que le taux d’analphabétisme soit important, les
familles inscrivent leurs enfants dans la seule école qui se
trouve dans le désert. Les professeurs ne viennent qu’une
fois par semaine. « Voilà, les examens de fin d’année
approchent et ma fille, étudiante en troisième préparatoire,
est toujours dans les premiers chapitres dans toutes les
matières », souligne Mesmeh Aliane. Rares sont ceux qui
continuent leurs études secondaires ou supérieures, à
Al-Arich. Affaire qui ne préoccupe pas les bédouins, car ils
ne sont pas recrutés dans les institutions gouvernementales.
Autre problème émergeant sur la scène , le chômage. En
effet, il n’y a pas de tourisme au centre du Sinaï et les
bédouins travaillent dans la bergerie. Une activité qui
commence à s’éclipser avec le manque d’eau. Certains ont eu
recours au trafic de voitures. D’autres décident d’aller
travailler dans le Delta ou dans le tourisme au nord ou au
sud. Mais, après les attentats de Taba, on refuse
d’embaucher toute personne d’origine bédouine. Ce qui a
aggravé le taux du chômage parmi eux.
Depuis 1982, des programmes de développement
socio-économique ont été engagés par l’Etat dans le Sinaï.
En 2002, un plan gouvernemental a été lancé pour en assurer
le développement, dont le coût total est évalué à 75
milliards de L.E. et devrait être achevé en 2017. Les
objectifs sont : arrêter l’exode des habitants originaires
de la région, encourager le retour de ceux qui ont déjà
quitté le Sinaï et transformer ce dernier en un gouvernorat
d’attraction pour les habitants de la vallée du Nil. Mais
les populations du centre n’ont que marginalement bénéficié
de ces mesures de développement. « Le gouvernement a ignoré
les problèmes socio-économiques et culturels du centre.
Cette négligence a fait naître chez certains un profond
sentiment de discrimination. Le bédouin se sent étranger
dans son propre pays comme s’il était un citoyen de deuxième
catégorie », note Ismaïl Auda, chef du conseil local du
centre du Sinaï. Le développement du centre du Sinaï
sera-t-il programmé dans le plan du gouvernement ? .
Ahmed
Sélim
Héba Nasreddine