Il est
à la fois calme et inquiétant. On dira que l'impression
d'inquiétude qui se dégage de lui ressemble à celle des
visages des personnages qu'il peint comme s'ils étaient
des masques. Ces derniers sont sans front et leurs yeux
se fondent avec le ciel.
Peut-être
que l'inquiétude qu'il inspire est due à sa neutralité
et à son air sobre et ferme, mais surtout à son regard
aigu qui semble surgir d'une eau profonde et limpide.
Malgré cette fermeté, on ressent en lui — surtout
quand il sourit — une gaieté cachée, naturellement
simple, saine et pleine, mais qui disparaît très rapidement
derrière une nature rigide. Une gaieté qui reste toujours
de nature mystique. Morsi a vraiment l'air d'un moine
en habit laïc. Ses soixante-treize ans semblent le rendre
de plus en plus léger au lieu de peser sur son dos. Le
fait qu'il vive depuis 1974 à New York l'a de plus en
plus détaché du sentiment d'appartenance à un lieu. Ahmed
Morsi vient de publier au Caire — il vient en visite
une fois par an — son sixième recueil de poésie intitulé
Prova bil malabes al-kaméla li fasl fil gahim (Répétition
générale pour une saison en enfer) où le poète cherche
sa voix dans un enfer imaginé, dans la ville de New York.
« Qu'est
ce qui te séduit dans les vitrines ?
Est-ce
que le poète aime un mannequin ? »
Cette interrogation
qui touche les plus intimes des sentiments et des instincts
plane sur une grande partie de son œuvre plastique, située
entre le surréalisme et l'expressionnisme conceptuel.
Elle est contrebalancée par un autre souci, celui de rendre
à l'homme son humanité, même face à cette interrogation
menaçante. La quête de l'amour et de l'absolu dans
une atmosphère accablante et aliénée, voire cauchemardesque,
où règne la violence et la sauvagerie de la machine, est
l'essence dramatique de son œuvre, si on ose naïvement
résumer son art. Ce dernier reste rebelle à toute interprétation.
« Et
me voici montant sur un nuage qui s'appelle New York
Et ce
que je dis Alexandrie
Est-ce
que je le dis ?
J'ai pris
ce chemin plusieurs fois
Et jusqu'aujourd'hui
je ne sais pas
Où il
conduit »,
dit-il à
la fin de son dernier recueil. Il est toujours fidèle
à ces interrogations qui ont surgi à Alexandrie, sa ville
natale, à laquelle il pense souvent avec beaucoup de nostalgie.
Né en 1930
dans le quartier populaire de Qabbari, d'un père travaillant
dans le transport des marchandises importées par bateau,
Morsi a commencé, dans son adolescence et sa jeunesse,
à peindre les personnages du port et de son quartier.
En même temps, il a commencé à écrire de la poésie à l'âge
de 14 ans. « A
cet âge, j'étais surtout influencé par le poète libanais
Gibran Khalil Gibran, et par les poètes de l'école Apollo,
puis j'ai commencé à lire la poésie des surréalistes ».
Ces derniers semblent
avoir la plus grande influence sur son imagination poétique,
mais également sur sa peinture.
Après avoir
passé son bac, le jeune Ahmad Morsi était décidé à entrer
à la faculté des beaux-arts, mais son professeur de langue
anglaise Ahmad Fahmi, également peintre et ami de Seif
et Ibrahim Wanly, les deux grands peintres alexandrins,
lui explique qu'il est déjà artiste et qu'il devrait choisir
des études qui pourraient l'aider à travailler et à gagner
sa vie. Ainsi, Ahmad a choisi d'étudier la littérature
anglaise pour devenir professeur. Durant ses études littéraires,
il prend des cours de peinture avec l'Italien Becci dans
son atelier. Mais dès que ce dernier a commencé à lui
apprendre les couleurs, Morsi décide d'arrêter les cours.
« Je voulais développer ma propre vision ».
Il a loué ensuite un atelier rue Fouad où il a fait ses
premiers tableaux. Durant ses études, il a également commencé
à travailler dans un bureau de traduction et à gagner
sa vie.
« C'est
vers cette date que j'ai publié à Alexandrie mon premier
recueil intitulé Aghani al-maharib (Chants
des mihrabs) dont la couverture est faite par Ahmad
Fahmi, dont les idées m'ont beaucoup influencé ».
En fait, ce dernier était un intellectuel qui influençait
également les deux frères Seif et Ibrahim Wanly qui partageaient
son atelier. C'est durant ces années, très importantes
pour sa formation, qu'Ahmad Morsi s'est lié d'amitié avec
l'écrivain et poète Edouard Al-Kharrat. Ce dernier a écrit
son premier recueil de nouvelles dans l'atelier de Morsi,
où il venait travailler durant les heures où son ami était
au bureau de traduction. Et c'est en 1954 que Morsi participe
pour la première fois à la Biennale d'Alexandrie. Il était
le plus jeune des artistes.
Plus tard,
Edouard Al-Kharrat deviendra le premier critique artistique
du peintre avec un livre qu'il a consacré à l'art de son
ami et qu'il a intitulé Le Poète de l'art plastique,
paru en janvier 1997. Ce livre demeure la plus profonde
lecture de l'œuvre d'Ahmad Morsi comme ce dernier l'affirme
lui-même.
Après avoir
fini ses études à la faculté de lettres, Morsi part pour
l'Iraq où il enseigne l'anglais dans un collège à Bagdad.
Là-bas, il commence à écrire sur les peintres iraqiens
dans les journaux locaux, jetant la base de la critique
artistique approfondie dans ce pays où il est resté deux
ans. C'était l'âge d'or de l'art plastique en Iraq.
De retour en
Egypte, Morsi quitte Alexandrie et vient s'installer au
Caire. « Nous
étions trois à quitter Alexandrie pour Le Caire :
Alfred Farag le dramaturge, Edouard Al-Kharrat et moi.
Je me suis installé chez Alfred Farag qui était le premier
à venir au Caire jusqu'à ce que je trouve un logement ».
Il commence tout de suite à travailler comme traducteur
à la radio et, parallèlement, il fait le tour des galeries
en présentant les œuvres des artistes égyptiens, pour
la seconde chaîne de radio (centrée sur la diffusion de
la culture). C'était une période d'effervescence artistique
pour Morsi dont les peintures accompagnaient les recueils
des poètes modernistes arabes comme Salah Abdel-Sabour
et Abdel-Wahab Al-Bayati.
L'amitié
avec Alfred Farag l'a peut-être encouragé à travailler
comme chef décorateur pour le théâtre, un travail qui
était jusqu'à cette date réservé aux artistes étrangers.
Ainsi, il a fait le décor de la première pièce de Farag,
Soqout Faraon (La chute de pharaon), puis il a
réalisé le décor de trois autres pièces dont Gamila
Bouhreid d'Abdel-Rahmane Al-Charqawi. Parallèlement
à ces activités au théâtre qui nourrissaient évidemment
la mise en scène et la dramatisation de ses tableaux,
Morsi a commencé à travailler pour l'Agence de presse
du Moyen-Orient jusqu'à devenir son représentant à New
York en 1974. Et bien qu'il soit à la retraite, il continue
à vivre dans cette ville dont le cosmopolitisme ressemble
un peu à celui de l'Alexandrie des années 1940 et 1950.
Le voyage
aux Etats-Unis n'a pas représenté pour Morsi le même choc
que pour d'autres artistes. Il a continué à approfondir
sa propre vision et son style, éprouvant une sorte d'antipathie
envers les tendances minimalistes qui étaient à la mode
lors de son arrivée à New York. Et quand le néo-expressionnisme
fait son apparition, vers la fin des années soixante-dix,
les critiques remarquent que l'art d'Ahmad Morsi puisait
déjà dans les conceptions de cette tendance. Or, ce qui
distingue l'art de ce dernier des tableaux des autres
artistes néo-expressionnistes est sa profonde spiritualité
et sa traduction mystique de la valeur du temps, ce que
Morsi appelle : L'âme égyptienne unique. « Le
lyrisme des œuvres de Morsi reflète ainsi une tristesse
née d'une grande conscience. Elle est parfois d'une intense
férocité. Devant ses tableaux, on sent quelque chose qui
dépasse la volonté de peindre, quelque chose qui a rapport
avec l'endurance psychologique et spirituelle »,
dit le critique américain Jonathan Goodman. Ou comme le
dit l'artiste lui-même avec son air de moine : « Je
peins parce que je dois peindre. Mais Dieu seul sait pour
qui je peins ».
Les énormes
champs vides dans les tableaux et les regards détournés
des personnages traduisent bien cette solitude de l'artiste.
|