Dans ce deuxième roman, Imraät al-rissala, la jeune
écrivaine palestinienne de Haïfa,
Rajaa Bakriya, adopte un
ton intimiste pour décrire un amour dont le devenir reste
déterminé par le contexte politique. Un choix de l’Hebdo à
l’occasion de la Journée de la femme.
La
femme de la lettre
Deuxième chapitre
-1-
Une semaine passa sans nouvelles de toi. Que signifiaient
alors tous ces mots ? N’étaient-ils qu’un produit de mon
imagination ? Au soir du septième jour, ton visage m’apparut
au journal télévisé, entouré d’étrangers ; tu ne m’avais pas
dit que tu avais des amis proches parmi les hommes de la
sûreté générale. Je m’imaginais sans doute, une joie
inattendue me caressant le visage, qu’ils étaient sur le
point de te décerner le prix du bon citoyen, pour avoir
sauvé le bus du sac de dynamite que toutes les ondes
venaient de découvrir à l’instant même. Mais une évocation
rapide de la journée précédente me remit sur la juste voie.
C’est sans beaucoup de difficulté, mais avec un violent
serrement de cœur, que je compris que c’était pour te
décerner un prix d’un genre nouveau qu’ils diffusaient ton
visage sur les chaînes satellites et locales.
Ce jour-là, les chaînes satellites israéliennes martelèrent,
dans toutes les langues, que tu étais un traître —
l’Israélien qui avait trahi l’Etat hébreu. Ou plutôt, le
Palestinien israélien impliqué dans l’acheminement d’une
bombe humaine du carrefour de Kabri jusqu’au centre d’Acre
la nouvelle, rue Ibn Ami plus exactement. Il me fut
difficile, à ce moment, d’éviter un rire, vite étouffé dans
ma paume; je répétai « Ibn Ami », pas la rue libérée. Tu
étais devenu un professionnel pour faire exploser des êtres
humains. Plus besoin de preuves dans un Etat qui
reconnaissait, pour la première fois peut-être, que tu étais
quelque chose d’autre que ces animaux savants que ses
citoyens élevaient dans les chambres à coucher et les salons
spacieux. Quelles preuves avaient-ils ? Je ne le sais pas.
Je n’ai pas entendu ce que disait le présentateur, et je
n’avais aucun doute qu’ils n’avaient de toute façon besoin
d’aucune preuve. Ils maîtrisaient suffisamment de clauses
juridiques pour pouvoir les appliquer en tous lieux et en
toutes circonstances.
J’étais sidérée par la façon royale dont tu recevais mon
retour. Tu t’étais donné beaucoup de peine, sans aucun
doute, Monsieur, pour acquérir cette célébrité fulgurante de
l’aveu d’un Etat, voire d’un monde entier. Ghassan Saqr se
voyait décerner la médaille du traître numéro 1, sur la
tribune du chef du gouvernement, par l’ex-général de Sabra
et Chatila. Ils aiment les appellations clinquantes, ils
sont ensorcelés par leurs sinuosités. Ils y voient une
évolution qualitative dans l’efficacité de la sûreté
générale et sa capacité à classer les individus. Ces bombes
médiatiques ont un effet magique sur leurs journées ; elles
ont la vertu d’emplir leurs écrans d’épais dossiers sur
l’histoire du terrorisme. Ça les embarrasse ? Cela ne fait
aucun doute, tout comme il ne fait aucun doute qu’ils font
appel aux imbéciles de ce bas monde pour définir les sens et
ses nuances. Maintenant, c’est toi qui es l’appât, Monsieur.
C’est pour ça que j’ai pardonné à ton sourire — que tu
persistes à faire niais.
-2-
Dans des situations extraordinaires, les comportements qui
sortent de l’ordinaire gagnent une crédibilité spirituelle
exceptionnelle. Tu étais devenu, d’un seul tour de clé, le
terrorisme, le vrai, qui mettait en alerte le système
sophistiqué de tout un Etat. Quoi que tu dises, personne ne
t’écouterait. Je chuchotai à moi-même, avec une vraie
crainte, « après ça, tu en auras toujours dix à tes trousses
». Leur Mossad était plus puissant que les outils de la
politique réactionnaires utilisés par les maîtres de la
résistance dans nos ghettos dispersés tout au long des
lignes vertes ou jaunes. Ils planifiaient et c’était toi qui
étais accusé. Ils avaient trouvé et moi je m’égarais.
Les détails m’importaient moins que ton sourire indifférent.
Comme si tu jouais une scène, une de plus, de ta nouvelle
pièce de théâtre, pour remplacer un membre de la troupe. Tu
jouais à sa place, en son absence une scène vivante de «
Journées d’un Palestinien ordinaire ». J’étais persuadée que
tu maîtrisais encore les détails que tu m’avais donnés sur
cette œuvre, et que je n’avais pas pu approfondir avec toi
avant mon voyage. J’étais préoccupée par mon désir rivé sur
ta chaise gardée par deux policiers blonds et une quantité
d’étoiles métalliques. J’observais l’air d’étonnement
imbécile que tu avais réussi, sans trop d’effort, à faire
refléter sur tes traits, et j’étais encore plus émue.
Théâtral, le trait qui s’était dispersé en tous points de
ton visage. Si j’avais su que ma présence ralentirait le
temps, je serais arrivée un peu plus tard. Mon absence
avait-elle à ce point perturbé le temps ? Ou peut-être
était-ce toi qu’elle avait perturbé !
« Est-ce que tu es pris par l’illusion ? » — me suis-je
demandé avec étonnement. « Je vivrais peut-être sur une
illusion mensongère si j’étais devenu un héros potentiel
dans un film dont toutes les parties n’auraient pas encore
été filmées ». Comme pour mettre au défi ta réprobation, je
te répondis : « Ton nom est le seul à être candidat à cet
acte d’héroïsme complexe ».
C’est toi qui jouera le rôle des personnages et empruntera
leurs traits. C’est toi qui te remémorera leurs instants de
joie et leurs souvenirs sombres. Etre un au pluriel, ou
plutôt les pluriels qui n’arrivent nulle part. C’était tout
ce qui m’importait dans l’affaire, l’aspect artistique de
l’instant qui verrait ton indifférence disparaître au profit
de ton élan soudain. Les hommes effacés découvrent toujours
leurs personnalités ensommeillées au moment où ils sortent
de la vie. Un tribunal international — je veux dire public —
était-il suffisant pour annoncer l’instant de ta sortie
dramatique d’une vie dont tous les recoins étaient emplis de
lumières ? Ou était-ce simplement un produit de mon
imagination ? Allais-tu entrer ou sortir ? Je ne sais
pourquoi parler de toi me trouble autant. Est-ce que,
vraiment, je t’aime ?
J’ai pensé chercher à les convaincre avec la logique d’une
femme affamée qui perçoit les choses avec ses sens. D’une
capitale où l’amour ne se déclare pas à haute voix. Mais
j’étais aussi amoureuse de tout en toi, même de cette
accusation totalement ridicule. Tu étais vraiment un
explosif dangereux, mais c’étaient les lumières dans les
recoins libérés que tu faisais exploser, pas seulement les
chambres occupées par des obsessions et des superstitions.
Je ne sais où l’Histoire déniche tes semblables — elle les
déniche. Le métal peut-il comprendre que tu ne fais exploser
que les lumières ? Que tu ne sais même pas où il faut le
placer pour qu’il explose, et que si l’on t’avait dit qu’il
s’agissait d’un sac de farine, tu aurais cru sans discuter.
Peut-être aurait-il fallu que quelqu’un me recherche pour
que je leur explique à quoi ressemblent les fantômes que tu
tues dans tes chambres romantiques. Et j’aurais avoué : « Il
préfère les lumières aux êtres humains. Il a de bons
rapports avec ses voisins juifs, mais parfois, ils lui font
perdre la raison au point qu’il se met à insulter leurs
chiens, leurs portes, leurs escaliers. Il est très
silencieux — sauf si une improvisation mal calculée d’un
amateur le fait sortir de ses gonds. Une mauvaise voix de
femme qui s’essaye au chant, une viande de veau étalée
devant son appartement. Il ne supportait pas d’en voir
devant sa porte. Je me souviens que quand il vit un bout de
viande collée à la poignée de sa porte, il fut pris de
nausée. C’est moi qui l’avais sauvé, avec un cerf-volant qui
lui était descendu du ciel. Comment alors aurait-il pu
supporter de voir de la viande morte collée au fond de sa
gorge et aux parois de son cœur ? Qui allait le sauver de la
folie s’il se découvrait seul ? ».
Ils se poseront des questions, Monsieur. Peut-être que je
passerais sur les chaînes satellites qui assiègent les
salles du tribunal pendant toute une heure avant le
prolongement de ta détention. Un chef de gouvernement a-t-il
bénéficié de tout ce dont toi tu as bénéficié ? Et s’ils
croient que je suis impliquée dans la dynamite que tu as
placée de et vers … Et s’ils croient que les papiers de ta
voiture ont été retirés, comme ta langue et ton rire ? C’est
possible. Cette femme insignifiante est celle qui soutiendra
ta cause en mettant en avant des preuves négligées.
Le vingt-neuf août. Je m’imagine que je traverse la salle
spacieuse, avec une assurance que tu trouveras
invraisemblable, face à l’étonnement des juges et des
témoins. Je pense que ton sourire figé entre tes lèvres
tombera quand tu m’apercevras. Tu crieras, de derrière les
étoiles de métal : « Toi ! Tu es folle, qu’est-ce que tu es
venue faire ? ». Je me tournerai vers toi, sentirai mon cœur
battre avec étonnement, ses pulsions de désir allant de ta
bouche à ses tissus les plus profonds. Peut-être
t’avouerais-je, au milieu de mon trouble, que c’est toi qui
a fait d’une capitale de rêves une capitale assassine de
rêves.
Peut-être déprimeras-tu un peu, peut-être te demanderas-tu :
tu rêves encore ? Je te surprendrai, pour que la ville gagne
une chambre diffusant les lumières, les tiennes, celles qui
lui sont interdites. Peut-être resteras-tu silencieux,
peut-être me regarderas-tu m’avancer vers les juges,
confiante, épinglant ton indifférence aux manches de ma robe
noire; peut-être m’écouteras-tu raconter — pour te sauver —
les détails de notre dernière rencontre avant mon départ .
Traduction de Dina Heshmat
© Dar Al-Adab