Remémoration d’une histoire d’amour qui a échoué, le premier
roman de Mahmoud Abdel-Wahab,
Siratouha al-oula (Charqiyat, 2006), en évoque en toute
simplicité les moments intenses et orageux. Mais aussi,
comme ici, les anecdotes drôles et savoureuses.
Premier récit
-22-
On a fait le tour de tous les hôtels d’Alexandrie qui se
trouvent sur la corniche, de Cleopatra à Al-Raml. Dans
chaque hôtel, on lisait dans le regard des employés de la
réception et de la sûreté, le doute et la suspicion.
On était arrivés à Alexandrie vers midi cette fois-ci. Chez
moi, la configuration n’était pas très favorable : mon frère
était en vacances pour quelques jours et logeait à la
maison.
Il était difficile pour eux de loger un homme et une femme
ensemble, même dans deux chambres séparées. Car, venus
ensemble, ils ne pouvaient — évidemment avoir qu’un seul but
: faire l’amour.
Leur regard laissait en moi une impression de bizarrerie ;
ils avaient le sang chaud ces Alexandrins.
Dans une rue perpendiculaire à la corniche, dans le quartier
entre Al-Raml et Al-Manchiya, se trouvait l’hôtel Crillon.
L’employé nous donna deux chambres, chacune à un bout de
l’hôtel qui était constitué de deux appartements séparés
ouverts l’un sur l’autre. La réception était située au
milieu. Si je voulais aller la voir dans sa chambre le soir,
je devrais passer devant cette réception. Et comme j’étais
un habitué des hôtels, je savais exactement à quoi pensait,
sans aucun doute, l’employé derrière la réception. Dans
l’espoir qu’elle réussirait, elle, à apaiser les soupçons de
l’homme, je lui laissais donc la parole, même si la
tentative devait échouer.
— On veut deux chambres l’une à côté de l’autre, dit-elle.
— C’est malheureusement interdit, répondit l’homme,
mi-insistant, mi-gêné.
— Pourquoi ?
— Les instructions du ministère du Tourisme.
Il n’y avait – bien sûr — aucune instruction de ce type, ni
même des instructions de la sûreté intérieure à l’hôtel. Il
s’agissait simplement d’un usage appliqué dans les hôtels.
C’était « quelque chose » qu’on avait hérité de nos coutumes
arabes, c’est tout.
Nesma ne s’arrêta pas là. Elle se tourna vers moi et me
demanda, devant lui :
— Elles existent vraiment ces instructions ?
Comme elle savait pertinemment que je ne donnerais pas la
réponse susceptible de prolonger la polémique, elle
s’adressa de nouveau à lui :
— Vous avez devant vous un ancien hôtelier, demandez-lui.
— Allez, viens on s’en va. Ce ne sont pas les hôtels qui
manquent, dis-je en m’adressant à elle.
— Où est le problème, monsieur ? Les chambres sont toutes
très belles.
— Le problème — c’est elle qui répondit — est que c’est la
première fois de ma vie que je me retrouve dans un hôtel
pareil, et je ne me sentirai en sécurité que s’il est à côté
de moi.
— Madame, cet hôtel est très sûr. La sécurité y est garantie
partout.
Elle lui dit, après que nous avons vu les chambres et
accepté le prix :
— On va réfléchir.
Elle sortit la tête haute. J’ai eu envie de l’embrasser dans
la rue — mais je ne le fis pas.
A l’hôtel La Mecque, l’employé était plus direct. Dès qu’il
nous vit entrer, il nous dit :
— On ne peut pas loger un homme et une femme venus ensemble,
même séparément, sur deux étages différents.
On laissa derrière nous Al-Raml et ses hôtels, et on se
dirigea vers Al-Ibrahimiya et Cléôpatra.
Une employée très jeune nous reçut, nous scruta,
soupçonneuse, puis nous lança littéralement :
— Il faut que ça soit clair dès maintenant, pour qu’il n’y
ait pas de problèmes après : interdit d’entrer dans la
chambre de la demoiselle la nuit.
Le rire que je dus étouffer, en me disant que Nesma devait
sûrement faire comme moi, valait largement la nuit
elle-même.
La phrase qu’elle dit en sortant, en réplique à celle de la
fille, suffisait à elle seule :
— Elle veut dire qu’il est interdit de sauter la demoiselle.
Difficile de décrire le rire qui nous secouait les côtes
alors qu’on allait d’une humiliation à l’autre, sans que
cela ne nous atteigne. Comme si on ne cherchait pas à faire
une de « ces choses », comme si notre désir avait rapport à
la démesure en soi, comme s’il ne s’agissait pas d’atteindre
un autre objectif.
A l’hôtel Saint-Marc, on a joué un autre jeu. Pour faire
diversion sur notre situation avec les Alexandrins, on a
demandé une réduction sur le prix officiel, sur base d’un
fax envoyé à l’hôtel par l’entreprise qui nous employait.
— Quelle entreprise ?, demanda l’employé.
Avant même que je ne prononce un mot, elle avait déjà
répondu :
— C’est un bureau privé.
Je mentionnai un nom imaginaire.
L’employé répondit que ce bureau n’avait pas passé de
contrat avec l’hôtel et que, partant, on ne pourrait pas
profiter du prix préférentiel.
Il ajouta : Mais vous pouvez, Monsieur, prendre deux
chambres au prix normal.
L’employé cherchait à vendre à n’importe quel prix, et c’est
exactement ce qu’on cherchait. On a vu les deux chambres ;
la première était dans les étages du bas, la deuxième dans
ceux du haut. Ils nous dirent que toutes les chambres de
l’hôtel étaient occupées. Bien sûr, ce n’était pas vrai. On
se rendit compte que cela ne servait à rien de discuter. Un
regard et on descendit vers la réception :
— On va réfléchir.
— Ma chérie, on est à la recherche d’un hôtel depuis 15h. La
journée est finie, ça fait six heures qu’on cherche et il
est maintenant 21h. Six heures d’humiliations de la part des
habitants d’Alexandrie, je pense que ça suffit. Il n’y avait
dans ma remarque pas l’ombre d’un agacement — C’est ce qui
était étrange.
Cette fois, on était à Stanley. On avait décidé de déclarer
forfait et d’accepter n’importe quelle chambre, même dans
deux hôtels différents, pour pouvoir profiter de la soirée
ensemble.
On enregistra nos papiers à l’hôtel. Je partis chercher sa
carte d’identité dans son sac dans la voiture. C’était la
première fois que je voyais sa photo quand elle était toute
jeune, au début de la vingtaine. Elle était très ordinaire ;
un visage familier sans rien de particulier. Je souris.
Nesma était de ces femmes dont la beauté s’épanouissait avec
l’âge.
On retourna vers Al-Raml, en route vers le Cheikh Ali. On
passa devant le bâtiment d’administration de l’université à
Chatbi, Al-Silsila, Azarita. Puis on arriva à Al-Raml. C’est
comme ça que je lui décrivais les choses.
Arrivés place Saad Zaghloul, on prit à gauche, puis à droite
dans la rue en direction d’Al-Manchiya, à gauche de nouveau
à l’arrêt des « masrou », ces microbus dits « les projets »,
tout droit dans la rue Saad Zaghloul et enfin à droite dans
la rue étroite au bout de laquelle se trouvait le bar du
Cheikh Ali. L’entrée était formée d’une simple planche en
alumétal marron entourant du verre gravé sur lequel étaient
dessinées des fleurs aux couleurs criardes. Rien ne laissait
deviner l’univers magique à l’intérieur.
Dès que j’entrais, je me débarrassais du temps, de l’espace,
de l’Histoire, comme si je ralentissais le train de la vie
une journée — le temps de décider quelle direction prendre.
Nesma s’installa à côté de moi, sur le bar rosâtre.
Elle était tout à gauche, dans le coin le plus reculé.
Puis moi, et ensuite rien.
Je connaissais quelques visages alexandrins ici. Docteur
Sameh, le pédiatre. Il venait une fois par semaine, parfois
deux, après ses consultations.
Il s’était marié puis divorcé deux fois, et il n’avait pas
d’enfants. On était devenus amis pendant un temps après la
fin de ma relation avec Nesma. Puis notre amitié s’éteignit.
Il fréquentait beaucoup de femmes, égyptiennes ou
étrangères, dont il était très presque obsédé. Alaa, le
jeune businessman qui venait au Caire tous les vendredis
pour récupérer son argent. Le khawaga qui s’appelait Walter,
et qui atterrissait ici après être passé par deux autres
endroits. (…)
Un Libyen noir, qui parlait l’anglais comme les Anglais. On
disait qu’il était excessivement riche.
Quelques propriétaires de magasins de la station d’Al-Raml.
D’autres visages du Caire, des étrangers qui travaillaient
dans les centres culturels et les organisations civiles au
Caire et à Alexandrie.
Mamdouh, le Turc qui avait beaucoup vécu à Alexandrie. Il
était marié à une Egyptienne et travaillait comme
représentant d’une entreprise turque dans le domaine du
nettoyage. Et d’autres encore.
« Maqam al Huzam » me plut. Je pris le oud à Abdallah et me
mis à chanter : « Hier je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ».
Le public se tut quand je me concentrai sur mon jeu. Après
chaque couplet, ils s’exclamaient. Quand j’eus fini,
certains me demandèrent ma carte, mais je n’en avais pas sur
moi.
Ici, je n’étais personne. J’aurais pu être n’importe qui,
j’aurais pu ne pas être une créature du tout.
Je me contentais de leur donner mon numéro de portable.
La nuit était noire. Je ne sais pas comment on a quitté.
Ni comment on est sortis de l’étroite ruelle obscure, vers
la place d’Al-Manchiya pour se diriger vers l’hôtel.
— Ne me laisse pas toute seule, chéri.
— Ma chérie, ce n’est pas possible. On est dans un hôtel
ici, pas dans une maison.
— C’est que tu ne m’aimes pas alors.
Je fis beaucoup d’efforts pour la convaincre qu’il était
impossible que je passe la nuit avec elle dans la même
chambre. En vain. Elle répétait que je ne l’aimais pas.
Je lui dis que j’étais sûr qu’il y avait quelqu’un debout
dans le noir derrière la porte de la chambre, et que, si je
ne sortais pas, ils frapperaient à la porte dans cinq
minutes et me demanderaient de sortir. Je devrais alors
sortir malgré moi, et la situation serait très désagréable.
— De toute façon, même si tu sors maintenant, tu les verras
quand même.
— Je me débrouillerai.
Lorsque je la quittai, malgré elle, elle avait le visage
enfoui dans le coussin.
— Je suis fâchée.
J’allumai une cigarette, ouvris la porte, sortis. Personne.
A peine avais-je monté quelques marches, qu’un préposé à la
sécurité se jeta devant moi dans le noir — comme un prophète
de la mort.
— Qu’est-ce que tu faisais à l’intérieur ?
— J’allumais une cigarette.
Il était loin d’être convaincu. Mais j’avais la cigarette
allumée à la main.
Traduction de Dina Heshmat