Monsieur
Faramawi se souvient de la première fois où il avait
vu monsieur Al-Qaboutti. Le souvenir transparaissait
sur ses traits en des sillons profonds mûris par les
années et qui allaient l'accompagner jusqu'à la fin
de la vie. Les images défilent devant ses yeux, entre
rêve et réalité — tandis qu'il tente de les fermer
et de les ouvrir plusieurs fois de suite — à l'instar
de ce point qui lui avait paru sur la ligne d'horizon
alors qu'il était assis devant la lagune. Il ne sait
pas comment, alors, des mots lui avaient échappé et
étaient parvenus à sa petite fille qui l'écoutait lui
parler de son père et du royaume de Tanis tapi dans
les profondeurs
de la lagune. L'image
de son père, tel un puzzle, s'en trouva complétée, en
plus de ce que lui en avait dit sa mère Amina et ce
qui en transparaissait dans les histoires de Youmna,
d'Ahlam, de Chalabia tout comme dans l'imaginaire de
Nassa et les visions d'Aziza ; cette longue chaîne
de filles d'Amina et donc petites-filles de monsieur
Al-Faramawi.
Il se souvient
de ce jour où ses yeux cessèrent de suivre Amina, dont
l'image vint compléter les événements de ce jour-là
qui avait changé radicalement l'ordre des choses autour
de lui et de manière irrémédiable. Lui-même, à partir
de ce jour-là, ne fut plus comme avant, tandis qu'il
tentait désespérément de suivre ce qui se passait autour
de lui en invoquant le secours des deux archanges. Depuis
qu'Amina avait commencé à faire ses premiers pas et
à prononcer ses premières paroles jusqu'à ce qu'elle
eût rempli l'espace autour de lui de son agitation,
c'était comme si le cordon secret qui le liait à elle
venait de se rompre. Il avait cru que Sékina était son
destin et son choix qu'il avait acceptés comme son dû
sur le chemin de la vie qu'il avait entamé depuis que
lui et son épouse étaient arrivés à Al-Farama et avaient
installé leurs pénates sur la terre d'Al-Manakh, et
jusqu'à la venue au monde d'Amina qui, par son existence,
les accapara tant ils mettaient en elle toutes les années
d'attente de désir de cet enfant présent et absent qui
n'en finissait de venir.
Depuis
sa rencontre avec Mohamad bin Idriss et à travers les
années qui suivirent, le regard paterne qu'il posait
sur Amina était empreint d'inquiétude
quant à l'avenir de celle-ci, qui était devenue une
jeune fille épanouie et dont la présence devenait plus
voyante et plus vigoureuse. Il ne sut pas si le regard
qu'il portait sur elle avait changé suite à ce que lui
avait dit Bin Idriss ou bien s'il avait commencé à voir
ce qu'il ne voyait pas avant quand ses yeux s'accrochaient
à Amina et ses regards lointains par lesquels elle tentait
de transpercer les limites de la demeure, comme si le
lieu devenait trop étroit pour elle, jusqu'au moment
où monsieur Al-Qaboutti devint le centre de l'univers,
depuis son arrivée — à la suite des événements
de ce jour-là — et jusqu'à sa disparition qui secoua
les tréfonds d'Al-Farama et devint la préoccupation
centrale à l'exclusion de toute autre chose.
Bin Idriss
était-il au courant de cela ?
Il ne sut
pas comment lui étaient parues les choses ce jour-là.
S'il l'avait dit, personne ne l'aurait cru. Et il ne
le dit pas. Mais Sékina le croyait bien qu'il ne s'en
était guère ouvert à elle et il ne lui avait même pas
demandé si elle avait vu de ses propres yeux ce que
lui avait vu.
Amina,
qui avait si souvent provoqué leur hilarité quand elle
était petite — à tourner autour de leurs pieds,
ses petites mains tendues vers eux tandis qu'elle les
regardait, essayant d'imiter les travaux qu'ils faisaient —
ne tarda pas à les étonner, après quelques années, par
sa capacité à effectuer ces tâches : stockage du
ravitaillement que ramenait monsieur Al-Faramawi des
villages situés au bord de la lagune, nettoyage de la
demeure, son rangement ainsi que l'engrangement du fourrage
pour les dromadaires, assistance de sa mère dans la
préparation des repas et celle du pain, dans la corvée
de l'eau et celle de l'entretien des animaux d'élevage,
dans le salage du poisson et sa conservation dans des
boîtes, le séchage des dattes que donnaient les palmiers
qui poussaient abondamment au bord d'Al-Farama.
Avec l'approche
de la saison du pèlerinage pour La Mecque, quand l'animation
augmentait et que les gens arrivaient de partout avec
les caravanes des pèlerins, venant de par-delà la grande
étendue salée dont seul Dieu connaît les limites et
déchargeant leurs dromadaires dans Al-Manakh et y demeuraient
quelques jours pour se reposer, les gens d'Al-Faramawi
ainsi que ceux des autres villages voisins situés au
bord de la lagune se rassemblaient autour d'eux pour
leur offrir leurs services. Certains d'entre eux apportaient
de la nourriture comme du pain, des galettes, des viandes,
des volailles, du poisson. Certains commerçants venaient
de Damiette et le marché d'Al-Manakh se mettait en place.
Le commerce s'animait alors entre eux et les pèlerins.
Arrivaient également les guides bédouins pour accompagner
les pèlerins vers Ras Al-Guesr et le village d'Al-Timsah
et même jusqu'à Suez, où certains prenaient les bateaux
pour les terres du Hedjaz, alors que la plupart d'entre
eux continuaient leur voyage dans des caravanes de dromadaires,
accompagnées de guides bédouins qui leur assuraient
la sécurité durant le voyage.
Monsieur
Al-Faramawi se préparait à l'événement en stockant l'alimentation
et le fourrage et abandonnait momentanément la pêche
pour s'occuper des pèlerins. Pendant ce temps, Amina
ne cessait de s'agiter comme une endiablée et supervisait
en personne la main-d'œuvre qui venait à la rescousse
durant les saisons du pèlerinage.
Quand monsieur
Al-Faramawi, accompagné de son épouse, installa ses
pénates sur Al-Manakh la première fois, il construisit
une petite maison avec du Kip et des piliers en bois,
entre la mer et la lagune. Ils s'y étaient installés
et se réveillèrent une nuit pour se retrouver au milieu
de l'eau et avec les piliers de la maison à terre. Ils
n'étaient pas encore habitués aux courroux de la mer
et à ses vagues, ainsi qu'à l'agitation de la lagune
à cet endroit où elle fait jonction avec la mer qui
y pousse ses vagues à travers Achtoum Al-Gamil. Ils
avaient reconstruit leur maison à plusieurs reprises,
après cette première catastrophe, et à chaque reprise
il avait essayé de renforcer les piliers et de les enfoncer
profondément dans le sol. Mais rien n'y faisait et à
tous les coups, la mer emportait la maison ou bien mettait
à terre les piliers, jusqu'au moment où il put, en sondant,
découvrir un sol solide et assez éloigné d'Achtoum,
où il planta profondément les piliers, au milieu d'un
cercle de palmiers qui poussaient à profusion au bord
de la lagune et renforça le torchis avec des planches
de bois en orientant la façade de la maison vers le
sud. Au fil des saisons, avec leurs variations climatiques,
il ajoutait de nouvelles consolidations et donnait de
l'épaisseur aux murs afin qu'ils pussent résister aux
aléas du climat. Avec l'augmentation de l'affluence
des voyageurs, à la saison du pèlerinage, qui venaient
au Manakh pour y trouver repos et vivres pour eux-mêmes
et pour leurs dromadaires, après la fatigue de l'étape,
il avait ajouté des petites pièces, adossées aux murs
de la demeure et ouvertes sur les différents points
cardinaux, pour y entreposer le grain, les vivres, le
fourrage ainsi que pour y élever de la volaille et quelques
chèvres et moutons. Quant à Amina, elle avait planté
des graines dont elle prit soin jusqu'à ce qu'elles
eurent donné des plantes grimpantes dont elle fit une
tonnelle à l'ombre de laquelle les gens venaient trouver
refuge pendant la journée. Au fil du temps, la demeure
s'était agrandie, avait pris du caractère et se signalait
aux voyageurs de passage tandis qu'ils franchissaient
Achtoum Al-Gamil pour faire halte et se reposer.
Depuis
son jeune âge, Amina était habituée aux étrangers. Elle
répondait à leurs cajoleries, acceptait leurs présents
et ils transportaient avec eux ses prières vers les
terres saintes où ils allaient en pèlerinage. Ceux qui
passaient par Al-Manakh au fil des années l'avaient
connue enfant emplissant le lieu de joies ludiques,
puis fillette animant l'endroit avec entrain, aidant
ses parents et servant les voyageurs de passage, puis
jeune fille nubile accomplissant les tâches avec compétence
et irradiant la bonne humeur dans la demeure. Monsieur
Al-Faramawi n'ignorait pas les regards qui la suivaient,
surtout après que certains se furent ouverts à lui comme
prétendants. Mais ce qui l'inquiétait le plus était
le fait que le parti de sa fille — que seul Dieu
savait — se trouvât dans un de ces étrangers. Cela
signifiait que sa fille allait partir et qu'il ne la
reverrait sans doute plus jamais. Aussi accueillait-il
favorablement le refus qu'opposait sa fille aux sollicitations
de ces étrangers. Mais avec le temps, quand les sollicitations
se répétèrent continuellement de la part des jeunes
gens d'Al-Farama et des fils des voisins et connaissances,
il se mit à s'inquiéter sérieusement. |