Travail
francophone pionnier sur l'Egypte contemporaine, qui
révèle avec une originalité sans précédent plusieurs
aspects complémentaires de l'Etat et de la société égyptienne
contemporains. C'est en fait le premier livre à rompre
nettement avec une tradition francophone longuement
établie consistant à aborder l'Egypte strictement sous
un angle purement historique, pharaonique, copte ou
islamique.
Dans
cette perspective, il faut mentionner que les Editions
Complexe semblent être la première maison d'édition
francophone à publier un ouvrage si détaillé sur l'Egypte
contemporaine. Avec l'expérience et le flair du journaliste
combinés à l'assiduité et le raisonnement d'un écrivain
résolu à dévoiler la vérité, Christophe Ayad nous a
présenté un livre intéressant à lire. Un autre point
fort de cet ouvrage est qu'il tente de dépasser la multitude
des apparences pour parvenir à saisir l'esprit profond
de l'Egypte, son identité immuable à travers les époques,
suivant l'évolution de son pouvoir et de sa population.
L'approche
de l'auteur se base sur quatre facteurs qui déterminent
la géopolitique interne et externe de l'Egypte, à savoir :
le régime politique, la population (ethnie et taux de
croissance démographique), l'aménagement du territoire
national (notamment l'espace agricole et l'urbanisme)
et enfin la politique extérieure.
En ce qui
concerne le régime politique, l'auteur fait revenir
sa force à l'ancienneté de l'Etat égyptien qui date
depuis l'aube de l'Histoire. L'Etat est aussi ancien
que la société. Quant à la centralité du régime politique
égyptien, elle provient essentiellement des ressources
hydrauliques du Nil partagées par les laboureurs de
la vallée. Ainsi, l'ancienneté de l'Etat et l'enracinement
de ses rouages dans la société depuis fort longtemps
explique la résistance du régime en période de troubles.
Lorsque
durant les années 1990 une guérilla islamiste violente
s'est attaquée aux symboles mêmes de l'Etat, celui-ci
n'a pas vacillé. Les institutions régaliennes — armée,
justice, police — sont restées stables et
fidèles au pouvoir en place, seul gestionnaire de la
légitimité religieuse, tout comme l'était le Pharaon
théocrate. Mais la stabilité de l'Etat égyptien s'explique
également par un jacobinisme extrême qui est parvenu
depuis longtemps à juguler, voire à amadouer les régionalismes
et les tentations communautaristes. Selon le journaliste,
l'annihilation des régionalismes est dû au fait que
l'Etat égyptien a défini depuis très tôt ses frontières
naturelles bordées au nord par la Méditerranée, au sud
par les cataractes du Nil, à l'est par la mer Rouge
et la péninsule du Sinaï, et à l'ouest par l'immensité
du Sahara. Ce cadre géographique inchangé et cette force
politique intégratrice à l'œuvre dès l'époque pharaonique
contribue à l'écrasement des identités régionales. D'autant
plus que, contrairement à d'autres pays de la région,
le pouvoir en Egypte n'a jamais été accaparé par une
secte, à l'instar des alaouites en Syrie ou les wahhabites
en Arabie saoudite. Une donne de géopolitique interne
qui devait nécessairement faire de ce pays millénaire
qu'est l'Egypte un des rares pays de la région où la
citoyenneté a un sens. Pourtant, Christophe Ayad soulève
un degré de sectarisme religieux qui est en fait la
conséquence d'un clivage profond à la fois géographique,
culturel, urbain et culturel entre le Delta et la Haute-Egypte.
Seul un régime de poigne peut maintenir fermement ces
deux entités, selon les termes de l'auteur.
Abordant
la question démographique, Ayad explique le problème
par la densité et non par le nombre.
La preuve
est qu'en une dizaine d'années à partir de la fin des
années 1980, l'Egypte est passée d'un taux de croissance
annuel moyen de 2,8 % à 2,1 %. Quant à l'accroissement
démographique de la capitale, il n'était que de 1,1 %.
Examinant
ensuite la relation géopolitique entre l'espace agricole
et l'expansion urbaine en Egypte, l'auteur fait remarquer
que malgré son apparente immuabilité, la campagne égyptienne
est affectée par des mouvements permanents : les
villes ne cessent d'empiéter sur les terres agricoles
tandis que les cultures gagnent de plus en plus de terrain
sur les étendues désertiques.
L'auteur
pense qu'en effet le gouvernement égyptien s'est lancé
dans une série de travaux d'irrigation dont le plus
spectaculaire et le plus controversé est le projet du
canal de Touchka, vu qu'il implique un budget colossal.
Christophe
Ayad analyse ensuite la politique extérieure du pays
millénaire qui, à l'instar des civilisations chinoise
et indienne, s'est longuement considéré comme le nombril
du monde. Cette prétention à l'universalité se retrouve
tout au long de l'Histoire du pays. C'est donc à travers
ce prisme qu'il faut lire la politique extérieure de
l'Egypte constamment à la recherche d'une position centrale :
« L'Egypte est à l'évidence une puissance régionale ...
Mais l'Egypte n'est pas une puissance annexionniste :
il lui suffit de régner, point n'est besoin de coloniser.
Le contrôle des routes commerciales l'intéresse plus
que les territoires. L'Egypte a toujours joué un rôle
de plaque tournante entre la mer Rouge et le bassin
méditerranéen. L'Egypte est en fait la clé des mers
chaudes ».