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Comportement
. La rue égyptienne
témoigne d’un laisser-aller dont les conséquences sont
souvent dangereuses. Une tendance qui s’explique par
le fossé grandissant entre l’Etat et le citoyen qui
pousse ce dernier à se soucier peu de la discipline
et de la civilité.
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Anarchie,
mode d’emploi |
Quel
est le dénominateur commun entre le naufrage du ferry
Al-Salam 98 en mer Rouge, avec sa catastrophique kyrielle
de morts, les accidents d’autos faisant des milliers
de victimes par an, l’incendie du palais de la culture
à Béni-Souef et les embouteillages chroniques dans les
rues du Caire ? Peut-on ramener ces affaires à une explication
commune ? Tout compte fait, elles participent toutes
de l’anarchie devenue un fait tellement banalisé qu’on
ne s’en rend même pas compte ? C’est l’informel devenu
loi. On ne mélange pas ici les cartes. Parce que le
désordre est à l’origine de tous ces maux et bien d’autres.
Il s’agit de préciser la signification du terme ou plutôt
de la notion : c’est surtout se comporter d’une manière
faite d’ignorance ou de mépris de l’autre, le peu de
souci accordé à l’intérêt général. Un individualisme
effréné et aveugle, doublé d’une méconnaissance des
lois de la causalité. Un état des lieux qui semble pessimiste
mais qu’on ne peut guère démentir. Des faits de toutes
sortes le confirment. Avenue Fayçal à Guiza, une artère
qui reflète ce genre de désordre à tous les niveaux
: zones surpeuplées, habitants en provenance d’horizons
divers. L’autre jour, une centaine de personnes étaient
assises à même le trottoir, leurs affaires étaient étalées
par terre. Elles lançaient un regard hagard à leur immeuble
lézardé qu’elles ont dû quitter en toute hâte et pour
cause : le propriétaire de l’immeuble voisin a surélevé
illégalement sa bâtisse, la faisant passer à treize
étages. Résultat : la maison d’à côté a été endommagée.
Douze familles se sont trouvées dans la rue devenues
des sans-abri. L’autre proprio n’a tenu compte de rien,
ni de la loi, ni des normes, ni du respect de la vie
humaine. Son seul mot d’ordre : un bakchich, grassement
payé là où il faut, peut résoudre tous les problèmes.
Les autres ? Qu’ils se débrouillent, se dit-il.
On voit
ainsi les voitures garées en double file dans une rue
déjà étroite. Le propriétaire de la voiture située du
côté du trottoir est ainsi coincé. Les freins de l’autre
véhicule sont bloqués. S’il veut aller quelque part,
il n’a qu’à chercher un taxi ou un bus. « Que m’importe
», semble se dire l’auteur de l’infraction. D’ailleurs,
les mots les plus courants à l’heure actuelle sont synonymes
du maalech traditionnel dont affublent les sociétés
orientales : « Laisse tomber, laissons les choses à
Dieu ». Abdel-Hamid Hawas, folkloriste, relève à cet
égard que le comportement actuel se base « sur un esprit
individuel et un règlement rapide et momentané des situations.
La personne ne se considère plus comme appartenant à
une collectivité, mais comme un individu isolé qui ignore
la structure du groupe. L’habileté réside dans l’exploit
individuel ». De cette constatation, il débouche sur
une autre. Celle d’une société devenue « marchande ».
Pour lui, c’est un phénomène nouveau, un concept qu’on
ne pouvait trouver au cours des grandes périodes d’unanimité
et de mobilisation nationales, comme dans les années
1960 et la période de construction du Haut-Barrage d’Assouan.
« A l’époque, il y avait un gain moral, celui de construire
une nouvelle société. Un jeune pouvait faire le sacrifice
de vivre pendant de longues années dans un lieu désertique
dans l’intérêt de la création d’une nouvelle société
».
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La perte des valeurs collectives
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La
perte de tels idéaux explique-t-elle à elle seule ces
comportements chaotiques ? Le sociologue Ali Fahmi a une
autre interprétation. Il s’agit de l’exode rural. Celui-ci
a créé des espaces urbains démesurés où la civilité du
comportement citadin a disparu. L’homme de la ville, si
l’on peut le qualifier d’individuel par rapport à celui
de la campagne, était respectueux des codes. Feu rouge,
feu vert, horaires. Mais, comme le précise Fahmi, « la
surpopulation, la misère et l’insécurité rendent les gens
stressés avec les nerfs à fleur de peau ». Il en résulte
de tout cela un comportement anarchique : « un manque
d’usage qui équivaut à de l’ignorance même pour une personne
éduquée », renchérit le sociologue.
Cela toucherait-il
cette nouvelle classe moyenne gagnée depuis des décennies
par le paupérisme en plus des petites classes des laissés-pour-compte
? Bilal Fadl, scénariste et auteur de films sur les problèmes
de la société, situe l’individualisme anarchique au niveau
des catégories assez prospères. « C’est le règne de l’apparence.
Voitures dernier cri, le digital. Mais on oublie que le
comportement est une partie intégrante de la civilisation
et du progrès », souligne-t-il. Parfois, c’est une attitude
de deux poids, deux mesures. Fadl, qui est également éditorialiste
à l’hebdomadaire Al-Doustour, souligne que lorsqu’il critique
dans ses écrits le gouvernement, il trouve écho favorable,
par contre, lorsqu’il s’attaque au comportement anarchique
des individus, il soulève une vague de mécontentement.
Une explication
classique et qui remonte à des siècles. L’Egyptien fait
de la désobéissance civile. Toujours sous l’emprise de
gouvernants autoritaires, sa façon de réagir est de narguer
les lois et la discipline. L’Histoire retient les noms
de vizirs comme celui de Saladin et nommé « Qaraqouch
», comme des exemples d’une discipline tyrannique ridiculisée
par la population. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Ali
Fahmi relève que le citoyen ressent « une absence de loi
quand il s’agit de ses droits et ceux d’autrui. Tout ce
qu’il peut faire, c’est tenter de contourner la législation,
sachant qu’il peut trouver une issue. Par contre, lorsqu’il
s’agit de politique, il craint l’appareil répressif de
l’Etat ». A cette dualité du pouvoir, le laisser-aller,
quand il est question de domaines civils et de rigueur
pour l’espace politique, répond une autre dualité : celle
de citoyens désordonnés et anarchiques d’un côté, et celle
d’individus timorés ne franchissant guère les lignes rouges,
de l’autre. |
Le système D
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Farida
Choubachi, journaliste de télévision, explique que le
régime tente de servir les intérêts de la classe privilégiée,
celle des capitalistes. « Il s’est désolidarisé du champ
d’assistance dont bénéficiait le citoyen ordinaire : alimentation,
santé, éducation. En même temps, il a recours à un véritable
arbitraire en maintenant les salaires au niveau le plus
bas ». Et pour y répondre, il y a, selon elle, un Etat
parallèle. « Toute une armée de fonctionnaires qui profite
des lacunes de la loi et de l’incurie pour arrondir ses
fins de mois ». Une corruption informelle. Le système
D par excellence et qui ne manque pas d’avoir des répercussions
à tous les niveaux. « Le citoyen qui peut vendre un rein
pour vivre vendrait plus facilement sa voix lors des élections
», affirme-t-elle. Le fossé étant devenu incommensurable
entre les responsables et les gens, et le principe d’équité
ayant disparu, « aujourd’hui, on ne se fait plus valoir
par son mérite mais par le responsable ou l’homme influent
auquel on est affilié », ajoute Farida Choubachi.
L’informel
devient ainsi la règle, contourner plutôt que d’affronter
une situation. C’est presque un état d’esprit. Le psychiatre
Ahmad Abdallah indique : « Quand un individu vit au sein
d’une société fondée sur l’informel, il se prépare psychologiquement
à être lui-même un informel pour s’adapter à la société.
Car s’il observe la discipline, il fera l’objet de critiques.
S’il entre ou sort du métro par les portails indiqués,
il risque de rater son train ». |
Un état d’esprit
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D’ailleurs,
les Egyptiens réagissent à chaud à tous les niveaux. C’est
du moins ce que pense Mohamad Chamroukh, spécialiste des
faits divers au quotidien Al-Ahram. « Le comportement
de l’Egyptien est fiévreux, ce qui fait que sa réaction
est disproportionnée par rapport à la réalité. Cela explique
la multitude de procès concernant des rixes et des querelles
et se terminant par une réconciliation. Un automobiliste
pressé peut rester une demi-heure à se disputer avec un
autre, ignorl’heure de son rendez-vous ». D’ailleurs,
60 pour cent des accidents de la circulation s’expliquent
par une conduite anarchique.
Pourtant,
on aurait pu penser qu’avec la vague de religiosité actuelle
les citoyens auraient un comportement plus proche de la
morale. Mais celle-ci reste de pure forme axée sur des
aspects souvent anecdotiques, voire superficielles. Bilal
Fadl estime que l’instruction religieuse actuelle parle
très peu de la corruption et du comportement d’un bon
musulman. « Des questions futiles ou des affaires liées
à la sexualité occupent le devant de la scène oubliant
que le prophète avait pour message de parfaire la morale
». Pire encore, cette notion de prédestination utilisée
à mauvais escient. En adoptant un comportement anarchique
ou en conduisant de manière dangereuse, vous trouverez
souvent quelqu’un dire de manière rassurante : c’est Dieu
qui décide de notre destinée. Une fausse interprétation.
De toute façon, la
rue égyptienne est un vrai théâtre où se joue une tragicomédie
quotidienne. |
Doaa Khalifa
Ahmed Loutfi |
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