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Décentralisation . Le huitième rapport du PNUD sur le développement humain en fait un préalable indispensable aux réformes économiques et politiques en Egypte. De son côté, l’Etat semble s’engager dans cette voie, à reculons.
L’Etat fait de la résistance

« L’histoire de l’Egypte ancienne et les trésors dont regorge son sol témoignent qu’elle détient le pouvoir centralisé le plus ancien du monde », une thèse qui a été longtemps source de fierté pour les Egyptiens, mais qui ne semble guère être partagée par les experts actuels, notamment ceux qui ont rédigé le huitième rapport sur le développement humain « Choosing Decentralization for Good Governance » (Choisir la décentralisation pour une bonne gouvernance). Les quelque 27 chercheurs et auteurs du rapport classent l’Egypte parmi les pays les plus centralisés au monde. Selon eux, la centralisation pèse sur tous les types de réformes politique, économique et sociale dans le pays. 61 % des fonctionnaires et employés de l’Etat travaillant pour les administrations locales n’ont qu’une influence minime sur le mécanisme de la prise de décision en Egypte comme le démontre le document.

En outre, la part des dépenses et revenus des collectivités locales et des administrations locales dans le budget de l’Etat demeure négligeable, 3 % et 15 %, respectivement. Des taux qui démontrent que l’Egypte est l’un des pays où les collectivités locales s’avèrent les plus dépendantes du pouvoir central. Tout simplement parce que « pendant des siècles, les facteurs géopolitiques ont exigé une dépendance continue des populations face à un pouvoir central puissant », comme le dit Salwa Chaarawi Gomaa, directrice du Centre d’études et de consultation de l’administration générale. D’après Gomaa, qui est aussi coauteure du rapport, « ceci fut lié aux besoins de gestion de l’eau à des fins agricoles, ainsi qu’à l’infrastructure nécessaire à l’irrigation des terres qui longent le Nil ». Mais ce temps est à présent révolu et ce pouvoir centralisé ne fait qu’entraver le progrès et le développement du pays. Le rapport, même s’il dresse un bilan négatif de la décentralisation dans le pays, s’efforce de proposer un plan d’action concret afin de remédier à ses lacunes, voire de passer concrètement à la décentralisation. Dans ce contexte, le rapport suggère un processus ambitieux qui engagerait les acteurs sociaux, politiques et économiques, ainsi que les partenaires locaux. « Une approche qui devrait s’appuyer sur la participation de la masse, tout en recourant à une délégation de pouvoir volontariste et ambitieuse, du sommet du pouvoir central au Caire », suggère le rapport.

« La décentralisation est un sujet qui revêt une importance vitale pour l’Egypte, d’autant plus que le pays s’est fixé un objectif d’aller de l’avant afin de relever les défis posés par la complexité et les difficultés qui marquent le XXIe siècle », explique Osmane Mohamad Osmane, ministre de la Planification. D’après lui, « en dépit des progrès réalisés sur le plan du développement humain depuis les années 1990, des disparités persistent à travers les 26 gouvernorats, voire au niveau intrarégional. Des disparités qui se sont d’autant plus aggravées que l’axe de développement économique et d’influence politique s’est même plus déplacé vers le nord de l’Egypte au cours des deux dernières décennies ».

La décentralisation n’est-elle pas un préalable absolu à toute démocratisation, ne devrait-elle pas aller de pair avec le développement économique et la réforme politique ? Kamal Al-Ménoufi, doyen de la faculté d’économie, exprime un point de vue plus nuancé. Car, pour lui, la décentralisation n’est pas forcément synonyme de développement. « L’expérience a démontré que dans certains pays, le pouvoir centralisé est exigé par les circonstances, comme en Corée du Sud et à Singapour. Ceux-ci, dit-il, ont réalisé des exploits économiques en l’absence d’un régime démocratique. Mais pour poursuivre sur ce chemin de réussite, un passage à la décentralisation est obligé ». Ménoufi appelle donc à ce passage vers la décentralisation en Egypte. Ceci signifie à ses yeux un rôle accru de la société civile dans la vie politique et sociale avec une volonté claire et affichée du pouvoir en vue de démocratiser le pays. Salwa Chaarawi Gomaa regrette que le sujet de la décentralisation n’ait pas encore été tranché au niveau du gouvernement. Deux points de vue s’opposent à ce sujet : pour les uns, la décentralisation est un besoin urgent et indispensable à la réforme politique du pays. Pour les autres, le retrait de l’Etat risquerait de créer un vide que les acteurs locaux ne sont pas prêts à remplir.


Damiette ou l’administration à deux vitesses

A Damiette, haut lieu des ébénistes, centralisation et décentralisation se côtoient. La zone industrielle est rattachée au pouvoir central et la vieille ville profite d’une certaine indépendance. Mais dans les deux cas, les lourdeurs administratives sont le lot quotidien.

A peine entré dans la ville de Damiette et en se faufilant dans les petites ruelles, on sent l’odeur du bois qui envahit tout l’espace, on écoute le bruit assourdissant des marteaux qui résonnent dans tous les coins de la ville et la musique qui s’échappe de chaque atelier pour distraire les artisans qui ont chacun une œuvre d’art entre les mains qu’ils sont en train de façonner. Damiette est la ville du mobilier. Menuisiers, ébénistes et propriétaires d’ateliers forment sa corporation la plus caractéristique. Environ 15 mètres plus loin, se trouve un paysage assez différent de cette image très active de labeur. On est dans la nouvelle ville de Damiette construite sur un espace de 190 feddans (un feddan = 0,42 ha). De grands bâtiments se dressent l’un à côté de l’autre formant la zone industrielle de cette nouvelle ville. Ce gouvernorat, divisé de la sorte en deux parties différentes, présente un cas assez contradictoire en matière de décentralisation.

La ville nouvelle, qui constitue une importante zone économique et qui offre de très grandes chances d’investissement, reste dépendante de la capitale, comme toutes les zones nouvelles d’ailleurs qui relèvent toutes d’un organe central au Caire : l’Organisme des communautés urbaines. Or, créer une nouvelle ville ne devrait-il pas être synonyme de décentralisation s’agissant d’une option de la modernité ? 103 projets sont en cours de construction dans la région. Mais finalement, toutes les grandes usines se trouvant dans cette zone affrontent un seul et unique problème comme l’explique l’un des propriétaires : « Que ce soit un permis de construction ou une déclaration d’impôts, tout doit être obligatoirement décidé et exécuté au Caire, ce qui ne nous arrange pas du tout ». Ce qui, sans doute, signifie que le système appliqué dans cette zone industrielle reste dans le fond victime d’une centralisation rigoureuse. C’est donc un problème majeur pour les investisseurs qui doivent se déplacer jusqu’à la capitale pour le moindre problème rencontré.

Un autre propriétaire d’usine lance qu’« il faut que le gouvernement nous permette de traiter avec les autorités locales. A cet égard il doit créer un bureau qui prenne en charge toutes les tâches à Damiette, cela nous facilitera le travail et accélérera le rythme de production ». Parce qu’en fait, les investisseurs estiment que les fonctionnaires de la capitale n’arrivent pas à comprendre l’aspect technique, voire esthétique du travail qui a lieu à Damiette. Selon Hag Ahmad Ibrahim, un investisseur, le rôle de l’Organisme des communautés urbaines doit avoir certaines limites. Il explique : « Ce service ignore tout ce qui peut relever des problèmes fonciers des terrains sur lesquels les usines sont construites ... », dit-il à titre d’exemple. Mais il relève surtout que l’administration centrale cairote ignore « tout ce qui concerne notre travail, à savoir le bois, le mobilier, les machines dont on a besoin. Tout ceci ne peut être compris que par des fonctionnaires qui vivent à Damiette et dont le travail est généralement concentré autour de ce domaine ».

Les formalités compliquées qui entravent le développement de la nouvelle zone ne peuvent encourager un petit investisseur à sedéplacer. Il reste dans l’espace où il a toujours vécu et travaillé. C’est ce que souligne d’ailleurs Hag Moustapha, propriétaire d’un petit atelier dans l’ancienne ville : « J’ai pensé à développer mon travail en commençant par un petit projet dans la nouvelle zone industrielle, mais au bout d’un moment, j’ai renoncé car je ne pouvais pas supporter de me perdre dans les labyrinthes de l’administration cairote ni me déplacer tous les deux jours vers la capitale ; je me suis contenté de mon atelier actuel ». Un ébéniste, lui, dit ironiquement : « Si j’en avais eu les moyens, j’aurais plutôt investi au Caire puisqu’il faut s’y rendre à chaque formalité ».


La bureaucratie et les pots-de-vin

Malheureusement, cela ne veut pas dire que les choses se passent comme sur des roulettes dans l’ancienne ville. En effet, cette cité, qui est pourtant décentralisée, rencontre des problèmes d’un autre genre. Ce sont des difficultés au niveau administratif. Cheikh Saïd, un ébéniste de la ville, explique : « Pour ouvrir un atelier ici, les formalités sont très simples et peuvent être achevées dans une durée maximum d’une semaine, et pourtant on peut passer entre un et trois mois et cela dépend bien sûr des pots-de-vin ». Selon la plupart des propriétaires d’ateliers, il n’existe aucune entente entre les ébénistes et les fonctionnaires administratifs de la ville. Chacun reste dans son camp assez loin de l’autre. Ce qui est d’ailleurs confirmé par l’ingénieur Magdi Al-Chérif, consultant en fabrication de meubles faisant partie d’une association d’aide aux petites et moyennes entreprises. Il raconte qu’au début de la formation de son association, il s’était dirigé vers les bureaux administratifs du gouvernorat pour avoir des informations sur le marché du mobilier, mais les renseignements fournis n’étaient pas à jour et surtout très loin de la réalité. « Cela fait à peu près deux ans que mon association a commencé ses activités, et pourtant on a eu une très bonne et rapide réputation non pas seulement au niveau du gouvernorat, mais aussi au niveau de la capitale. J’ai été choqué il y a une semaine lorsque l’un des fonctionnaires administratifs à Damiette, qui venait juste d’entendre parler de notre association, nous a envoyé un avis nous demandant si on avait obtenu une permission en bonne et due forme d’ouvrir un bureau à Damiette ». En effet, tous les commerçants de Damiette se plaignent de la lourdeur bureaucratique du gouvernorat. Un ébéniste lance : « On a parfois l’impression que ces fonctionnaires se vengent de nous en ralentissant le rythme des procédures, croyant qu’on gagne de grandes sommes d’argent ». La vieille ville est peut-être décentralisée mais pas au niveau espéré. « On ne pourra parler de décentralisation effective que lorsqu’on arrivera à faire un bon choix de fonctionnaires qui peuvent assumer cette responsabilité », conclut Magdi Al-Chérif. Pour dire que la décentralisation n’est apparemment pas la fin du parcours du combattant.

Chaïmaa Abdel-Hamid
« Ce sont les ministres eux-mêmes qui entravent la décentralisation »
Héba Handoussa, directrice et chef de l'équipe qui a rédigé le rapport, estime que l'Egypte est l'un des pays les plus centralisés au monde.

Al-Ahram Hebdo : Pourquoi le huitième rapport sur le développement humain a-t-il été consacré à la décentralisation ?

Héba Handoussa : La décentralisation est l’un des plus importants outils pour une réforme administrative, politique et financière globale. C’est pourquoi la préparation d’un tel rapport a exigé le recours à environ 20 experts. Une tâche qui n’était pas facile, notamment en ce qui concerne la décentralisation fiscale, car ses experts sont vraiment rares. Ainsi, on a eu recours à l’ancien ministre colombien des Finances. Il avait déjà travaillé sur les implications de la décentralisation fiscale dans le gouvernorat de Qéna. Selon son point de vue, l’Egypte serait l’un des pays les plus centralisés au monde. Seuls 15 % du budget arrivent aux localités pour leurs propres dépenses. Il suffit de dire que 80 % de cette somme déjà minime est destinée aux salaires des fonctionnaires embauchés par les ministères aux centres. Les gouvernorats se réduisent ainsi à une sorte de caissier qui remet les salaires. Les dépenses sur le niveau local sans avoir recours au centre semblent être un autre indice de centralisation en Egypte. Celles-ci sont moins de 2 %. Même lorsqu’il s’agit d’investissements, c’est le centre qui fixe les dépenses et les priorités d’un tel investissement. Les municipalités ne font qu’appliquer les ordres émis par le pouvoir central. Un gouverneur ne peut même pas passer, par exemple, d’un projet à l’autre ou d’un portefeuille à l’autre à l’intérieur d’un même projet sans passer par le premier ministre. Il n’existe aucune indépendance financière.

— C’est uniquement la centralisation financière qui vous permet de faire un tel jugement ?

— Non, il y a aussi l’embauche, les primes, les promotions, tous proviennent du centre. Il n’existe aucune flexibilité pour rejeter un fonctionnaire ou promouvoir un autre. C’est pourquoi les gens considèrent un travail loin du centre comme une option inférieure. Ainsi, dans le rapport, on a tenté de répondre à la question : Quelle pourrait être la meilleure répartition des responsabilités au sein des différents services ? On a mis en relief cinq d’entre eux qui représentent 50 % du budget du gouvernement, après le retranchement de la somme relative à la dette extérieure. Il s’agit de l’éducation, la santé, des petits projets d’agriculture, du logement et des égouts.

— Lequel parmi ces services est le plus centralisé ?

— Il est très difficile de répondre à une telle question. Tous les services sont fortement touchés par la centralisation. Le secteur où il y a eu le plus de démarches vers la décentralisation pourrait être celui de la santé. Car l’idée d’accorder plus de pouvoir aux gouvernorats et aux municipalités dans ce secteur a commencé il y a environ huit ans. Les étapes qui ont été réalisées sont minimes, mais il existe au moins un plan. C’est une expérience qui permet de juger positivement la décentralisation.

— Qu’est-ce qui, selon vous, a empêché la décentralisation jusqu’à présent ?

— La Constitution et la législation insistent sur le rôle des municipalités dans la prise des décisions. Les lois ne manquent donc pas. C’est clair, le niveau où il y a plus de résistance contre la décentralisation, c’est l’exécutif. Ce sont les ministres eux-mêmes qui entravent la décentralisation. Ils ne veulent pas abandonner leur pouvoir. Cependant, dans le rapport, on ne s’est pas trop attardé sur les causes de l’absence de la décentralisation. On a plutôt essayé de jeter un regard sur l’avenir et sur les avantages de la décentralisation. On appelle également à augmenter l’indépendance des municipalités et à élargir leur pouvoir de prise de décision, non à les mandater, la décision restant entre les mains des ministres et gouverneurs.

— La décentralisation doit-elle donc être globale ?

— On peut commencer par un service ou par une ville avant l’autre. Alexandrie a ainsi commencé par la décentralisation de l’éducation avant les autres villes (lire encadré). Il s’agit également d’associer la direction municipale aux associations de producteurs et ONG, comme le programme Kohl-Moubarak pour la formation. A Mansoura par exemple, ils ont créé ce qu’on appelle The One Stop Shop (Le guichet unique) pour unir toutes les administrations possibles dans un seul endroit afin de faciliter les démarches pour les petits entrepreneurs. Ils sont capables aussi de prendre des décisions pour achever des papiers. A Damiette, il y a eu beaucoup d’initiatives du gouverneur, des municipalités et des ONG réunis. Les menuisiers étaient très mal organisés, on essaye de les pousser à exprimer leurs problèmes à travers ce qu’on appelle « assistance aux besoins ». Au début, ils ont évoqué trente problèmes, puis ils les ont classés par priorité pour enfin avoir six questions principales. En parallèle, le gouverneur les a encouragés à créer une association ; ils se rencontrent pour résoudre leurs problèmes. Et en deux ans, ils ont surmonté des tas de difficultés techniques aussi bien qu’administratives. Peut-être qu’avant, ils ne savaient pas qu’ils ont une force et que s’ils se mettent ensemble, ils peuvent réaliser quelque chose.

Propos recueillis par
Samar Al-Gamal

 

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