«
Nous n’avons pas d’autre option que de choisir entre notre
patrie ou notre religion. Etre privé de notre citoyenneté ou
oublier notre culte et nous insérer dans l’une des trois grandes
religions monothéistes reconnues par la loi pour avoir les
papiers qui prouvent notre identité égyptienne », explique Raouf
Halim, dentiste, de confession bahaïe.
Dans leur dernière plainte présentée au
Réseau arabe pour les droits de l’homme, les bahaïs ont signalé
être une minorité qui n’a pas de papiers d’identité. Et donc,
ils ne peuvent, en étant bahaïs dans leur pays, enregistrer
leurs contrats de mariage, avoir des passeports ou retirer des
actes de naissance ou certificats de décès. Aussi, ils ne
bénéficient ni de pension, ni de retraite, ni de prise en charge
dans les hôpitaux publics, etc. Pour acquérir tous ces droits,
ils doivent s’inscrire sous une autre religion, ce qui leur est
insupportable et ce qu’ils considèrent comme étant malhonnête. «
Nous sommes privés de nos droits les plus élémentaires alors que
nous tenons à respecter la loi. L’injustice dans les organismes
administratifs est flagrante, ils nous obligent à cacher notre
religion », poursuit Abdel-Bahaa, bahaï de 45 ans.
Un
débat houleux s’est engagé dans les médias imposant l’ouverture
du dossier des bahaïs, des laissés-pour-compte depuis 1960. La
polémique a commencé après le verdict prononcé par le tribunal
administratif de première instance d’Alexandrie qui a répondu
favorablement à une revendication de longue date. En effet,
depuis des décennies, la communauté bahaïe égyptienne ne cesse
de revendiquer son droit d’afficher sa religion ou de l’inscrire
sur la carte d’identité. Mais le ministère de l’Intérieur a
refusé et les a obligés à mentionner musulman ou chrétien ou
laisser la case vide. Aujourd’hui, cette communauté, dont le
nombre atteint 10 000 personnes en Egypte, revendique ses droits
à la citoyenneté. Ce n’est pas la première fois qu’une telle
polémique se déclenche en Egypte. En 1910, l’écrivain Mohamad
Fadel a écrit deux articles sous le titre Gabriel descend en
Egypte et dans lesquels il a abordé le bahaïsme comme nouvelle
religion en Egypte. A l’époque, l’information avait aussi
provoqué des remous. Cependant, les bahaïs ont continué à vivre
leur religion et pratiquer ses rituels jusqu’en 1960, lorsque le
président Gamal Abdel-Nasser donna l’ordre de fermer les centres
et al-mahafel (lieu de rassemblement des adeptes) en Egypte.
Ceci est arrivé suite à un procès intenté contre un groupe
d’Egyptiens accusés de répandre le bahaïsme en Egypte. Le
dossier est ouvert de nouveau dans les années 1980, après
l’attentat du président Anouar Sadate, lorsque la Sûreté de
l’Etat a poursuivi les mouvements religieux actifs de cette
époque. « J’ai été arrêtée en 1985 et accusée de mépris des
religions, parce que je suis une bahaïe. Mais plus tard, j’ai
été acquittée. En fait, ce qui me dérange le plus, c’est que la
société égyptienne nous rejette et nous accuse de former un
réseau d’espionnage et même de prostitution, informations
données par la presse à sensation. Avant de juger une religion,
ne faut-il pas d’abord la connaître comme il le faut ? »,
s’interroge Wafaa Halim, femme d’affaires bahaïe.
Les détracteurs accusent
En effet, un avis religieux exprimé par le
Conseil des recherches islamiques d’Al-Azhar a considéré le
bahaïsme comme une tendance qui contredit l’islam et ses adeptes,
des apostats. Selon cheikh Abdallah Sammak, l’islam ne reconnaît
que les religions célestes. Cette religion prétendue s’inspire
des rituels de l’islam et du Coran mais en change
l’interprétation et la pratique. Ils prient différemment,
jeûnent différemment, leur lieu de pèlerinage est Akka, en
Palestine, et bien qu’ils s’inspirent de certains versets du
Coran, leur livre sacré s’appelle Al-Aqdass et ne croient en
aucun prophète (voir encadré). « Le bahaïsme représente une
menace pour l’islam car les adeptes de cette religion ne se
contentent pas seulement de pratiquer leur rite, mais tentent
également de semer des idées destructrices parmi les jeunes ».
Intellectuels, religieux et hommes de la rue,
tout le monde en parle en ce moment. « Je pense que le problème
n’est qu’un nouveau moyen de pression étranger pour plus
d’ingérence dans les affaires égyptiennes. Ici, le nombre
d’homosexuels dépasse celui des bahaïs cependant, pourquoi eux
aussi ne revendiquent-ils pas de droits ? La raison est claire.
Parce qu’ils n’ont pas un lobby puissant qui défende leurs
intérêts », explique Fahmi Howeidi, écrivain et intellectuel de
tendance islamique. Il poursuit que ces gens ont tout à fait le
droit d’adopter les idées qu’ils veulent. Mais le problème est
qu’ils ne sont pas autorisés à revendiquer leurs droits
juridiques en tant que tels car l’Etat est en mesure d’interdire
certains préceptes représentant une menace pour l’ordre. Mohamad,
activiste des droits de l’homme, pense que puisque ces bahaïs
existent, il n’est pas logique qu’ils ne bénéficient pas de tous
leurs droits. « Puisque la Constitution stipule que la liberté
des cultes est un droit garanti à tout citoyen sans aucune
discrimination de sexe ou de religion. C’est un citoyen égyptien
comme les autres », commente-t-il.
D’après
certains cheikhs, cette tendance n’est qu’un complot extérieur
mené contre l’islam. « Comment expliquez-vous alors ce grand
soutien accordé de la part des Etats-Unis et d’Israël aux bahaïs
? », disent-ils. Mamdouh Ismaïl, avocat et écrivain, affirme que
les bahaïs d’Egypte ont reçu une aide d’un million de dollars
des Etats-Unis. « Pourquoi donc ce pays impérialiste va-t-il
dépenser une telle somme sans rien attendre en retour ? »,
s’interroge un autre intellectuel qui a requis l’anonymat. Il
confie que les bahaïs ont tenté de l’endoctriner. Selon
l’écrivain Ragab Al-Banna, le bahaïsme a toujours été soutenu
par les pays qui montaient des complots de type colonial,
soutenu aussi par les associations juives sionistes et même par
les Britanniques, qui en ont profité pour lutter contre les
Ottomans. « Donner des droits à ces citoyens signifie donc
ouvrir les portes de l’enfer en Egypte et donner la chance à des
gens accusés de prosélytisme et de relations suspectes avec
Israël, Etat qui abrite leurs lieux saints », ajoute Mamdouh
Ismaïl.
Les bahaïs, quant à eux, nient cette
accusation et estiment que c’est la carte utilisée qui les
aidera à obtenir la sympathie de la majorité pour la guider par
la suite comme un troupeau.
Le cheikh Abdallah Sammak d’Al-Azhar rétorque
que leur culte pousse à l’individualisme et à la soumission. Il
interdit le djihad et le port d’armes et donc de combattre ses
ennemis. D’ailleurs, il ne tolère pas la prière collective. Ceci
a sans doute une certaine signification. Celui de disperser les
individus et ne pas les unir dans une action commune.
« Je ne suis pas obligé de me justifier pour
défendre ma religion. J’en suis convaincu et cela me suffit
pleinement. Mais personne ne doit m’obliger à cacher ma
confession comme si c’était une tare ou à mentir en mentionnant
une autre religion », s’exprime Hussein Elias, qui poursuit que
les enfants bahaïs étudient la religion musulmane ou chrétienne
dans les écoles, car le bahaïsme ne figure pas parmi les
religions enseignées. Une polémique qui a aussi atteint la rue
égyptienne. Cette affaire a aiguisé la curiosité envers ce culte.
« La position des cheikhs m’étonne, ils veulent empêcher les
gens d’embrasser une autre religion alors que l’islam est clair
en ce qui concerne la liberté des cultes. Dans la sourate des
mécréants (Al-Kafiroun), le Coran a expliqué les bases de cette
liberté avant même les autres déclarations internationales. A
chacun sa religion », explique Abir, comptable. Saher, directeur
d’une banque, partage cet avis et estime que nous sommes presque
le seul pays au monde qui juge les gens d’après leur culte. «
Nous nous trouvons dans un souk où tout le monde doit avoir la
liberté d’exposer sa marchandise et chacun est libre de choisir
celle qui lui convient. Une chose est sûre : le progrès dans
n’importe quel pays se mesure par le respect de l’individu et la
liberté des cultes ».
Mais le risque demeure inévitable. « Rien
n’est garanti car cette communauté pourrait divulguer ses
hérésies parmi les musulmans, au sein de la nouvelle génération,
alors que nous vivons à l’ère des médias. Une génération en
pleine crise d’identité », lance Mohsen, homme d’affaires.
Pour ou contre, les responsables ont un mot à
dire. Zeinab Radwane, membre au Haut conseil de la femme, estime
que les bahaïs doivent obtenir le droit de pratiquer le bahaïsme,
ceci éviterait la confusion car les musulmans et les chrétiens
ont leurs propres règles en ce qui concerne l’héritage, le
mariage ou l’enterrement, etc. Ceci permettra d’éviter bien des
problèmes. Les adeptes du bahaïsme existent déjà en Egypte.
C’est un fait.
Mohamad
Abdel-Fattah, musulman, confie avoir marié sa fille à un homme
et après le mariage, elle s’est convertie au bahaïsme, la
religion de son mari. « Ma fille a laissé tomber son hijab, sa
prière et toutes ses croyances et elle a suspendu la photo de
Bahaallah à la maison. Elle a essayé de me convaincre mais cela
n’a pas marché. Aujourd’hui, j’ai peur pour mon petit-fils
musulman et né de parents pareils », dit-il tout en ajoutant
qu’il exploite l’absence de sa mère durant le travail pour lui
faire apprendre quelques versets du Coran.
Le débat est loin d’être fini et les bahaïs
ne sont pas au bout de leurs peines puisque la Haute Cour
administrative au niveau du Conseil d’Etat a suspendu à
l’unanimité l’application du verdict du tribunal administratif
de première instance qui a autorisé d’inscrire le bahaïsme comme
religion sur les papiers d’identité, à l’instar des autres
religions reconnues.
La Haute Cour a chargé une commission d’Etat
de rédiger un rapport juridique sur l’affaire et a souligné que
« l’application du verdict en question mène à une atteinte à
l’ordre public car il tend à reconnaître le bahaïsme comme
religion. Alors que les religions reconnues sont l’islam, le
christianisme et le judaïsme ».
Chahinaz Gheith et Dina Darwich