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Espaces
verts . Dans un
pays où la part par individu est réduite à 75 cm2
contre 12 et 16 m2 ailleurs, l’inauguration du parc
d’Al-Azhar en plein Caire fatimide est une avancée
notoire. Les Egyptiens, toutes classes confondues,
y découvrent un autre art de vivre. Visite à l’occasion
de la Fête du printemps, Cham Al-Nessim.
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L’incroyable
îlot d'al azhar |
«
Lorsqu’on atteint un certain niveau de civilisation,
on commence à construire de somptueux bâtiments, et
quand on progresse un peu plus, on fait de beaux jardins
», tels étaient les propos d’un chancelier anglais
bien connu. Il est vrai qu’en Egypte, on n’a pas encore
atteint ce niveau, mais l’inauguration du parc d’Al-Azhar
marque une aspiration vers un changement positif.
Ce vaste jardin d’une superficie de 76 feddans (31
hectares), dans le quartier populaire de Darrassa,
en plein Caire fatimide, a surpris tous ceux qui l’ont
visité pour la première fois. L’étonnement vient d’abord
lorsqu’on apprend que le terrain en question était
à l’origine une immense décharge publique, et ceci
pendant plus de cinq siècles, et qu’il a fallu déblayer
1,5 million de tonnes de déchets pour concevoir ce
beau projet.
A peine la nouvelle de son inauguration
divulguée que de nombreux Egyptiens se sont précipités
pour découvrir le charme de ce parc. « J’ai du mal
à le croire, sommes-nous vraiment en Egypte ? Puisqu’ils
sont capables d’accomplir un projet de cette envergure,
pourquoi ont-ils mis autant de temps pour le faire
? C’est un havre de paix, un plaisir pour les yeux,
un lieu d’évasion en plein centre-ville », tels sont
les commentaires que l’on peut recueillir en se baladant
dans le quartier. En effet, ils ont bien raison d’être
fascinés, car il ne s’agit pas seulement d’un immense
jardin luxuriant et bien entretenu, ce parc a aussi
balayé la série d’archétypes qui a marqué les esprits
pendant longtemps. « L’humble citoyen habitant les
quartiers populaires et issu de couches modestes ou
défavorisées n’est pas habitué à ce qu’on lui accorde
autant d’intérêt. Pendant des décennies, les lieux
chic ont été le privilège de personnes aisées ou distinguées.
Les gens comme nous devaient se contenter du peu qu’on
leur offrait », dit Samir Hussein, vendeur de tissus
habitant le quartier de Darb Al-Ahmar. Tous les vendredis,
ce dernier se rend au parc accompagné de sa femme,
ses deux garçons, leurs épouses et ses petits-fils.
A l’entrée du parc, lors de sa première visite et
avant même de prendre son ticket d’accès, il apprendra
que les habitants de Darb Al-Ahmar ont droit à une
réduction. « J’ai payé 3 L.E. par personne au lieu
de 5 », dit-il fièrement. La raison en est que le
parc fait partie de tout un projet d’aménagement et
de rénovation du quartier de Darb Al-Ahmar financé
par l’institution internationale Agha Khan pour le
développement et la préservation du patrimoine. D’après
ce projet, les habitants de ce quartier, les premiers
concernés, sont privilégiés puisque ce parc a été
construit sur leur propre territoire. Ce quartier,
longtemps privé d’espaces verts, possède aujourd’hui
un parc comprenant environ 80 espèces d’arbres rares,
des quantités de plantes, des cascades, des fontaines,
des allées bordées de palmiers royaux, un terrain
de jeu pour les enfants s’étendant sur 2 000 m2, des
restaurants et des cafétérias de luxe qui diffusent
une musique douce, mais surtout cet immense espace
vert où tout le monde peut se détendre, lire, admirer
la nature, jouir du calme, profiter d’une brise légère
et d’un panorama exceptionnel du Vieux-Caire.
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Un peuple privé de verdure
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La
scène que l’on voit est ordinaire, pourtant elle attire
le regard car elle a disparu de notre quotidien depuis
bien longtemps. Une femme est assise à l’ombre d’un
arbre, tenant un livre à la main, sa radio à côté d’elle
et sa fille de quatre ans en train de gambader aux alentours.
A quelques mètres, un jeune couple joue aux cartes pendant
que leur bébé dort paisiblement enveloppé d’un drap.
Quelques mètres plus loin, un homme âgé joue à cache-cache
avec ses petits-enfants. « J’habite le quartier d’Héliopolis
; j’avais l’habitude de me balader et de prendre mon
petit-déjeuner au Merryland quand il était encore en
bon état. Je suis un amoureux des parcs, mais j’ai assisté
avec beaucoup d’amertume à la détérioration de nos jardins
publics », explique Mahfouz, un professeur à la retraite.
Depuis quarante ans, cet amoureux des jardins n’a raté
aucune occasion pour visiter tous les parcs de la capitale.
Lui qui a passé toute sa jeunesse entouré d’espaces
verts où il a connu les plus belles histoires d’amour,
garde des souvenirs inoubliables de chaque parc. « J’avais
l’habitude de passer des heures à réviser dans les parcs
d’Al-Ormane, à Doqqi, qui se trouvent en face de l’Université
du Caire, et où l’on pouvait découvrir des espèces de
plantes rares. Lorsque j’étais encore fiancé, j’invitais
ma dulcinée à prendre une tasse de thé dans le Jardin
des poissons, à Zamalek. Une fois marié, j’accompagnais
mes enfants au zoo pour leur faire découvrir le monde
des animaux. Regardez à présent dans quel état sont
ces jardins ... », regrette-t-il. Aujourd’hui, cet amoureux
des espaces verts fait le bilan avec regret. Au cours
des dix dernières années, il a dû restreindre ses sorties.
« Tous nos jardins publics sont dans un état lamentable,
envahis par les vendeurs ambulants, dénudés de toute
beauté alors qu’ils sont censés être des endroits d’évasion
accessibles à tous les budgets », dit-il. Pour lui,
le parc d’Al-Azhar vient de redonner vie et sens à une
tradition qui a été pendant longtemps bafouée.
Ainsi, l’existence de ce parc vient
confirmer une réalité importante : la verdure n’est
pas un luxe, surtout dans une ville comme Le Caire.
Les jardins sont non seulement un lieu de détente pour
les plus démunis, mais aussi et surtout un moyen d’absorber
la pollution dont souffre la ville. Selon les statistiques,
le taux d’espaces verts dans les grandes villes ne doit
pas être inférieur à 6 % de la superficie totale. Au
Caire, il n’atteint même pas 0,4 % ... La part d’espaces
verts pour chaque individu doit varier entre 12 et 16
m2, alors qu’au Caire, il est réduit à 75 cm2. La célèbre
appellation de l’historien Al-Maqrizi, « Masr Al-Khadra
», ou « l’Egypte verte », n’a donc aucun fondement.
Pourtant, malgré ces chiffres modestes, les indices
prouvent que les Egyptiens font tout pour jouir du minimum
d’espaces verts qui leur sont disponibles. Pendant les
fêtes, les visiteurs des parcs publics dépassent les
2 millions. Un chiffre qui augmentera sûrement cette
année, avec l’ouverture du parc d’Al-Azhar.
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Un jardin pour tous
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Il
suffit d’observer les visiteurs du parc d’Al-Azhar
pour constater cette réalité surprenante. Toutes les
classes sociales y sont représentées, toutes les tendances,
tous les goûts, sans que cette diversité ne gêne personne.
Le long des allées, et un peu partout
dans ce parc, les habitants des quartiers populaires
côtoient les familles aisées. Des enfants des écoles
internationales jouent avec d’autres, fréquentant
des écoles publiques. Des femmes en hidjab croisent
les touristes en short et t-shirt. « L’espace immense
du jardin met tout le monde à l’aise, on n’y souffre
pas de la promiscuité. Chacun se sent bien, libre
d’agir comme il veut, de porter ce qu’il veut sans
que son voisin ne lui fasse de remarque ou porte un
jugement sur lui », dit Radwa, une responsable du
marketing dans une entreprise privée.
En effet, le prix très abordable
des tickets d’entrée a permis à toutes les couches
sociales de profiter du lieu. De plus, la direction
a aussi autorisé l’entrée des sandwiches et des boissons
gazeuses pour que les familles aux budgets modestes
puissent pique-niquer sans avoir à recourir aux restaurants
du parc, relativement chers. Et ce, sous la surveillance
du personnel qui veille sur la propreté du parc. La
scène classique de la famille égyptienne assise sur
un drap et entourée de marmites de choux farcis n’existe
pas ici. La famille de Hag Hosni, menuisier, a voulu
s’attabler dans le restaurant Studio Misr, mais Hosni
a tout de suite changé d’avis lorsqu’il a demandé
les prix. 80 L.E. par personne, ce qui veut dire plude
400 L.E. pour sa famille composée de cinq personnes.
Ayant bien retenu la leçon, la Hagga a donc préparé,
pour le vendredi suivant, une montagne de sandwiches.
Du plus pauvre au plus riche, tout
le monde a droit à ce havre de paix, au confort, à
la beauté du paysage. Une raison de plus pour aimer
ce parc, qui est venu résoudre l’un des problèmes
les plus cruciaux, celui du manque d’espaces verts,
tout en faisant cohabiter cette palette de catégories
sociales.
Mais cela pourra-t-il durer ? Rien
n’est sûr. Car, selon l’accord signé avec l’institution
Agha Khan, le gouvernorat du Caire est censé prendre
en charge ce parc en août 2007. Une nouvelle qui suscite
l’angoisse de tout le monde, y compris le personnel.
« Ce transfert engendrera la détérioration du lieu,
comme ce fut le cas des autres projets soumis à la
direction du gouvernement. Qui aura la patience et
les moyens de faire attention aux moindres détails,
comme c’est le cas aujourd’hui ? Cela exige un budget
énorme et un personnel hautement qualifié. Nous ne
laissons passer aucun dépassement », dit d’un ton
ferme un employé dans le département des relations
publiques. Seul le temps prouvera si ses craintes
sont fondées. En attendant 2007, les pessimistes n’ont
qu’à profiter au maximum de ce parc somptueux ayant
réussi à concilier qualité et prix.
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Amira
Doss |
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