18h30,
le père Louis Sans célèbre la messe latine en français,
comme il le fait tous les soirs. De taille moyenne, la
silhouette frêle, du haut de ses 83 ans, sa démarche est
posée. Ses lunettes laissent transparaître des yeux ronds
et expressifs portant des regards attentionnés et affectueux.
C’est au parloir de l’école, situé au-dessous du théâtre,
qu’il accueille ses visiteurs. Ce bâtiment, séparé du
reste du collège, est situé en face de l’église. Aujourd’hui,
le père Sans n’enseigne plus. Mais fidèle à ses habitudes
et à son engagement, il continue à discuter avec les élèves
de leurs lectures. Car il a enseigné pendant près de 40
ans la langue française en classes préparatoires du Collège
de la Sainte Famille (CSF). Et pendant quasiment 20 ans,
il a été responsable de la langue française dans le même
cycle. « J’ai toujours encouragé les élèves à la lecture
; je suis content de les voir lire et s’ouvrir à la langue
française », dit-il.
Jésuite depuis
l’âge de 18 ans, il suit un rythme de vie bien réglé :
réveil à 6h15, petit-déjeuner à 7h en compagnie d’autres
pères. Et pendant l’année scolaire, il reçoit les élèves
désireux d’emprunter des livres ou de « passer un entretien
». A 13h, c’est le déjeuner puis à 20h, le dîner. « Etre
jésuite, c’est vivre en communauté. Entre pères, on se
connaît depuis longtemps, on supporte allègrement les
défauts des uns et des autres. C’est une vie simple. Nous
vivons en famille, il faut s’entraider », affirme-t-il
d’une voix cadencée. Le père Sans articule chacun des
mots qu’il prononce, comme lorsqu’il donnait des cours.
Sa chambre
au deuxième étage est située près des classes. Une pièce
moyenne, ordonnée, avec une bibliothèque bien garnie nous
permet de découvrir un peu plus ce personnage très discret,
qui a marqué de son savoir des générations et des générations
d’élèves du CSF. Dans sa chambre, on trouve une horloge
murale avec une photo de lui, cadeau d’élèves. Des centaines
de livres de la série Je Bouquine, des romans tels Michel
Strogoff et Vingt mille lieues sous les mers, de Jules
Verne ou Sans famille, d’Hector Malot, garnissent les
étagères.
Les élèves
viennent souvent emprunter ces ouvrages, notamment pendant
la récréation. Le père Sans essaye alors de les orienter
vers des auteurs comme Marcel Pagnol. « Actuellement,
ils sont moins nombreux à venir et leur niveau de français
a baissé », dit-il avec un brin de regret. Et d’ajouter
: « Il me faut aussi lire tous les livres que les élèves
lisent. La lecture occupe une grande partie de mon temps
», confie-t-il.
« Personnellement,
j’aime les livres historiques, l’histoire de l’Eglise
par exemple et des Jésuites en particulier comme les deux
gros volumes de Jean Lacouture, Jésuites I et II ». Il
montre aussi un livre sur Ibn Khaldoun. « En parlant d’une
personne, on survole toute une époque ».
C’est le
père Sans qui a introduit dans le cycle préparatoire le
système des « entretiens » dans les années 1970. Chaque
étudiant doit alors lire un livre puis inscrire dans un
cahier spécial le titre du roman, les personnages principaux
et quelques paragraphes lui ayant plu. Ensuite, il discute
avec un professeur pour que ce dernier s’assure de la
bonne compréhension de l’ouvrage en question.
Pendant son
premier séjour en Egypte (1947-1950), le père Sans a travaillé
comme surveillant du cycle préparatoire. Ce qui l’a beaucoup
marqué durant cette période, c’est la beauté de la propriété
des Jésuites à Matariya, tout près de l’arbre de la Vierge
Marie. Un terrain bien entretenu, avec des allées sablonneuses,
des palmiers magnifiques, et surtout une piscine. Il s’y
rendait avec les pensionnaires une ou deux fois par semaine.
Car il fallait les occuper 24h sur 24, douze mois sur
douze.
C’était surtout
une période très active et pleine d’aventures. « A deux
ou trois reprises, lors de nos camps en mer Rouge, nous
avons eu des invasions de coccinelles. Ces insectes très
petits nous couvraient tout le corps et nous empêchaient
de manger. Ils ont même réussi à nous faire quitter Aïn-Sokhna
», se souvient-il.
Il n’empêche,
ajoute-t–il, que ces excursions à pied et à bicyclette
en mer Rouge étaient un excellent moyen de faire découvrir
l’Egypte aux élèves. Ce qui était très important pour
leur formation. D’un souvenir à l’autre, il évoque aussi
les camps d’été à Ras Al-Bar avec le père Jobin et le
père Gallez.
C’est à Lyon
que le père Sans a pris goût aux grandes marches à pied
grâce à un père jésuite qui organisait, pour les lycéens,
toutes sortes d’excursions et de camps dans les Alpes.
Il se rappelle alors son enfance à Lyon, où il est né
et où il était le 4e d’une famille composée de 6 enfants.
Il a fait ses premières classes dans un grand collège
des pères Maristes, à Saint-Chamond, près de Lyon, avant
de poursuivre dans le grand Lycée du Parc jusqu’au bac.
C’était un élève ordinaire, mais passionné de football.
Il a été marqué par le charisme de ce jésuite qui s’occupait
des lycéens avec un dévouement et un savoir-faire admirables.
« Je suis
devenu novice jésuite en 1939, année de la déclaration
de la seconde guerre mondiale », dévoile-t-il sur un ton
calme. Il se souvient avec amertume de toutes les souffrances
vécues pendant la guerre. L’Allemagne s’emparait de tous
les biens. « Une épidémie de typhoïde a frappé notre communauté
et il y a eu 4 morts, malgré la pénicilline dont l’emploi
ne faisait que commencer en France ». Plus d’armée ni
de service militaire, mais les Allemands réquisitionnaient
les jeunes Français pour les faire travailler en Allemagne,
dans les usines, etc. Il fallait donc se cacher. En même
temps, tout manquait : nourriture, médicaments, mazout
pour faire fonctionner les chaudières. Durant ces temps
difficiles, le père Sans a effectué des études de lettres
classiques (français, latin et grec), de philosophie et
de théologie. Il a fait ses premiers vœux de religieux
en 1941. Et a pu échapper aux Allemands.
« Finalement,
en tant que jésuite, je suis arrivé en Egypte le 8 septembre
1947 ». Il a été surveillant de la 3e division et des
pensionnaires. Ses yeux pétillent en se rappelant que
les cours de récréation étaient divisées en trois par
des barrières pour séparer les grands des petits. Les
jeux étaient organisés en concours ; ce qui plaisait aux
uns, mais ennuyait les autres qui voulaient plutôt jouer
en liberté. Le dimanche matin, les élèves chrétiens venaient
assister à une messe chantée, puis à des cours de catéchisme.
Remontant
dans le passé, il raconte : « Le préfet, le père Brunet,
était là depuis 10 ans et il connaissait personnellement
tous les élèves et professeurs. Il était très sévère mais
très aimé en même temps. Chaque année, sa fête était célébrée
en grande pompe ».
« Vers 1960,
l’Egypte avait de mauvais rapports avec la France à cause
de la guerre de 1956 et elle ne permettait pas l’achat
de livres français. Je connaissais le niveau des élèves,
il m’a semblé que je pouvais écrire des livres qui leur
seraient adaptés. C’est ainsi que j’ai écrit Grammaire
Secours et Exercices Secours. J’ai aussi participé à la
préparation d’autres livres pour l’explication de textes,
sous la direction de M. Lucien Brosse, du Centre culturel
français, qui a créé une équipe de six professeurs de
six écoles de langues différentes qui se réunissait tous
les jeudis après-midi de 16h à 19h. Ainsi fut produite
une double série de livres pour le cycle préparatoire.
Ces manuels étaient évidemment bien adaptés, puisqu’ils
étaient produits par leurs futurs utilisateurs. Mais aujourd’hui,
avec le recul du temps, on peut se demander s’il n’aurait
pas fallu reprendre les livres venus de France dès que
leur importation est redevenue possible. Il y a eu alors
un choix à faire entre qualité et adaptation ».
Autrefois,
la routine de la vie de père Sans était différente, notamment
lorsqu’il était responsable de classes : préparation,
cours, examens et correction. « Nos conditions de travail
ont évolué ; les événpolitiques ont été déterminants,
mais pas dans le bon sens pour nous. De plus, il y a eu
un passage progressif du nombre des élèves par classe
de la vingtaine à la trentaine ; diminution du nombre
de familles francophones ; diminution aussi du nombre
d’amateurs de lecture », remarque-t-il. Avant d’ajouter
: « Si nous regardons en arrière, nous voyons que le milieu
de nos élèves aussi a changé : autrefois, nous avions
de nombreux fils de riches propriétaires terriens et de
pachas. Maintenant, ce sont plutôt des fils de commerçants,
ou d’industriels ».
Selon lui,
l’Egypte a toujours fait de gros efforts pour assimiler
une natalité très forte qui est pour elle à la fois un
fardeau et une richesse. « Ce pays progresse beaucoup
; on le voit par exemple en comparant les autos de maintenant,
qui sont souvent neuves, et celles d’il y a 40 ans : Quelles
vieilleries ! Mais hélas, maintenant encore, la grande
richesse voisine avec une grande pauvreté ».
Le père Sans
est maintenant à la retraite. Il a eu la joie de transmettre
sa charge à un successeur « souriante », mère d’un jeune
ancien élève du collège. Que fait-on quand on est à la
retraite ? « La retraite tire un voile sur ce qui était
l’essentiel de la vie : le travail professionnel avec
toutes ses exigences. Elle fait ainsi apparaître la possibilité
d’une nouvelle vie, moins agitée et plus riche de réflexion
», avoue-t-il.
Si le père
Sans a passé toute sa vie en Egypte, c’est parce qu’il
s’y est senti totalement à l’aise et entouré d‘une constante
affection. Et de confier : « La richesse de l’Egypte c’est
une hospitalité incomparable et toujours souriante ». |