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Frères musulmans . Devenus la principale force d’opposition suite aux dernières législatives, ils affichent sous le slogan « l’islam est la solution » une image moderne. Evolution réelle ou tactique ?

La nébuleuse se cristallise

Un immeuble dans le quartier de Manial au Caire. Un gardien que beaucoup prennent pour un agent des services secrets. Sans même lui poser la question, il se précipite de dire : « au deuxième étage ». Aucune enseigne, juste un petit autocollant sur la porte avec leur nom. Discret mais visible. A l’entrée, il faut ôter ses chaussures. On est au siège des Frères musulmans. Voilà dix ans qu’ils sont là. Un siège officiel et déclaré d’une confrérie que tout le monde qualifie d’interdite. Preuve en est qu’en 1995 et sur verdict de la cour militaire leur bureau de Tewfiqiya, au centre-ville, qui était aussi celui de leur magazine Al-Daawa est fermé ; il transite à Agouza avant qu’un de leurs dirigeants, Hassan Al-Gamal, offre au guide de l’époque Hamed Aboul-Nasr cet appartement qui leur servira de bureau après sa mort. Une perpétuelle lutte pour obtenir une reconnaissance officielle, un combat qui peut être la date de la création même de la confrérie par Hassan Al-Banna en 1927. Depuis, rien n’a changé, sur le fond, dans cette affaire.

Mais les Frères musulmans ne sont plus ceux qu’on a connus hier. La confrérie vit désormais une nouvelle expérience liée aux législatives. Un record avec le nombre de sièges obtenus au Parlement … Un résultat qu’ils n’auraient pas imaginé dans leurs plus beaux rêves et auquel, dans ses pires cauchemars, le régime ne s’attendait pas. Déjà, au Parlement sortant, le mouvement alignait 16 députés, sous étiquette indépendante, et s’imposait comme le plus important groupe après le Parti National Démocrate (PND, au pouvoir). Pour les uns, il s’agit d’une tractation avec le pouvoir. Un marché « peut-être avec certains membres du PND », estime Réfaat Al-Saïd, président du parti Al-Tagammoue (Rassemblement, de gauche). Ainsi, le parti du président Moubarak accordera aux Frères musulmans une plus grande marge de manœuvres. En contrepartie, ces derniers libéreront quelques circonscriptions en faveur du PND. Théorie classique, dit-on, mais démentie par les deux camps. Al-Saïd, ennemi farouche des Frères, et qui a publié une dizaine de livres sur leur organisation, estime qu’il s’agit d’un groupe « assez riche et qui a donc dépensé des millions de livres lors du scrutin, tout comme le PND et les indépendants et, en plus, a eu recours à la violence ». Argent ou slogan religieux « l’islam est la solution », telle serait la recette du succès ? Mais ce même slogan était adopté par les Frères lors des précédentes législatives. C’est donc le titre Frères musulmans en bonne et due forme qui manquait. Les opposants des Frères font toutes sortes de conjectures sur les raisons de leurs succès, mais très peu d’entre eux osent affronter la réalité en face.

Difficile aujourd’hui d’ignorer que la confrérie est le premier mouvement d’opposition du pays. « L’alternative au parti du gouvernement », comme l’affirme l’historien Milad Hanna, qui tire la sonnette d’alarme contre cet état des choses et affirme qu’on passe par « un moment crucial de l’histoire de l’Egypte ». Selon lui, les Egyptiens ont, depuis 1919, testé tous les partis politiques, de la gauche à la droite, et ne leur font plus confiance. Il est temps donc de passer à l’autre côté. Une confrérie qui parle d’islam, donc pieuse et honnête. En plus, elle est interdite par le pouvoir et donc n’est pas institutionnelle comme les autres formations … « La tentation de l’interdit », dit un diplomate européen qui a requis l’anonymat. Mais loin des raisons d’un triomphe encore relatif, les islamistes sont presque les seuls que connaissent les Egyptiens, surtout les jeunes, présents dans les mosquées, et encore par des œuvres sociales caritatives qui sont des plus remarquables (lire reportage page 5). Une école ici et un hôpital là, un centre pour handicapés mentaux, un club sportif … Ils sont là où le gouvernement signe absent. Un moyen efficace de pêcher des voix même si pour eux « l’intention doit être purement à Dieu ». Une montée qui serait aussi similaire à celle des années 1930 et 40 car, comme le précise le chercheur Tewfiq Aclimandos dans son livre Officiers et Frères musulmans, entre un régime « autoritaire à légitimité semi-religieuse et un parti majoritaire semi-laïque, les années quarante sont celles de l’irrésistible montée en puissance des Frères musulmans ». Une théorie valable encore aujourd’hui.

Mais depuis, la confrérie a, semble-t-il, évolué, du moins en apparence, question de temps mais aussi de conjoncture. Si à l’époque du président Sadate, les Frères n’avaient pas penché en faveur d’un multipartisme sous contrôle de l’Etat, car n’étant pas compatible avec leur grand dessein de fonder un Etat islamique, à nos jours, ils parlent réforme, démocratie et exercices politiques. Une image nouvelle et moderne en contradiction avec les idéologies élaborées par Sayed Qotb. « Désormais, l’inscription de la confrérie dans le cadre politique lui a fait abandonner le grand récit de l’Etat islamique et toutes les références qui vont avec, notamment le rétablissement du califat. Son programme ne diffère guère de celui des autres partis, et notamment de ceux qui prônent le libéralisme », explique Hossam Tammam, un spécialiste des mouvements religieux.

Un simple retour à l’histoire des Frères musulmans permet de relever plus d’un changement dans leur trajectoire. Un changement leur permettant de s’accommoder à toute conjoncture et qui reste une de leurs caractéristiques qui suscite les critiques les plus virulentes contre eux. Amr Al-Chobaki, chercheur au Centre d’Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, ne voit cependant pas cette adaptation sous un angle négatif. Il trace ainsi l’évolution de la confrérie en trois phases.

La première n’est que le début, les années 1930 et 40 au cours desquelles les Frères suivaient de près le chemin de Hassan Al-Banna, l’époque de « la daawa » (prédication). En d’autres termes, ils appelaient les gens à se conformer à la religion en estimant qu’à travers chaque personne, la société finira par changer à partir de la base. Le politique ne figure presque pas au programme alors. Dans une thèse qui sera publiée prochainement et intitulée « Les Frères musulmans en Egypte : problématique d’intégration dans le processus démocratique », Chobaki précise que la deuxième phase commence vers la fin des années 1940, on est en pleine deuxième guerre mondiale. C’est l’étape djihadiste où les Frères s’identifient aux idées de Sayed Qotb. La violence, en d’autres termes, conduite par l’Organisation spéciale, la branche paramilitaire de la confrérie et dont le guide actuel, Mahdi Akef, en était membre. Les années 1980 marquent une tendance plus politique avec deux figures emblématiques comme Essam Al-Eryane et Abdel-Moneim Aboul-Fotouh.

Les Frères sont partout, au Parlement, dans les syndicats. Pour la première fois au sein de la confrérie, l’idée de création d’un parti est soulevée, notamment par la nouvelle génération qui éprouve la volonté d’un cadre légal et non une organisation hors la loi. La réalisation de telles aspirations ne semble cependant pas pour demain.


Plus ça change ...

Une nouvelle évolution du cursus des Frères ne semble donc pas étonnante. Le discours change, aujourd’hui encore il devient beaucoup plus politisé mais rien ne porte à croire que leur projet d’un Etat islamique ait été refoulé dans les poubelles de l’Histoire. Sinon comment interpréter le travail acharné sur la construction d’une immense organisation répandue dans tous les coins du pays ? « Plus d’une centaine de milliers de membres actifs qui payent même une cotisation annuelle », précise Chobaki qui explique qu’il faudrait ajouter à ce chiffre encore le double. Ce sont les « Frères assistants », des partisans qui ne font pas partie de la confrérie mais la soutiennent d’une façon ou d’une autre. Ceci sans compter les sympathisants, difficiles certes à recenser.

S’ils parlent démocratie, il faudrait peut-être les croire, puisqu’elle existebel et bien au sein de la confrérie. Même si pour le poste du guide jamais deux ou plusieurs personnes n’ont disputé le siège, il existe un bureau de guidance, qui sert de facto de bureau politique avec 15 membres tous élus et un conseil de consultation avec deux centaines aussi choisis par les membres de la confrérie. Bref, une formation qui plus que n’importe quelle autre force du pays est, selon les mots de Tammam, « en mesure de développer une assise populaire, de rivaliser avec le pouvoir et concurrencer avec l’opposition ». C’est parce que selon Chobaki, « la vie politique était agonisante et les cinq dernière années, les Frères ont travaillé sur les micro-sociétés, faisant du porte-à-porte et assurant des services à la population dans presque chaque village ». L’enjeu est désormais ailleurs. Que vont-ils faire de cette avancée et vers quel chemin vont-ils évoluer ? Pour l’instant, les craintes ne sont pas de mise. Il faudrait peut-être attendre le début des sessions parlementaires. Si la confrérie penche vers une confrontation directe avec le Parti National Démocrate (PND, au pouvoir), la scène politique risque d’être bouleversée. Mais s’ils préfèrent passer par des compromis et c’est fort probable, la cohabitation serait possible. La zone d’incertitude, selon Chobaki, concerne beaucoup plus le parti au pouvoir, car celui-ci « depuis 25 ans n’a jamais fait face à une centaine d’opposants émanant du même groupe. C’est assez gênant. D’un système à pôle unique, il passe à deux pôles ».

Samar Al-Gamal
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La morale unifie mais l’économie divise
Les Frères musulmans sont-ils libéraux ou plutôt étatistes quand il s’agit de se décider sur la politique économique ? Leurs positions sont ambiguës, voire contradictoires.

En réalité, il n’existe pas une réponse facile, ils sont les deux. Leur programme économique et les interventions de leurs leaders, de leur membres au Parlement montrent peu d’harmonie. Abdel-Hamid Al-Ghazali, professeur d’économie à l’Université du Caire et également une des autorités en la matière au sein des Frères : « Il faut restructurer la main-d’œuvre gouvernementale pour se développer. Le gouvernement peut fonctionner avec le tiers de ses employés et se passer des deux autres. Ainsi, on peut réduire les dépenses publiques et garantir un nombre élevé de main-d’œuvre pour le secteur privé ». C’est une déclaration que seuls les ultralibéraux audacieux peuvent avancer.

Les Frères seraient donc des ultralibéraux capables de mettre en application les décisions les plus impopulaires. Toutefois, une partie des membres et du soutien des Frères provient de quelques employés d’Etat. Une fois au pouvoir, serait-il facile au leadership des Frères de contrarier leurs intérêts ? A cela, Abdel-Moneim Aboul-Foutouh, un des leaders de la confrérie, répond : « Quand il s’agit de choisir entre l’intérêt de la société et celui de la confrérie, il faut choisir le premier. Les Frères ont déjà sacrifié leurs intérêts propres en acceptant de payer des années de prison pour leur cause ».

Le sacrifice ici est, toutefois, différent. Il s’agit de demander un sacrifice à une tranche sociale, pour augmenter l’efficacité de l’économie, et non seulement pour réaliser les grands buts déclarés des Frères, comme l’application de la charia islamique. Les employés de l’Etat n’accepteront par facilement de quitter leurs emplois sans arrangements d’indemnisation, vu que les chances d’emploi au privé sont très rares et que les conditions de travail y sont très dures. Aboul-Foutouh a accepté l’idée d’indemnisation quand elle lui a été proposée et il a ajouté qu’« il faut profiter des expériences d’autres pays » ... Mais quels sont exactement ces pays et comment profiter de leurs expériences ? On ne sait pas. Les Frères restent souvent dans les généralités par rapport aux questions économiques et sociales.

Pourquoi pas ? Pourquoi trancher sur des questions qui peuvent être reportées ? Pourquoi susciter des conflits au sein de la confrérie ? En effet, la composition sociale des Frères vient de tranches hétérogènes dont la bourgeoisie, la classe moyenne moderne (comme les médecins) et la classe moyenne modeste. Leurs intérêts ne sont pas faciles à concilier.

C’est ainsi qu’au moment où l’on constate chez eux un discours ultralibéral, il existe un autre marqué par une terminologie quasi nassérienne. Leur programme par exemple parle de l’autosuffisance alimentaire, de l’augmentation des dépenses publiques pour stimuler la croissance. Un de leurs parlementaires est allé très loin en demandant à l’Etat de fixer les prix et de les imposer aux commerçants. Selon Aboul-Foutouh, cette déclaration est passagère, et ne reflète pas la position des Frères.

La confrérie n’est donc pas unifiée là-dessus. Elle a des revendications contradictoires. Comment limiter le déficit budgétaire sans réduire les dépenses publiques ? Le seul moyen, c’est d’augmenter les recettes publiques. Comment et de quel secteur de la population ? Là encore, on ne sait pas.

Une autre question obscure est l’ouverture à l’économie mondiale. Dans quelle mesure l’économie égyptienne doit-elle dépendre des investissements étrangers ? Leur programme parle de l’importance de ces investissements dans l’agriculture, mais quand il s’agit de l’industrie, on ne trouve pas un mot. S’agit-il d’une position contre le capital étranger dans l’industrie ? A cela, Aboul-Foutouh répond par la négative. Les Frères ont simplement oublié de mentionner l’importance des investissements étrangers dans l’industrie. Idem concernant la main-d’œuvre étrangère. Leur discours tend souvent à attaquer celle-ci en tant que porteuse de cultures non conformes à « nos valeurs islamiques ». Le site des Frères est allé jusqu’à demander de surveiller les étrangers dans leur vie privée, pour s’assurer de leur comportement. Mis à part l’élément xénophobe et autoritaire de ce genre de discours, celui-ci oublie qu’une bonne partie de la main-d’œuvre étrangère en Egypte est soudanaise, majoritairement musulmane. Et comment l’efficacité économique peut-elle être conciliée avec un jugement de la main-d’œuvre étrangère selon sa religion ?

Les Frères devront probablement choisir entre la rationalité économique et leurs positions morales. L’intérêt des hommes d’affaires égyptiens est d’ouvrir le marché du travail aux femmes. Dans certains secteurs, les patrons trouvent celles-ci plus efficaces et moins coûteuses que les hommes. Cela doit entrer en contradiction avec l’objectif des Frères de « protéger » les femmes en limitant leur accès au travail.

Toutes ces questions restent sans réponses. Pourquoi ? Parce que la confrérie reste toujours une organisation semi-religieuse, semi-politique, encadrant ainsi des sensibilités hétérogènes qui sont d’accord sur des positions morales générales, mais restent imprécises par rapport à beaucoup d’autres questions économiques et sociales.

Samer Soliman
 

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