Madiha
Yousri nous reçoit dans sa maison à Mohandessine, tirée
à quatre épingles, bien maquillée comme d'habitude. Elle
semble à l'aise dans l'univers qu'elle s'est créée, entourée
d'une centaine de prix placés partout, et de photos d'occasions
qui couvrent les murs de la pièce centrale. A 83 ans,
elle est encore en pleine forme et n'a rien perdu de son
allure aristocratique. En ce moment, une joie un peu particulière
se lit clairement sur son visage ; depuis qu'elle
est rentrée de Paris.
« C'était
un hommage vraiment touchant et la première cérémonie
de ce genre consacrée à un artiste égyptien, dit-elle
sans cacher sa fierté. J'étais éblouie en voyant ma
photo couvrant toutes les brochures de cette édition du
festival de l'IMA. Cet intérêt m'a rendue vraiment fière,
car c'était un hommage à l'art égyptien avant d'être un
hommage à Madiha Yousri ». Une fierté qu'elle
a déjà ressentie lors de la remise de chacun des nombreux
prix qui l'entourent.
Elle peut
paraître au début un peu fatiguée ou stressée, mais dès
qu'elle commence à parler de son art, elle retrouve son
pouvoir d'attraction et son tempérament habituels. Un
tempérament et une sérénité qui l'ont accompagnée depuis
ses débuts artistiques ? C'était il y a plus de 60
ans, à Groppi ; elle avait attiré l'attention
d'un jeune homme, qui s'était installé sur la table d'en
face.
« Je
me souviens bien de ce jour-là, raconte-t-elle. Je
suis allée me balader un jeudi au centre-ville, après
la journée scolaire, avec quelques-unes de mes collègues.
Et après avoir fait du lèche-vitrine, nous sommes allées
boire du chocolat chaud à Groppi. Cette sortie
a changé toute ma vie ». Et de continuer :
« C'était le réalisateur Mohamad Karim, encore
jeune à l'époque. Il venait de rentrer de France et des
Etats-Unis où il avait suivi des études de cinéma, se
souvient-elle. Il m'a dit qu'il cherchait des beaux
yeux pour qu'Abdel-Wahab leur chante Balach tebousni
fi enaya (Ne m'embrasse pas aux yeux) dans le
film Mamnoue al-hob (Il est interdit d'aimer).
Il m'a fixé un rendez-vous la semaine suivante et m'a
demandé de venir le voir à Studio Misr avec l'un
de mes parents, en robe du soir noire. Mon cœur battait
très fort, mais j'avais peur du refus de mon père, qui
était très conservateur. J'ai raconté alors l'histoire
de cette rencontre à ma mère, mais elle n'a pas osé lui
parler non plus ».
Face au refus
du père qui menace d'enfermer sa fille à la maison, elle
a recours à sa tante pour le convaincre. Après des heures
de supplications, il finit par accepter. Restait alors
le problème de la robe. « J'ai fait toutes les
boutiques du Caire et je me suis rendue compte que la
robe la moins chère coûtait 9 L.E, alors que je n'avais
que quelques dizaines de piastres dans ma poche !
J'ai emprunté 5 L.E. de ma tante et j'ai mis ma montre
en gage chez un bijoutier, ami à mon père, pour avoir
les 5 autres L.E. Ainsi ai-je pu acheter la robe et aller
à l'heure au rendez-vous. Ces quelques secondes de tournage
ont changé toute ma vie ».
Et ce n'était
que le coup d'envoi d'une longue et riche carrière. Pendant
la projection de la première du film Mamnoue al-hob,
le producteur libanais Gabriel Talhami s'est intéressé
à cette jeune fille en qui il voit une vedette montante.
Il lui envoie un messager chez elle à Choubra pour lui
annoncer qu'elle est sélectionnée pour partager la vedette
du film Ahlam al-chabab (Les Rêves des jeunes)
avec Farid Al-Atrach. Une chance inespérée, qui ne l'effleurait
même pas dans ses rêves les plus fous, dit-elle. Mais
encore une fois, c'est la confrontation avec la famille.
Je n'ai
pas osé en informer mes parents, se souvient-elle.
« Mais il fallait à tout prix ne pas perdre
cette occasion qui me tombait du ciel. Alors j'ai pris
le risque de me rendre chez le producteur accompagnée
par ma tante qui s'est fait passer pour ma mère. Pire
encore, elle a écrit une clause pénale dans le contrat
du film qui oblige mes parents à payer 1 000 L.E.
au cas où je ne jouerais pas le rôle. Mon père ne pouvait
donc pas refuser, on l'avait mis sous le fait accompli ».
Ce n'était pas sans conséquence. Lorsque la presse eut
commencé de publier les nouvelles du dernier film de Farid
et les photos du célèbre chanteur et acteur avec la jeune
première, pris de rage, le père de Madiha alla jusqu'à
des menaces de mort. Mais après l'intervention des voisins
et de la famille, il se résigne. « Le succès du
film a fait que mon père a enfin cru en mon talent. Il
a commencé à être fier de moi au point de collectionner
les articles de journaux qui écrivaient mes nouvelles ».
Là seulement,
elle a senti qu'elle n'était plus Hannouma Khalil Ali,
mais qu'elle était vraiment devenue Madiha Yousri, la
nouvelle belle du cinéma égyptien. Un succès qu'elle a
décidé de défendre à toute force, au point qu'elle a accepté
de se marier avec le chanteur Mohamad Amin qu'elle a rencontré
dans le film Mamnoue al-hob rien que pour pouvoir
continuer à travailler tranquillement au cinéma, ainsi
que pour fuir un prétendant de la famille de 30 ans son
aîné. Mais ce mariage n'a duré que quatre ans. Et c'est
en 1946 qu'elle a rencontré son premier amour, le Don
Juan du cinéma, le cinéaste Ahmad Salem. S'ensuit
une idylle de courte durée (deux ans seulement),
et une séparation qui la marque profondément, Madiha restera
enfermée à la maison un mois entier.
« L'amour
a joué un grand rôle dans ma vie, affirme-t-elle.
Un simple mot d'amour pouvait me mettre dans un état
de joie extrême, voire d'extase. Bien que je me sois mariée
plusieurs fois, je considère que ma vie sentimentale était
réussie ».
Mais c'est
son mariage avec le comédien et chanteur Mohamad Fawzi
qui durera le plus longtemps. « J'ai connu Fawzi
vers 1944, raconte-t-elle. Il était l'un des élèves
de mon mari à l'époque, Ahmad Salem. On était comme frère
et sœur, et après ma séparation de Salem, il me rendait
visite pour s'assurer que je ne manquais de rien. J'ai
joué avec lui dans deux films : Qobla fi Libnane
(Un baiser au Liban) en 1945 et Fatma we Marica
we Rachel (Fatma, Marica et Rachel) en 1949. Et pendant
la soirée de la première de notre troisième film Ah
min al-reggalah (Ah, des hommes !) en 1950, alors
que nous étions entourés des applaudissements du public,
il m'a proposé le mariage ! ».
Un mariage
qui a duré dix ans ; mais leur fille n'a vécu que
six mois à cause d'une maladie, et leur fils, Amr, meurt
le jour de l'obtention de son baccalauréat dans un accident
de voiture qu'elle lui a offerte pour sa réussite. Des
crises qui pourraient bouleverser la vie d'une mère, mais
pas celle de Madiha Yousri.
« J'ai
rencontré des obstacles, enduré des problèmes. Ces difficultés
m'ont laissé un goût d'amertume et de chagrin, mais aussi
de l'expérience, avoue-t-elle. Lorsqu'on perd une
chose ou une personne qui nous est chère, on apprend à
mieux apprécier et préserver ce qu'on a. Et moi j'apprécie
mon art ».
Depuis le
début de sa carrière et jusqu'à maintenant, Madiha Yousri
est connue pour le choix minutieux de ses rôles. De la
jeune fille coquette à la femme de Khaled Ibn Al-Walid,
et du rôle de l'étudiante jusqu'à celui de la grand-mère
dans ses derniers films, elle a réussi à toujours paraître
innovante. On l'a vue sur l'écran romantique, comique
et parfois tragique, mais toujours dans des films de valeur
et dans des rôles qui cherchent à transmettre un message.
« J'ai
promis à mon père le jour où il m'a permis de devenir
comédienne de choisir des rôles qui seraient utiles à
la société et je pense avoir tenu ma promesse ».
Avec 130
films, Madiha Yousri a pu rencontrer de nombreux réalisateurs
du cinéma égyptien et arabe, non seulement comme actrice,
mais également en tant que productrice. « J'ai
produit 12 films, y compris Al-Avocato Madiha (Madiha,
l'avocate) en 1950, écrit, joué et réalisé par Youssef
Wahbi, et Enni rahéla (Je vais quitter)
en 1955, et ils m'ont choisie également pendant les années
1950 pour produire des filpour l'Association publique
du cinéma. C'était alors la production de plusieurs grands
films, tels que Saghira ala al-hob (Trop jeune
pour aimer) et Al-Cirk (Le Cirque) »,
affirme-t-elle avec une grande fierté. Avant de changer
de ton en poursuivant : « Mais, malheureusement,
aujourd'hui tout a changé. Rares sont les œuvres cinématographiques
qui visent à réformer la société. Et la majorité des films
des jeunes cinéastes sont dénués de profondeur et ne cherchent
qu'à faire rire ».
Madiha Yousri
est quelqu'un de très actif. Avouant qu'elle s'ennuie
rapidement, par nature, elle a toujours refusé de faire
du théâtre, rien que pour ne pas répéter le même dialogue
chaque jour. C'est cet ennui qui l'a poussée un jour à
décider de se retirer de la scène en se mariant avec le
cheikh Ibrahim Salama Al-Radi, le cheikh de la doctrine
soufie, visant à s'éloigner de l'art et à changer de vie.
Mais, face à son grand amour pour le cinéma, et aux malentendus
avec son cinquième époux, ils se sont séparés. Elle décide
alors de ne jamais plus penser au mariage. « Le
cinéma est devenu mon seul amour pour lequel, et par lequel,
je vis », souligne-t-elle.
Vivant seule
dans sa maison, Madiha Yousri mène depuis des années une
vie calme. Les coups de téléphone quotidiens qu'elle reçoit
des comédiennes Naglaa Fathi, Nabila Ebeid et Yousra lui
suffisent, surtout si on sait qu'elles l'appellent Mama
Madiha. Entourée des plantes qu'elle considère comme
« ses enfants », elle passe beaucoup
de temps à en prendre soin personnellement.
Choisie par
le président Moubarak comme membre au Conseil consultatif,
elle a passé cinq ans de sa vie à servir le cinéma et
l'art en essayant d'en résoudre les problèmes.
Loin de cette
mission officielle, elle en a beaucoup d'autres sociales
et personnelles. Elle a toujours un emploi du temps très
chargé. Elle n'aime jamais être en repos ou sans rôle.
« Les
jours où je n'ai pas de tournage, je passe mon temps dans
les réunions de mission humanitaire, auxquelles je participe
depuis des années. Je visite également des amis malades
dans des hôpitaux ». C'est grâce à ces
activités humanitaires qu'elle se sent toujours jeune
et active. Un succès social, non moins important que son
succès au cinéma. |