Culture.
Le colloque « L’écrivain et l’avenir », tenu du
21 au 24 novembre pour célébrer les 30 ans de l’Union
des écrivains égyptiens, avec plus de 35 invités
arabes, inauguré dans la prestigieuse salle de la
Ligue arabe, s’est axé sur les relations pouvoir
et intellectuels. |
De
la menace à la marginalisation
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Le
résultat des législatives égyptiennes en faveur
du Parti National Démocrate (PND, au pouvoir) nous
plonge au cœur de l’actualité culturelle. Rappelant
une fois de plus l’insertion du politique sur la
scène arabe généralisée au point d’occuper le centre,
et quasiment toute la scène, pour ne laisser aucune
place au discours intellectuel. Ou disons le seul
discours culturel accepté serait celui qui imite
et incarne la structure du pouvoir politique dominant.
Dans cette ambiance qui va croissant tandis que
nous sommes au XXIe siècle, la discussion du rapport
dialectique de la culture et du pouvoir devient
indispensable. Or, l’axe du rôle de l’écrivain a
suscité comme d’habitude de vifs débats, surtout
en se centrant d’un côté sur « le pouvoir et la
marginalisation du rôle de l’intellectuel » et de
l’autre côté sur « l’absence de l’écrivain arabe
des images médiatiques ».
L’Histoire contemporaine nous
montre, en Egypte, comment le pouvoir intellectuel
a toujours représenté une menace pour le pouvoir
politique, qu’il a tenté de s’en débarrasser ou
dans le meilleur des cas de marginaliser. Cette
donnée est une constante, avec quelques variantes,
dans les pays arabes où de nombreux écrivains
connaissent l’exil physique ou métaphorique à
l’intérieur de leur propre pays. Tandis que d’autres
se transforment en des intellectuels organiques
qui dépendent directement du pouvoir.
« Entraver le rôle de la littérature
dans notre vie, corrompre le climat des hommes
de lettres et déformer la fiabilité du mot aux
niveaux social et culturel notamment sont parmi
les questions très évidentes dans les moments
de détérioration politique aux ères de despotisme
et aux époques de dictatures », affirme le Syrien
Ali Okla Orsan, secrétaire général de l’Union
des écrivains arabes.
Dans son intervention « La culture
du pouvoir et le pouvoir de marginalisation »,
le penseur égyptien Mahmoud Amin Al-Alem insiste
sur l’opposition de base entre la culture et le
pouvoir, en tant que la première est en principe
une vision humaine globale critique qui dépasse
le réel actuel dominant, tandis que le pouvoir
est plutôt une incarnation d’une vision d’intérêt
précise qui œuvre à fixer le réel et le reproduire
en y imposant sa légitimité.
Pour répondre à la question de
l’avenir de la culture arabe, sans se poser la
question, d’après Al-Alem, sur l’avenir arabe
même, en changeant radicalement les structures
économiques, politiques, sociales et culturelles,
à travers une renaissance globale. Al-Alem tente
d’approcher les symptômes afin de pouvoir mesurer
les horizons d’une renaissance possible. Il se
concentre sur trois questions, trois modulations
de pouvoir.
Le pouvoir de la tradition, concernant
la société même : il y trouve jusqu’à présent
des acquis élitistes tandis que les sociétés arabes
souffrent de la pauvreté, du chômage côte à côte
avec l’hyperconsommation. Sans oublier l’impact
de la montée du fondamentalisme et des tendances
conformistes.
Le second pouvoir est celui de
l’Etat, le penseur de gauche affirme que l’idéologie
commune dans la majorité des régimes arabes est
marquée par « un mélange de pensée religieuse
superficielle et pragmatique, maniée pour légitimer
l’Etat, et une pensée nationale qui ne dépasse
pas les limites des apparences et qui se libère
de tout engagement nationaliste ». Ainsi que l’absence
d’une vision stratégique, le monopole des outils
des médias, de la culture et de l’enseignement
afin de les orienter selon les politiques de l’Etat.
Le troisième pouvoir est celui de la mondialisation,
comme pouvoir extérieur contribuant à la détérioration
du réel arabe. « Le capitalisme mondial, soutenu
par les Etats-Unis, vise à effacer les spécificités
de l’Etat national en faveur de la globalisation,
ne laissant à l’Etat aucun rôle à jouer que celui
du gendarme qui veille sur les intérêts de la
classe capitaliste ».
Dans cette même lignée, Mohamad
Abdel-Mottaleb, critique littéraire, souligne
le danger de cette conception mondialiste, notamment
dans son approche bornée de la culture arabe.
« La spécificité de la culture arabe se trouve
dans la religion, mais la mondialisation a transformé
ce fondement en un cadre général. Par conséquent,
abattre la religion égale à abattre la culture
et vice-versa », avance Abdel-Mottaleb dans son
étude présentée lors du colloque. Ce qui engendre
l’accusation de l’islam de terrorisme qui ne cesse
de taxer la culture arabe en général, et qui exige,
selon cette logique, de démanteler le Moyen-Orient
et le reconstruire suivant le modèle mondialiste.
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Dina
Kabil |
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L’autre,
mon moi-même |
Hôte du colloque, Eric-Emmanuel
Schmitt, auteur de M. Ibrahim et les fleurs du Coran,
a expliqué dans une conférence de presse sa vision
d’un monde où l’entente et le respect mutuel peuvent
remplacer les conflits. |
Partager émotion et réflexion.
Mon unique formation c’est la philosophie. J’étais
prof de philosophie à l’université. Ma façon de
philosopher est d’écrire un roman et à l’intérieur
l’insérer aux situations et dans les personnages
ò. Eric-Emmanuel Schmitt, l’un des écrivains
français les plus lus dans le monde et particulièrement
connu en Egypte pour son roman M. Ibrahim et les
fleurs du Coran, a voulu ainsi se présenter d’emblée.
S’adressant aux journalistes à l’occasion d’une
visite au Caire marquée sous le double sceau du
30e anniversaire de l’Union des écrivains et de
la publication de la traduction arabe par Mohamed
Salmawy de son livre fétiche en quelque sorte.
Au-delà de ses qualités littéraires, le roman
n’a pas manqué de susciter des échos importants,
surtout en Egypte et dans le monde arabe. Le titre
suffit à lui seul. L’histoire aussi, celle de
Moïse ou Momo qui vit seul dans un quartier populaire
de Paris. Rien n’est facile pour lui avec un père
qui ne cesse de lui parler d’un frère aîné imaginaire
qui a toutes les qualités. Il se lie d’amitié
avec M. Ibrahim, l’Arabe du coin, un Turc en fait,
mais essentiellement musulman. Une affection qui
est un symbole d’amitié entre deux religions.
L’_uvre dans sa simplicité et limpidité, tout
en présentant des caractères très humains, participe
de cette notion de la philosophie comme un outil
de réflexion et de compréhension des plus simples
choses comme l’affirme Schmitt. å Tout le
monde fait de la philosophie sans le savoir. Il
faut la remettre là où elle doit être, c’est-à-dire
dans la vie, pas dans les traités ni dans les
universités ò.
En fait, M. Ibrahim et Momo font
de la philosophie et c’est sans doute ce qui les
a rapprochés et permis un dégel, une chaleur insoupçonnée
entre deux solitudes. Si M. Ibrahim, musulman
qui boit cependant du vin, est un soufi, Momo,
lui, cherchait une vision de vie. Une façon de
voir le monde à travers un prisme de bonheur,
à chercher en soi même ou dans le Coran comme
M. Ibrahim. La foi de M. Ibrahim s’abreuve de
mysticisme. C’est d’ailleurs le soufisme qui a
permis à Schmitt de prendre connaissance de l’islam.
Sa lecture des poèmes du mystique persan Djalaleddine
Roumi ont constitué pour lui une révélation. Il
est tombé amoureux des textes. å C’était
ma porte pour rentrer dans le jardin de l’islam
ò, dit-il.
Une telle relation est-elle faite
d’ambiguïté ? Aimer une richesse que contient
la religion, tout en restant à l’écart de celle-ci,
de la foi même dans son sens primaire ? Schmitt
ne manque de relever que quand il regarde les
religions, c’est toujours à travers une philosophie
athée. C’est le regard de l’autre qui permet de
découvrir les trésors cachés enfouis en soi. C’est
ainsi qu’Ibrahim a regardé Momo. Et c’est ici
l’approche si éloquente et sincère de l’auteur.
D’ailleurs, il explique lui-même que å la
légitimité qu’il s’est donné pour écrire ce livre
c’est de ne pas être musulman. Parler comme un
homme étranger à cette religion en regardant ce
qui me nourrit, me réjouit ò. Il explique
d’ailleurs qu’il a å vu l’islam comme une
sagesse permettant de garder le sens de l’émerveillement
devant l’univers. J’ai vu une grande humilité
dans l’islam où l’homme trouve sa place dans l’univers
ni arrogante ni excessive ò. Une façon de
dire ce qu’il faut reconnaître chez autrui pour
arriver à l’harmonie. Peu de choses à l’heure
où les affrontements entre extrémistes de tous
bords prennent des proportions parfois apocalyptiques
? Sans doute pas. Schmitt se félicite du succès
de son livre en Europe, d’ailleurs adapté pour
l’écran. Certaines réactions n’ont pas manqué
de l’étonner. å J’ai été surpris de voir
un titre pareil avoir un tel succès ò. A
Paris, on a joué le texte au théâtre pendant trois
ans. Des affiches publicitaires dans le métro
étaient chaque semaine passées à la peinture à
l’endroit où l’on pouvait lire å des fleurs
du Coran ò, raconte l’auteur en relevant
que ceux qui ont mal accueilli la pièce se sentaient
agressés par cette partie du titre. Et de dire
qu’il en était fier. Le but était atteint. On
dirait le diagnostic d’un mal qu’il veut combattre.
å Parce que je rêve de créer du respect pour
les autres (...) Un respect réciproque entre athées
et croyants, juifs, chrétiens et musulmans. La
question n’est pas de devenir tous athées, chrétiens
ou musulmans, mais de vivre avec des différences
enrichissantes ò. D’ailleurs, M. Ibrahim,
musulman soufi, n’est-il pas devenu le père de
substitution d’un enfant juif ? C’est sans doute
le fin mot de l’histoire .
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Ahmed
Loutfi |
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