Il s’empressait de se rendre aussitôt sur les
lieux et d’en revenir avec les plus importantes prises de vues
susceptibles de devancer tous les autres photographes. Pour
réaliser ce but, il ne ménageait aucun effort pour l’achat d’une
caméra japonaise avec toutes ses économies.
Ce
jour-là, une agence de presse de Beyrouth le contacte, lui
demandant des photos sur un massacre qui se déroulait en ce
moment sur la plage. Il n’en savait rien. Il régla son appareil,
mais très vite, il découvrit des cadavres d’hommes, de femmes et
d’enfants sur le sable. Ces gens-là visiblement étaient venus
passer une agréable journée au bord de la mer avant d’être
décimés par le feu des avions israéliens qui les ont bombardés
de manière subite et pour une raison incompréhensible.
Les sables dorés de la plage avaient commencé
à prendre la couleur rougeâtre à de nombreux endroits.
Il savait que les matchs de la Coupe du monde
captaient actuellement l’attention de tous les médias, et que
toutes les caméras s’y trouvaient. Mais parce qu’il était
palestinien, il savait que les événements sanglants dans les
territoires occupés ne s’arrêteront pas et que de nombreux
incidents catastrophiques se dérouleront même durant les jours
des matchs. Cependant, il ne s’attendait guère à témoigner d’un
incident de cette ampleur, ni de cette atrocité.
Il prit alors des photos des cadavres qui
baignaient dans leur sang. Ensuite, il prit une photo
panoramique couvrant toute l’étendue de la plage couverte de
cadavres.
Soudain, il entendit un cri de douleur, il se
tourna vers l’origine du cri, et vit une fille sortir toute
mouillée. Elle hurlait de toutes ses forces en recherchant sa
famille qui se bronzait calmement au soleil au bord de la mer
alors qu’elle était dans l’eau. Elle trouva ses parents et ses
cinq frères et sœurs baignant dans une marée de sang.
Il braqua sur elle sa caméra comme s’il
ajustait une mitraillette et se mit à prendre des photos coup
sur coup. La fille s’était mise à genoux devant le cadavre de
son père en hurlant : « Mon père ! Mon père ! ».
Il s’approcha et prit davantage de photos. Il
avait dans l’esprit l’image de l’enfant Mohamad Al-Dorra devenu
un symbole incarnant les souffrances de son peuple occupé. Il
sentait alors qu’il prenait des photos de « la fille de la plage
» qui pleurait avec détresse son père, qu’il avait découvert un
nouveau symbole que les agences de presse de par le monde
saisiraient au vol. Son cœur s’était mis à battre rapidement et
les larmes lui vinrent aux yeux. Mais il se ressaisit et
poursuivit sa mission, celle de prendre la photo de cette fille
qui invoque le ciel en pleurant son père.
Graduellement, la plage fut peuplée et les
ambulances arrivèrent pour transporter les blessés et les
victimes. Il avait cependant obtenu ce qu’il désirait et rentra
rapidement chez lui. Il connecta la caméra à son ordinateur et
choisit les scènes les plus réussies et les envoya par courrier
électronique à l’agence à Beyrouth. Le lendemain, ses photos
faisaient la une de la plupart des journaux internationaux, et
apparurent également sur les écrans des télévisions. Il se mit à
les contempler encore une fois, comme s’il les voyait pour la
première fois. Il remarqua que la fille lui demandait secours.
En regardant de nouveau les photos, cette sensation s’empara de
lui davantage à chaque fois qu’il fixait ses yeux. Il se demanda
comment il n’avait pas remarqué son appel au secours et comment
il n’avait pas accouru pour la secourir en l’éloignant de cette
odieuse scène sanglante.
La fille accapara son esprit toute la journée,
et il suivit ses nouvelles sur les diverses chaînes télévisées.
Il su qu’elle s’appelait Hoda Ghalia et qu’elle était atteinte
d’une crise nerveuse, se trouvant à l’hôpital à la suite de ce
dont elle avait témoigné. A chaque fois qu’elle s’éveillait,
elle appelait son père.
Il eut un fort sentiment de culpabilité.
N’aurait-il pas pu alléger ses peines en l’éloignant de la scène
du massacre atroce qui l’avait privée de toute sa famille pour
la vie ? N’aurait-il pas mieux agi ainsi au lieu de la prendre
en photo alors qu’elle était en train de hurler comme un animal
blessé ? Comme il avait honte ! Une honte qui remplaça
graduellement son sentiment de satisfaction qui s’était emparé
de lui le lendemain, en voyant ses photos faisant la une de la
presse internationale.
Il n’a pu s’empêcher de revenir sur le lieu
du crime, mais toutes les traces avaient disparu et le sable
doré étincelait sous les rayons du soleil estival. Cependant, en
regardant la mer, il vit la couleur rouge sang. Il s’approcha du
bord de l’eau et contempla l’horizon lointain. Il jeta à
longueur de bras l’appareil à la mer, spontanément, sans
réfléchir. Les vagues l’avalèrent aussitôt. A cet instant et
seulement à cet instant, il commença à ressentir un certain
apaisement .