Al-Ahram Hebdo, Littérature | Harry Tzalas , Am Ahmad, père et fils
  Président Salah Al-Ghamry
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 26 Juillet au 1er août 2006, numéro 620

 

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Littérature

Sous forme de récits témoignages ou de textes de fiction, la littérature a souvent fait écho à la nationalisation du Canal de Suez. Ici, l’écrivain grec Harry Tzalas se remémore ces moments exceptionnels tels qu’il les a vécus dans la cité méditerranéenne de son enfance. Il s’agit d’une scène formant le centre d’une nouvelle extraite de Farewell to Alexandria (Adieu Alexandrie), AUC Press, 2000.

Am Ahmad*, père et fils

Deux années de plus passèrent. On était en juillet 1956.

« Vous avez entendu ? », demandait Pavlos. « Nasser sera à Alexandrie demain. Il va faire un discours place Mohamad Ali ».

Mon ami Pavlos était d’une famille de gauche. Il était toujours très au courant des évolutions politiques et suivait d’assez près les événements.

« On va y aller pour l’écouter », continua-t-il, « et on emmènera le fils de Am Ahmad avec nous ».

On était en plein milieu de l’été. Un vent chaud, comme du khamsin, venait de retomber, laissant la ville pleine du souffle chaud du désert. Les dattiers étaient lourds de fruits mûrs. Des grappes de dattes pendaient comme des mamelles lourdes de vaches attendant d’être traites. La plus légère brise pliait les troncs d’arbres, faisant rapprocher leurs faîtes les unes des autres dans un air de conspiration, comme s’ils échangeaient des messages secrets sur ce qui allait se passer. L’odeur douce du foul et du jasmin était si forte qu’elle semblait vouloir rendre les gens fous. Et pourtant, personne n’y prêtait attention. Les gens semblaient ne pas la remarquer. Ils restaient opiniâtrement penchés sur leurs appareils radios. Ceux qui savaient lire avalaient goulûment les journaux. Ils essayaient de saisir ce qui se passait. Ils arboraient des expressions sévères, inadaptées à leurs visages égyptiens si gais, et discutaient des événements en chuchotant.

« Cela fait quatre ans depuis la Révolution », dit Pavlos. « La nation attend toujours des jours meilleurs. Les gens ont toujours faim ».

C’était vrai. Bien sûr, de gros efforts avaient été fournis. Mais, comme le disait Ismaïl, « les choses ne changent pas d’un jour à l’autre. Ça prend du temps et de la patience. On ne veut pas perdre le peu qu’on a ».

Les étrangers se méfiaient de la Révolution.

« Si Nasser réussit, d’autres pays sous domination étrangère suivront son exemple. Il y aura des révoltes partout ». Pavlos disait cela avec une expression très intense sur le visage, à voix haute, comme s’il était en train de faire un discours. Je regardais autour de moi pour vérifier s’il parlait peut-être à d’autres gens, mais on était seuls.

« Tu as raison, Pavlos », dis-je, « mais aller au meeting pourrait nous causer des problèmes. Rappelle-toi la dernière fois, à la manifestation pour l’indépendance de l’Algérie. Quand le chawich, le gendarme est apparu, tu as déguerpi et je me suis pris des coups ».

« Ne dis pas n’importe quoi. Les choses ont changé depuis. Tu n’as rien remarqué ? ». Il dit cela sur un ton d’une certitude désarmante, comme s’il était stupéfait par ma naïveté.

Nasser voulait construire un Haut-Barrage à Assouan. Ce sadd al-ali était devenu une obsession pour lui. Il voulait dompter les eaux du Nil qui allaient se jeter dans la mer. Si on construisait un barrage géant, le flux pourrait être contrôlé, et d’immenses portions du désert, pourraient, d’après les experts, être irriguées. Les gens, alors, n’auraient plus jamais faim.

Mais les coffres étaient vides. L’Egypte cherchait de l’aide auprès de l’Occident et avait demandé à la Banque mondiale de financer ces « Grands Travaux ». Il semblait que l’Amérique et la Grande-Bretagne étaient de prime abord assez positives sur le barrage, mais plus le temps passait, plus elles traînaient des pieds. La nation attendait, le souffle coupé. Le discours de Nasser à Alexandrie, aurait, selon eux, une signification extrêmement importante. Une multitude de gens étaient venus de tout le pays pour écouter parler le raïs : jeunes, vieux, enfants aussi, mais très peu de femmes, vu qu’elles restaient le plus souvent à la maison pour ce genre d’occasion.

Ils arrivèrent par train, par bus, par tram, en carriole, à dos d’âne, à pied. Très tôt dans la matinée, ils commencèrent à se rassembler dans les gares, les parcs, les places, devant les mosquées et les cafés. Dans l’après-midi, ils se dirigèrent vers l’immense place. Ils approchaient comme des essaims de criquets : d’une dizaine, ils furent bientôt une centaine, puis un millier et grossirent jusqu’à devenir une multitude.

Quand on arriva à la place, c’était bondé d’Egyptiens. Aussi loin que le regard pouvait porter, il n’y avait que des turbans blancs, que portaient ceux qui étaient en galabiya, les quelques tarbouches rouges avec leur gland noir portés par ceux qui étaient à la mode européenne, beaucoup de taqiyas — ces petits bonnets blancs ou gris foncé — et beaucoup de têtes nues et sombres, défiant le soleil sauvage. Aucun Européen n’était visible. Ils étaient nerveux, étaient restés à la maison, s’entretenant une fois de plus des temps révolus, des révoltes et des horribles méfaits des locaux qui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Toutes ces histoires me vinrent subitement à l’esprit, et je me demandai s’il y aurait à nouveau du grabuge.

A mesure que l’heure d’arrivée du président approchait, la vague de corps enflait, et un rugissement montait de la foule, comme une marée en colère. Les masses ne pouvaient plus être contenues dans les limites de la vaste place en pierre et commencèrent à dépasser sur les rues attenantes, inondant les ruelles et s’étendant à flots, plus loin en direction de la côte. Puis, un chuchotement monta, il se fit de plus en plus fort jusqu’à devenir un bourdonnement assourdissant : « C’est lui ! Il est ici, il est ici … ».

Quelle effervescence ! De là où j’étais, je pouvais voir Nasser. Une grande silhouette, debout sur un balcon, les bras étendus, saluant la foule. Tout le monde sautait sur place. Emportés par l’ambiance, Pavlos et Badri se joignirent au mouvement. Les paysans, les Saïdis, sautaient aussi sur place, brandissant leurs bâtons au-dessus de leur tête comme des épées.

Puis, le moment vint : la voix du leader, calme, sereine, ferme, monta à travers les petits mégaphones. D’un coup, la foule tomba dans le silence, pendue à chaque mot de Nasser. Pas un bruit. On était murés, immobiles, comme pétrifiés, comme si dans cette immense place le révolutionnaire passionné et le cavalier de bronze, apparemment impuissant sur son haut piédestal, se faisaient face, seuls, comme des gladiateurs à la mode ancienne.

Pavlos avait fait remarquer que la statue montée de Mohamad Ali, le fondateur de la dynastie que Nasser avait abolie, devrait être abattue. « C’est un symbole de l’oppression. Elle doit partir », disait-il.

Je ne dis rien, mais je pensais : « ça serait une honte qu’une si belle sculpture soit perdue ». Heureusement, la statue montée du pacha a survécu.

A mesure que le discours avançait, la voix de Nasser montait. Maintenant, il expliquait aux gens, sur un ton irrité, le refus des étrangers de financer le bâtiment du grand barrage d’Assouan. « On a demandé de l’argent pour construire le sadd al-ali, mais le président de la Banque mondiale, M. Black, a prouvé qu’il avait l’âme aussi noire que son nom. Ils nous ont refusé l’argent. Ils ont refusé le bien-être au peuple égyptien. Mais nous construirons notre grand travail. Notre patrie continuera son chemin vers son destin ».

Il fit une pause, et ajouta, la voix puissante, insistant sur chaque mot : « J’annonce maintenant la nationalisation du Canal de Suez. Ce canal nous appartient, et les revenus des taxes payées pour y passer construiront notre barrage ».

La place était figée. Le public réalisa qu’il était en train de vivre un moment historique. Il y eut une pause, qui sembla devoir durer pour toujours, comme si tout était suspendu en l’air. Et alors la foule commença à acclamer, scandant, encore et encore : « Gamal, Gamal, Gamal ». Gamal Abdel-Nasser avait osé défier les superpuissances, la Grande-Bretagne et la France.

Le président parla pendant un petit temps encore, mais on ne l’entendait plus à cause du vacarme des festivités. C’était un éclat de fierté oppriméqui avait mitonné pendant des années dans cette immense marmite en granit. Nasser s’en alla. La nuit tomba, mais la foule ne quitta pas la place. Les gens étaient emportés par une passion sacrée. Personne ne voulait partir et la place, toute en pulsations, refusait de se vider.

Combien de temps ont duré les festivités ? Je ne sais plus. Le temps semblait s’être arrêté. A un certain moment, la place fut encerclée par des pompiers avec des pompes à eau qui douchèrent la foule. Tout le monde fut calmé. Transporté, Pavlos gesticulait comme un sauvage, complètement emporté par son enthousiasme. Badri aussi. Il ne réussissait pas à contenir sa joie et disait qu’il allait s’inscrire immédiatement auprès des forces armées.

Traduction de Dina Heshmat

*Am Ahmad est portier de l’immeuble habité par le narrateur et sa famille grecque à Alexandrie. Le début du récit se déroule sur fond de coup d’Etat en 1952, puis de nationalisation du Canal en 1956 qui provoque l’enthousiasme de Badri, fils de Am Ahmad soutenant de tout son cœur la Révolution et prêt à s’engager pour aller lutter en Palestine, mais aussi du narrateur et de ses amis grecs, militants de gauche solidaire des mesures annoncées par Nasser. Cette communauté grecque, le narrateur y compris, quittera cependant Alexandrie après 1956. Pris de nostalgie pour la ville de son enfance, le narrateur entreprend à la fin de la nouvelle un voyage de retour pendant lequel il retrouve l’immeuble où il a grandi. Badri l’y accueille avec beaucoup d’émotion. S’il n’a pas réussi à réaliser les rêves de sa jeunesse, le fils du concierge a acquis la fierté de vivre dans un pays débarrassé du colonialisme. C’est à travers ces retrouvailles symboliques que le narrateur renoue avec son pays de naissance, réussissant ainsi à dépasser la vision uniquement nostalgique de ses compatriotes pleurant une ville « qui n’est plus la même ».

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Harry Tzalas

Originaire d’Alexandrie, il a émigré en 1956 avec sa famille au Brésil avant de s’installer en Grèce. Il est le fondateur et le président de l’Institut hellénique pour les études alexandrines des époques ancienne et médiévale, basé à Athènes.

En tant qu’archéologue, il s’intéresse aux monuments sous-marins et dirige depuis 1988 une équipe d’archéologues sous-marins à Alexandrie.

 




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