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La vie mondaine
Dans le roman inédit Ayam Al-Qaboutti (Les Jours d'Al-Qaboutti), dont nous publions un extrait, Siham Bayoumi retrace — sans vraiment faire de l'histoire officielle — les événements et la vie des hommes et des femmes qui ont vécu le creusement du Canal de Suez.
Au temps d'Al-Qaboutti

Monsieur Faramawi se souvient de la première fois où il avait vu monsieur Al-Qaboutti. Le souvenir transparaissait sur ses traits en des sillons profonds mûris par les années et qui allaient l'accompagner jusqu'à la fin de la vie. Les images défilent devant ses yeux, entre rêve et réalité — tandis qu'il tente de les fermer et de les ouvrir plusieurs fois de suite — à l'instar de ce point qui lui avait paru sur la ligne d'horizon alors qu'il était assis devant la lagune. Il ne sait pas comment, alors, des mots lui avaient échappé et étaient parvenus à sa petite fille qui l'écoutait lui parler de son père et du royaume de Tanis tapi dans les profondeurs de la lagune. L'image de son père, tel un puzzle, s'en trouva complétée, en plus de ce que lui en avait dit sa mère Amina et ce qui en transparaissait dans les histoires de Youmna, d'Ahlam, de Chalabia tout comme dans l'imaginaire de Nassa et les visions d'Aziza ; cette longue chaîne de filles d'Amina et donc petites-filles de monsieur Al-Faramawi.

Il se souvient de ce jour où ses yeux cessèrent de suivre Amina, dont l'image vint compléter les événements de ce jour-là qui avait changé radicalement l'ordre des choses autour de lui et de manière irrémédiable. Lui-même, à partir de ce jour-là, ne fut plus comme avant, tandis qu'il tentait désespérément de suivre ce qui se passait autour de lui en invoquant le secours des deux archanges. Depuis qu'Amina avait commencé à faire ses premiers pas et à prononcer ses premières paroles jusqu'à ce qu'elle eût rempli l'espace autour de lui de son agitation, c'était comme si le cordon secret qui le liait à elle venait de se rompre. Il avait cru que Sékina était son destin et son choix qu'il avait acceptés comme son dû sur le chemin de la vie qu'il avait entamé depuis que lui et son épouse étaient arrivés à Al-Farama et avaient installé leurs pénates sur la terre d'Al-Manakh, et jusqu'à la venue au monde d'Amina qui, par son existence, les accapara tant ils mettaient en elle toutes les années d'attente de désir de cet enfant présent et absent qui n'en finissait de venir.

Depuis sa rencontre avec Mohamad bin Idriss et à travers les années qui suivirent, le regard paterne qu'il posait sur Amina était empreint d'inquiétude quant à l'avenir de celle-ci, qui était devenue une jeune fille épanouie et dont la présence devenait plus voyante et plus vigoureuse. Il ne sut pas si le regard qu'il portait sur elle avait changé suite à ce que lui avait dit Bin Idriss ou bien s'il avait commencé à voir ce qu'il ne voyait pas avant quand ses yeux s'accrochaient à Amina et ses regards lointains par lesquels elle tentait de transpercer les limites de la demeure, comme si le lieu devenait trop étroit pour elle, jusqu'au moment où monsieur Al-Qaboutti devint le centre de l'univers, depuis son arrivée — à la suite des événements de ce jour-là — et jusqu'à sa disparition qui secoua les tréfonds d'Al-Farama et devint la préoccupation centrale à l'exclusion de toute autre chose.

Bin Idriss était-il au courant de cela ?

Il ne sut pas comment lui étaient parues les choses ce jour-là. S'il l'avait dit, personne ne l'aurait cru. Et il ne le dit pas. Mais Sékina le croyait bien qu'il ne s'en était guère ouvert à elle et il ne lui avait même pas demandé si elle avait vu de ses propres yeux ce que lui avait vu.

Amina, qui avait si souvent provoqué leur hilarité quand elle était petite — à tourner autour de leurs pieds, ses petites mains tendues vers eux tandis qu'elle les regardait, essayant d'imiter les travaux qu'ils faisaient — ne tarda pas à les étonner, après quelques années, par sa capacité à effectuer ces tâches : stockage du ravitaillement que ramenait monsieur Al-Faramawi des villages situés au bord de la lagune, nettoyage de la demeure, son rangement ainsi que l'engrangement du fourrage pour les dromadaires, assistance de sa mère dans la préparation des repas et celle du pain, dans la corvée de l'eau et celle de l'entretien des animaux d'élevage, dans le salage du poisson et sa conservation dans des boîtes, le séchage des dattes que donnaient les palmiers qui poussaient abondamment au bord d'Al-Farama.

Avec l'approche de la saison du pèlerinage pour La Mecque, quand l'animation augmentait et que les gens arrivaient de partout avec les caravanes des pèlerins, venant de par-delà la grande étendue salée dont seul Dieu connaît les limites et déchargeant leurs dromadaires dans Al-Manakh et y demeuraient quelques jours pour se reposer, les gens d'Al-Faramawi ainsi que ceux des autres villages voisins situés au bord de la lagune se rassemblaient autour d'eux pour leur offrir leurs services. Certains d'entre eux apportaient de la nourriture comme du pain, des galettes, des viandes, des volailles, du poisson. Certains commerçants venaient de Damiette et le marché d'Al-Manakh se mettait en place. Le commerce s'animait alors entre eux et les pèlerins. Arrivaient également les guides bédouins pour accompagner les pèlerins vers Ras Al-Guesr et le village d'Al-Timsah et même jusqu'à Suez, où certains prenaient les bateaux pour les terres du Hedjaz, alors que la plupart d'entre eux continuaient leur voyage dans des caravanes de dromadaires, accompagnées de guides bédouins qui leur assuraient la sécurité durant le voyage.

Monsieur Al-Faramawi se préparait à l'événement en stockant l'alimentation et le fourrage et abandonnait momentanément la pêche pour s'occuper des pèlerins. Pendant ce temps, Amina ne cessait de s'agiter comme une endiablée et supervisait en personne la main-d'œuvre qui venait à la rescousse durant les saisons du pèlerinage.

Quand monsieur Al-Faramawi, accompagné de son épouse, installa ses pénates sur Al-Manakh la première fois, il construisit une petite maison avec du Kip et des piliers en bois, entre la mer et la lagune. Ils s'y étaient installés et se réveillèrent une nuit pour se retrouver au milieu de l'eau et avec les piliers de la maison à terre. Ils n'étaient pas encore habitués aux courroux de la mer et à ses vagues, ainsi qu'à l'agitation de la lagune à cet endroit où elle fait jonction avec la mer qui y pousse ses vagues à travers Achtoum Al-Gamil. Ils avaient reconstruit leur maison à plusieurs reprises, après cette première catastrophe, et à chaque reprise il avait essayé de renforcer les piliers et de les enfoncer profondément dans le sol. Mais rien n'y faisait et à tous les coups, la mer emportait la maison ou bien mettait à terre les piliers, jusqu'au moment où il put, en sondant, découvrir un sol solide et assez éloigné d'Achtoum, où il planta profondément les piliers, au milieu d'un cercle de palmiers qui poussaient à profusion au bord de la lagune et renforça le torchis avec des planches de bois en orientant la façade de la maison vers le sud. Au fil des saisons, avec leurs variations climatiques, il ajoutait de nouvelles consolidations et donnait de l'épaisseur aux murs afin qu'ils pussent résister aux aléas du climat. Avec l'augmentation de l'affluence des voyageurs, à la saison du pèlerinage, qui venaient au Manakh pour y trouver repos et vivres pour eux-mêmes et pour leurs dromadaires, après la fatigue de l'étape, il avait ajouté des petites pièces, adossées aux murs de la demeure et ouvertes sur les différents points cardinaux, pour y entreposer le grain, les vivres, le fourrage ainsi que pour y élever de la volaille et quelques chèvres et moutons. Quant à Amina, elle avait planté des graines dont elle prit soin jusqu'à ce qu'elles eurent donné des plantes grimpantes dont elle fit une tonnelle à l'ombre de laquelle les gens venaient trouver refuge pendant la journée. Au fil du temps, la demeure s'était agrandie, avait pris du caractère et se signalait aux voyageurs de passage tandis qu'ils franchissaient Achtoum Al-Gamil pour faire halte et se reposer.

Depuis son jeune âge, Amina était habituée aux étrangers. Elle répondait à leurs cajoleries, acceptait leurs présents et ils transportaient avec eux ses prières vers les terres saintes où ils allaient en pèlerinage. Ceux qui passaient par Al-Manakh au fil des années l'avaient connue enfant emplissant le lieu de joies ludiques, puis fillette animant l'endroit avec entrain, aidant ses parents et servant les voyageurs de passage, puis jeune fille nubile accomplissant les tâches avec compétence et irradiant la bonne humeur dans la demeure. Monsieur Al-Faramawi n'ignorait pas les regards qui la suivaient, surtout après que certains se furent ouverts à lui comme prétendants. Mais ce qui l'inquiétait le plus était le fait que le parti de sa fille — que seul Dieu savait — se trouvât dans un de ces étrangers. Cela signifiait que sa fille allait partir et qu'il ne la reverrait sans doute plus jamais. Aussi accueillait-il favorablement le refus qu'opposait sa fille aux sollicitations de ces étrangers. Mais avec le temps, quand les sollicitations se répétèrent continuellement de la part des jeunes gens d'Al-Farama et des fils des voisins et connaissances, il se mit à s'inquiéter sérieusement.

Traduction de Djamel Si-Larbi

Journaliste au quotidien Al-Gomhouriya, Siham Bayoumi a signé nombre de livres pour enfants et d'études consacrées aux villes telles Le Caire et Port-Saïd, ou sur l'histoire des rues à l'instar de la rue Qasr Al-Nil. Elle a publié également un recueil de nouvelles, Al-Khayl wa al-leïl (Chevaux et nuit) en 1985 et un roman en 1997, intitulé Kharaët al-mog (Les Cartes des vagues).

 

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