Salwa Bakr est née au Caire en 1949. Critique de théâtre et de cinéma pour de nombreuses revues en langue arabe de 1980 à 1985, elle se consacre depuis à l'écriture. Elle a publié une quinzaine de livres, traduits en allemand, anglais, néerlandais, suédois, serbo-croate et coréen.

Salwa Bakr dans Al-Bachmouri (Les Messagers du Nil), dont la traduction française vient de paraître chez l'Esprit des Péninsules, dresse un tableau spirituel d'une époque tourmentée du IXe siècle et révèle les richesses et les mystères de la civilisation copte.
Les Messagers du Nil

J'étais toujours occupé à pétrir la pâte des pains de messe, m'évertuant à bien la travailler pour la laisser ensuite, lever. J'avais lavé le pétrin, son couvercle et le tamis à l'eau bénite. Debout à mes côtés, le prêtre lisait les psaumes de David en faisant au-dessus de ma tête le signe de la croix. Lorsqu'il parvint au psaume de Grâce et qu'il se mit à réciter « Loue le Seigneur, ô Terre entière ! Adorez Dieu dans la joie. Entrez en Sa demeure en chantant », et alors que je m'appliquais à pétrir et à travailler la pâte, m'assurant de sa bonne conscience, le diacre Thawna accourut vers nous. Il se tint à nos côtés, sans mot dire et avec respect. Quand le prêtre eut fini de réciter le psaume, je recouvris la pâte avec le couvercle que j'avais auparavant purifié, comme j'avais purifié les pinceaux, le tamis et l'estampe du pain de messe. Tandis que je me dirigeai vers le four à pain que j'avais au préalable allumé pour la cuisson avec du charbon de cep de vigne sec, ainsi que le voulait le rituel sacerdotal, Thawna s'approcha de moi et me dit à l'oreille :

— Bédeir, termine vite ton travail et cours sans tarder chez père Youssab !

C'était un jour du mois de baounâ, que de nombreux séculiers prononçaient encore « baouni », ainsi que l'on disait dans l'ancienne langue païenne. C'était la sixième, peut-être la septième, année des Martyrs. Je me hâtai d'enlever la pâte collée à mes mains et à mes avant-bras, en les lavant à l'eau puisée dans la jarre, jusqu'à ce que ma peau se dévoilât et que le lion de couleur bleuâtre, tatoué sur la face intérieure de mon avant-bras, se révélât. Alors, je fus rassuré et je recouvris le tatouage de la manche de ma bure que j'avais retroussée le temps de pétrir la pâte, puis je sortis en courant, traversai la cour de l'église et me dirigeai vers la cellule du père Youssab. Aussitôt que j'eus gravi les trois marches de basalte données à l'église par un pieux serviteur d'Hermopolis — fidèle à un vœu, il les avait arrachées à un temple en ruine de la vieille ville, d'où il les avait transportées sur ses deux ânes pour remplacer les anciens degrés de calcaire —, je m'approchai lentement du vestibule situé à l'est pour parvenir enfin au lieu où se tenait son Excellence.

Je le trouvai assis en assemblée avec le prêtre, l'archidiacre et tous les diacres parmi lesquels était Thawna, qui m'interpella. Saisi de crainte, je baissai la tête, par respect pour cette ecclésiale assemblée, et, après m'être prosterné, je restai cloué sur place, à la porte, sans mot dire. Père Youssab me regarda, l'air quelque peu méditatif. J'eus l'impression que quelque chose me concernant le rendait perplexe. Mais très vite, il leva la main, me signa de la croix, puis me dit en langue copte bachmourique :

— Bédeir, bon serviteur, le Seigneur t'a choisi pour une sainte mission écclésiale. Tu devrais t'en acquitter avec dévouement et loyauté, tel qu'on te le demandera, ni plus ni moins.

Je murmurai dans la même langue, d'une voix faible, avec humilité et sans lever la tête :

— Que la volonté du Seigneur s'accomplisse, Père bienheureux.

Le silence devint si pesant qu'on pouvait presque percevoir le souffle d'un oiseau. Puis il ajouta :

— Tu vas accompagner le diacre Thawna vers les terres marécageuses. Tu seras sa langue bachmourique. Tu devras lui traduire tout ce qu'il sera nécessaire de traduire, car tu sais que, comme la plupart des gens de notre église, il ne parle que le copte d'Akhmîm. Il te faudra aussi l'aider à chaque pas durant votre voyage. Il te devra fraternité et respect. Tu lui devras obéissance à chaque mot qu'il t'ordonnera. Tu l'accompagneras partout, quelle que soit la situation. Et n'oublie pas que la fraternité du baptême ne se dénoue que le jour de la rédemption. Le Seigneur est seul Comptable. Il est le Protecteur premier et dernier.

J'opinai de la tête, sans rien dire cette fois-ci, car, dès que j'entendis « les terres marécageuses », le trouble s'empara de moi et mon cœur s'affola comme celui d'un oiseau s'élevant jusqu'au septième ciel. Aussitôt, des images du passé — les lieux de ma naissance, de mon enfance, de ma jeunesse — s'engrenèrent dans mon imagination. Ils défilèrent devant mes yeux et remuèrent en moi les actes de ma vieille tragédie et mon premier malheur. Une immense tristesse m'envahit et je faillis crier : « Non ! Par Dieu, Maître, toi qui seras doté de magnificence dans le royaume du Seigneur, épargne-moi cette mission qui va mettre mon cœur à la torture. Mon âme ne pourra l'endurer ». Mais je craignis d'être accusé de désobéissance et d'insoumission. Alors, je restai figé sur place, accablé, comme si j'étais un pêcheur du peuple de Loth sur lequel la malédiction s'était abattue et qu'elle avait transformé, tel ce peuple, en statue de sel. Père Youssab semblait avoir remarqué mon silence et ma pâleur. Lorsque j'entrai au service de l'église, je venais souvent lui confesser mes fautes et mes péchés, moi qui, dans le monde séculier, avais longtemps vécu en malheureux et en égaré du royaume de Dieu. Rassurant, il m'avait dit alors :

— L'Eglise balaie et lave fautes et péchés. Elle balaie la demeure de l'âme, le corps. La porte de la demeure est la bouche qui ne peut être lavée que par la récitation des psaumes de David, émanant de la sainteté du Saint-Esprit, gloire à Lui, par la langue de David le bienheureux purifiée des diffamations, de la calomnie et de la médisance à l'encontre de ses frères. L'ouïe sera purifiée par l'écoute du saint Évangile qui contient l'enseignement du Messie et les exhortations coercitives. La vue sera purifiée par le regard porté sur le Saint des Saints, sur les icônes figurant les saints, par le zèle à défendre leur vie et par l'imitation de leur foi. L'odorat sera sanctifié par l'inhalation des encens brûlés au nom de la Sainte-Trinité. Le toucher, enfin, sera également sanctifié par les livres du Seigneur que l'on baisera avant de les porter au front, ainsi que par le baiser de la glorieuse croix. Que tout homme balaie ses péchés par la prière, et que la scélératesse des scélérats soit purifiée au royaume du Seigneur miséricordieux. Puis il répéta qu'il me fallait obéir au diacre Thawna, assidûment prier, fréquemment réciter les psaumes et les oraisons. Il me demanda de ne point questionner sur ce qui ne me concernait pas. Mais si je posais des questions, qu'elles fussent sur ce qui pourrait raffermir ma foi et servir le Christ. Il m'ordonna de ne pas mettre en colère le diacre, ni de le tourmenter, mais de le servir et de le protéger durant notre voyage vers les terres marécageuses, chez les Bachmouris. Il nous fallait quitter l'église dès le lendemain, au lever du jour.

Comme j'étais le sacristain de l'église, je devais m'acquitter, durant cette journée, de nombreuses tâches avant de partir le lendemain matin. Après que j'eus quitté la cellule de notre vénérable père, j'entrepris de laver les dalles de l'église, l'un des plus raffinés dallages byzantins, importé de Césarée par un homme pieux qui avait longtemps vécu dans le vice chalcédonien, ignorant le chemin de la Vérité. Mais Dieu l'avait ramené au bercail grâce à notre père Youssab. Il était riche et puissant. C'est pourquoi il l'avait offert à notre église.

J'essuyai également toutes les lampes à huile avec le torchon en lin que je réservais à cet usage. J'en ôtai la suie et la poussière qui s'y étaient collées, et à la tombée de la nuit, je les rallumai à l'aide de la flamme de la lampe se trouvant dans l'aile est du sanctuaire, allumée jour et nuit, afin que nul feu, étranger à l'église ou au sanctuaire, n'y fût introduit. Car du ciel était descendu le feu qui avait brûlé les premières offrandes, et nul autre feu que celui-ci ne devait y pénétrer.

Aussitôt que j'eus terminé avec les lampes à huile, je fis un tour pour m'assurer que les quatorze accessoires de service du sanctuaire étaient bien à leur place. Je nettoyai ceux quiavaient besoin de l'être, les examinai tous et redressai ceux qui n'étaient pas redressés : ainsi la planche de l'autel, posée telle la pierre tombale, la patène telle la crèche du nouveau-né, le coffret en bois contenant les livres, les deux linges consacrés, l'un sous la patène, l'autre sous le calice qui contient la part du don de sang versé pour celui qui le tient. Ils représentent le suaire lors de la mort et de la mise en terre, ainsi que les langes entourant le corps de notre Seigneur — Gloire à lui — dans sa crèche. Je nettoyai aussi le calice consacré pour le partage du don, la cuillère consacrée pour la communion des hommes et des femmes — ils ne boivent pas au calice comme les prêtres —, le prospharin consacré qui représente la pierre dont on ferma l'entrée du sépulcre, par-dessus le corps enseveli. J'examinai également les sept autres accessoires, non consacrés, la lanterne, la burette, le ciboire, l'encensoir, la boîte d'encens et le support sur lequel sont posés le calice et la croix. Tout ceci était déposé dans un tabernacle, qui représente le dôme de la nouvelle Jérusalem.

Traduit de l'arabe
par Élizabeth Chéhata

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