Rachad avoue qu’il était aussi ouvert
sur ce qu’était le socialisme arabe. « Ce qui était intéressant,
c’est que nos profs ne faisaient pas ça uniquement comme
un acte obligé par les programmes scolaires. Certains
y croyaient sincèrement et croyaient également à la critique
: pourquoi le système appliqué n’est pas celui qu’on enseigne
? Ce n’était pas dangereux de le faire parce que c’était
dans les limites des règles ». La tactique était d’amener
les gens à réfléchir en posant des questions, sans nécessairement
donner de réponses. Toute critique était permise. Mais
l’essentiel était la façon de dire les choses. « Si tu
critiques en prenant une attitude antagoniste, en disant
: ce sont des imbéciles, ce sont des voleurs, ce sont
des n’importe quoi, c’est une critique qui sûrement va
être réprimée. Or, tu peux critiquer en te posant la question
comment, par exemple, telle institution représente-t-elle
les intérêts du peuple ou pas ? Donc il y a une façon
de faire la critique qui paraît subtile, mais qui apprend
aux gens comment penser ».
Et ce n’est pas uniquement là qu’il a
appris la critique. Il trouvait que les cours sur le système
égyptien dominant (Education civique) étaient de la langue
de bois. Toutes les disciplines qui étaient, à la base,
des disciplines de sciences humaines, étaient enseignées
de façon dogmatique. En revanche, pendant les cours de
littérature française, il faisait là aussi de la philosophie.
Cela l’intéressait beaucoup et c’est ainsi qu’il a voulu
étudier la philosophie. Rachad a été voir le frère-recteur
de son école, également philosophe. Le conseil de ce dernier
l’a envoyé à l’autre bout de la planète : « Ecoute, pour
bien étudier la philosophie, il faut comprendre comment
le monde marche. Commence par faire un diplôme en sciences
pures et dures. Va faire un diplôme en chimie, en physique
ou en mathématiques, et là tu vas mieux comprendre la
philosophie ».
Durant les cours de religion, le recteur
leur parlait de Jean-Paul Sartre, du marxisme ... Il les
emmenait à des concerts à l’Opéra du Caire, où ils écoutaient
le majestueux Orchestre symphonique du Caire. Il leur
expliquait ce qu’était une sonate, une symphonie, et comment
chacune d’entre elles était structurée. « La période du
secondaire a été pour moi une période extrêmement riche,
dans laquelle j’ai appris beaucoup de choses. C’était
riche, mais parce que l’on partait de zéro ».
Ensuite, Rachad a opté pour la faculté
des sciences et a décroché un diplôme en mathématiques.
Encouragé à faire un doctorat en mathématiques, ses professeurs
l’ont aidé à trouver une bourse, en lui faisant des lettres
de recommandation présentées à des universités canadiennes
de renom.
Il arrive au Canada en 1970 et commence
un doctorat en mathématiques à l’Université de Manitoba,
qui était à cette époque-là une zone éloignée des grands
centres urbains. Très isolé, il a dû abandonner parce
qu’il ne se sentait pas heureux. Il a juste fait une maîtrise
au lieu de préparer un doctorat, et il est revenu poursuivre
à Montréal, où il a recommencé un autre doctorat en mathématiques.
Survint ensuite la mort de Nasser et
la guerre d’Octobre 1973. Tous les gens autour de lui
lui dirent : « Toi Arabe, explique-nous pourquoi ceci,
pourquoi cela. Et je n’avais aucune explication à leur
donner parce que je n’étais pas du tout intéressé par
les questions politiques ». Il devait comprendre lui-même
d’abord, pour pouvoir ensuite expliquer aux gens ce qui
se passait. « C’est ainsi que je me suis intéressé de
plus en plus aux sujets politiques, et en particulier
la question palestinienne parce que c’était un problème
majeur ». De fil en aiguille, il consacre beaucoup de
temps à étudier la question palestinienne. Il voulait
aussi comprendre la raison du retard économique et du
sous-développement dans les pays arabes. Essayant de trouver
des réponses à cette liste de Pourquoi, Rachad a découvert
qu’il était en train de faire de la sociologie.
Il décide alors d’interrompre son doctorat
en mathématiques qu’il n’avait pas encore terminé et commence
à écrire dans des journaux montréalais et québécois. Il
donne des conférences dans les milieux estudiantins sur
la majorité des thèmes en relation avec le monde arabe.
« Et puis à un moment donné, j’ai décidé vraiment que
je voulais faire un doctorat pour essayer de comprendre
un peu ce qui se passe dans la région arabe. Pourquoi
est-on sous-développé ? ».
Ne voulant plus rester au Canada, Rachad
décide de retourner vivre en Egypte. C’était en 1981.
Il avait déjà obtenu la nationalité canadienne : « J’avais
un job d’enseignant de maths, une maison, j’étais marié
et tout ».
Il rentre en Egypte pour tenter de comprendre
les questions de développement. Il a travaillé dans une
ONG égyptienne, l’Association de la Haute-Egypte, pour
aider dans le travail de développement qu’elle entreprenait
dans le sud du pays, dépourvu de beaucoup d’infrastructures.
« J’ai étudié toutes les questions du pouvoir, du partage
de l’eau, de l’évolution du système agricole. C’est un
domaine qui m’intéressait énormément ». Pendant ce séjour
en Egypte, il est engagé comme chercheur pour étudier
les questions d’irrigation à l’Université américaine.
Ainsi, il a la possibilité de passer une année de recherche
dans les villages égyptiens pour étudier comment le système
d’irrigation égyptien, en fait assez complexe, fonctionnait.
Et cette recherche a été faite en collaboration avec le
ministère égyptien de l’Irrigation. Au cours de cette
étude, il a eu la possibilité de visiter les villages
du Fayoum, de Minya et de Tanta. Et « quand
j’ai déposé ma thèse de doctorat beaucoup plus tard, en
1991, elle était sur ce sujet-là : Les aspects sociaux
et techniques de l’irrigation en Egypte ». Ces deux années
passées en Egypte l’ont davantage convaincu que les sciences
sociales l’intéressaient beaucoup plus que les mathématiques
qu’il enseignait. Rachad revient au Canada et continue
quand même à enseigner les mathématiques parce qu’il avait
besoin d’un gagne-pain.
« J’ai donc écrit des articles, j’ai
donné des conférences. Et j’ai continué aussi à travailler
sur la question palestinienne ». Il était souvent approché
par des sociologues canadiens qui voulaient réformer le
programme de sociologie, de l’enseignement même de la
sociologie, au Québec. Naissait alors le besoin d’avoir
un bon livre de statistiques à l’usage des sociologues.
On lui disait : « Toi tu es mathématicien et en même temps
sociologue. Est-ce que tu ne voudrais pas écrire un livre
sur ce sujet ? ». Rachad s’est mis alors à travailler
avec un collègue statisticien et ils ont écrit ensemble
un manuel, Méthodes quantitatives appliquées aux sciences
humaines, qui a été largement utilisé au Québec.
Il a ensuite commencé à développer ce
troisième créneau ; à côté de la sociologie et des mathématiques,
et des statistiques appliquées. « Tout en préparant mon
doctorat, l’Université de Montréal m’a engagé pour élaborer
un cours qui s’Sociologie du monde arabe ». Il a donc
mis sur pied ce cours et l’a enseigné pendant 4 ans, soit
de 1983 à 1987, tout de suite après son retour d’Egypte.
Pour faire ce cours, il fallait comprendre tout l’ordre
social dans le monde arabe : les normes, les valeurs,
le pouvoir, la situation de la femme, les minorités, les
traditions, la modernisation, le développement et le sous-développement,
la démocratie et les institutions politiques. « Ayant
eu à enseigner ce cours pendant 4 ans, chaque année je
l’affinais un peu plus, je mettais plus d’aspects. Mais
la grosse partie de mon travail restait confinée à l’université,
et au sein des groupes de solidarité qui travaillaient
sur et avec le monde arabe ».
En 1991, il y a eu un changement majeur
: la guerre en Iraq. Les télévisions canadiennes, qui
s’intéressaient très peu au monde arabe, ont tout à coup
réalisé qu’il y avait une situation en Orient que personne
ne comprenait. C’est ainsi qu’une fois, Rachad a été interviewé
comme ça, parce qu’on interrogeait beaucoup de personnes
capables de donner des explications à ce qui se passait.
Or, cette entrevue a été très bien reçue, et depuis ce
temps jusqu’à la période qui a suivi et qui a duré plus
d’une année, « j’ai été systématiquement interviewé sur
tout ce qui touchait à la guerre en Iraq en cours et aussi
au problème palestinien ».
Il entendait souvent « ce que tu dis
est très intéressant parce que tu as une manière d’analyser
qu’on n’entend nulle part ailleurs ». En effet, Rachad
avait une manière de comprendre les choses de l’intérieur.
Et l’intérieur était de voir comment la question se posait
pour les Palestiniens, et non pas pour les Occidentaux
qui disaient : eux les Palestiniens, eux les Iraqiens,
eux les Arabes. Cette période l’a mis un peu sur la «
map », comme on dit en québécois.
En 1991-1992, Rachad repart en Egypte
pendant deux mois pour le compte du gouvernement fédéral
canadien, qui voulait entamer une recherche sur l’environnement
en Egypte. L’équipe se composait de deux spécialistes
de l’environnement et d’un spécialiste de l’Egypte, lui.
Pendant cette période, il reçoit une
offre de l’Université américaine du Caire qui voulait
un sociologue. Il a donc présenté sa candidature et a
été retenu. « Je suis donc retourné en Egypte avec ma
famille et j’ai enseigné la sociologie à l’Université
américaine, de 1992 à 1994 ». Au bout de deux ans, et
pour des raisons familiales, relatives aux enfants et
aux parents de son épouse, il rentre au Canada. « Un peu
à contrecœur parce que s’il n’y avait pas ces questions
familiales, je serais resté en Egypte ».
Il enseignait la sociologie des sociétés
arabes. « Beaucoup voulaient comprendre pourquoi les sociétés
arabes fonctionnent comme elles le font ? ». Pourquoi
il y a un sous-développement ? Quel est le rôle des traditions
et celui de la modernité ? Quel est le rôle de l’islam
? Quel est le rôle de la religion en général dans nos
sociétés ? Comment adapter nos traditions à la modernité
? Beaucoup de questions auxquelles Rachad tentait de trouver
des réponses. « Pour moi, je savais que je leur apportais
quelque chose et ils me le disaient ». Les gens venaient
pour lui dire : « Ce cours a changé ma vision », ou «
Ma relation avec ma société a changé à cause de ce cours
». C’est vrai qu’il avait des réponses, mais il faisait
surtout réfléchir sur la manière d’aborder la question.
Aujourd’hui, Rachad Antonius poursuit toujours sa carrière
de sociologue à l’Université de Québec et sa quête pour
trouver des réponses aux question cruciales du monde arabe.