De
notre envoyée spéciale —
Al-Ahram
Hebdo : Vous travaillez sur des manuscrits découverts
dans la ville de Nag Hammadi en Haute-Egypte. Comment ont
été découverts ces textes ?
Louis
Painchaud : Ces
textes ont été découverts à Nag Hammadi en Haute-Egypte
en 1945 par des paysans. Ils étaient cachés dans une jarre,
enfouis dans le sol dans la montagne. Dans les années qui
ont suivi, les textes sont passés de petits antiquaires
en petits antiquaires, jusqu'à ce qu'ils arrivent sur le
marché des antiquités au Caire. Ils ont été acquis par le
service des antiquités qui les a confiés au Musée copte
du Vieux-Caire. A l'exception de l'un de ces textes qui
avait quitté l'Egypte et qui avait été donné au grand psychologue
suisse Karl Gustave Yung à l'occasion de son 80e anniversaire.
Après sa mort, il a été déposé à l'institut Yung de Zurich
qui l'a ensuite rendu au Musée copte. De sorte que toute
la collection, soit 13 codices ou plus exactement 12 livres
et le fragment d'un treizième, se trouve au Musée copte
où un projet de restauration des manuscrits mené sous les
auspices du département des antiquités d'Egypte et de l'Unesco
a été lancé.
— Comment
a-t-on pu dater ces manuscrits ?
— La
datation des copies nous est donnée par des documents datés
tels que des lettres, des factures, des tissus qui étaient
utilisés pour renforcer les couvertures de ces livres. La
date la plus récente qu'on trouve dans ces collages est
348. C'est-à-dire que le codice ou le livre en question
a dû être fabriqué quelques années après le papier recyclé
qui a permis de durcir la couverture. L'analyse de l'écriture
du point de vue paléographique confirme cette datation.
Pour
ce qui est de la date à laquelle les manuscrits grecs ont
été rédigés nous n'avons aucun indice matériel. Les seuls
indices que nous avons nous sont fournis par l'analyse interne
des textes et par la comparaison de leur contenu avec d'autres
textes de l'époque.
— Quel
est l'état de ces manuscrits ? En quoi consiste le
travail destiné à les rendre accessibles ?
— Certains
de ces manuscrits sont très bien conservés mais d'autres
sont très abîmés. La première difficulté, lorsque les textes
sont abîmés, c'est de restaurer les passages manquants et
d'essayer de lire plus que ce qui a été matériellement conservé.
De plus, ces textes sont écrits de manière continue. Les
mots ne sont pas séparés. Il n'y a pas de ponctuation, pas
de paragraphes. Ce n'est pas facile à lire. Pour les rendre
plus accessibles, la première tâche que l'on doit accomplir
est de les éditer, c'est-à-dire de lire le texte en séparant
les mots et en restaurant les passages abîmés autant que
possible. Ensuite, il faut les traduire pour les rendre
accessibles aux lecteurs qui ne connaissent pas le copte
et en proposer une interprétation, une explication qui les
restitue dans leur contexte religieux et historique et dans
leur contexte culturel des IIe, IIIe et IVe siècles en Egypte.
Nous avons déjà publié trente volumes avec la faculté de
théologie et des sciences religieuses et l'Institut d'études
anciennes et nous allons terminer cette publication au cours
des 5 prochaines années.
— Qui
sont les auteurs de ces textes ? Et de quoi parlent-ils ?
— Ce
qui est particulièrement difficile, c'est que nous ne savons
pas qui a écrit ces textes. Ils sont en copte mais ce sont
des traductions de textes qui ont été originellement écrits
en grec. Nous ne savons pas non plus où ils ont été rédigés,
dans quel but. Nous n'avons aucune information contextuelle.
La seule information dont nous disposons est celle que nous
pouvons tirer de l'analyse interne des textes. Et
comme ce sont des textes religieux, ils font peu ou pas
allusion au contexte historique. Une de ces œuvres est l'Evangile
selon Thomas, un recueil de paroles de Jésus de Nazareth.
Ce sont des textes qui interprètent les textes bibliques
ou qui expriment des croyances à propos de l'âme, du salut.
Ils
sont souvent polémiques, ils prennent position contre d'autres
formes de christianisme ou contre d'autres formes de croyances
mais sans qu'on puisse les situer dans un contexte. Notre
travail consiste à mieux les comprendre en opérant des recoupements
ou en les comparant avec d'autres textes de la même époque.
Notre but est d'essayer de comprendre leur fonction et le
contexte dans lequel ils se situaient.
— Pour
quelles raisons ont-ils été cachés dans une jarre ?
— Nous
ne connaissons pas les circonstances précises qui ont amené
à enfouir ces textes-là mais nous connaissons les circonstances
générales. Le IVe siècle est la période où le christianisme
devient la religion officielle de l'Empire romain. Du même
coup, il devient religion officielle en Egypte, en Syrie,
et partout dans le bassin méditerranéen. Ainsi, s'impose
au sein du christianisme une orthodoxie. C'est-à-dire qu'à
partir de cette époque, il y a une autorité qui va chercher
à déterminer ce qui est la bonne façon d'être chrétien et
qui va chercher à éliminer les façons jugées mauvaises de
l'être, ce qu'on appelle les hérésies. Au cours du IVe siècle,
il y a de grandes tensions entre les différentes tendances
au sein du christianisme, comme le gnosticisme Mais à la
fin du siècle, on assiste à l'émergence de tendances dominantes
qui vont marginaliser petit à petit les autres tendances.
Ainsi, va-t-on pourchasser des textes jugés hérétiques ou
erronés. On va aussi poursuivre leurs lecteurs et leurs
propriétaires. C'est certainement dans ce contexte-là que
les propriétaires de ces textes, considérés comme « hérétiques »
aux yeux de l'orthodoxie qui domine, mettent à l'abri les
manuscrits pour les protéger.
— Aujourd'hui,
ces textes seraient-ils encore considérés comme hérétiques
par rapport à une orthodoxie chrétienne ?
— Il
faudrait dire les orthodoxies. Vous savez que les Eglises
coptes, les Eglises catholiques et les Eglises réformées
n'ont pas la même orthodoxie. Mais ces textes-là du point
de vue des orthodoxies qui se sont façonnées dans le cadre
de l'Eglise copte, de l'Eglise grecque et de l'Eglise catholique
sont encore hérétiques aujourd'hui. Ce qui fait que du point
de vue des Eglises instituées, ce ne sont pas des textes
qui pourraient avoir une valeur d'autorité. Ce
sont des textes qui véhiculent des doctrines qui ne sont
pas considérés comme étant la bonne doctrine. Cependant,
du point de vue de l'histoire des religions, ils font partie
de l'héritage chrétien dans la mesure où ils ont contribué
à la formation du christianisme. C'est souvent dans les
discussions et les affrontements entre des tendances contradictoires
que les christianismes qui existent aujourd'hui se sont
façonnés. Redécouvrir
une partie des pièces de ce que furent ce moment et cette
histoire disparue est d'une importance capitale. En effet,
cela nous permet de mieux comprendre justement les affrontements
à travers lesquels le christianisme s'est constitué et de
mieux documenter notre connaissance de cette histoire et
en particulier de l'histoire du christianisme égyptien.
Parce que l'Egypte a joué un rôle majeur dans l'histoire
du christianisme. C'est une terre de chrétienté très ancienne.
Dés le Ier siècle, le christianisme s'est implanté en Egypte.
Mais il y a un trou dans notre documentation. Par exemple,
dans le Nouveau Testament, il y a des lettres de l'apôtre
Paul. On sait que Paul voyageait en Grèce, en Asie mineure,
on a les lettres aux Romains. On a des lettres aux Corinthiens.
A la même époque, dans les années 40, 50, des disciples
de Jésus sont sûrement allés du côté de l'Egypte. Il y a
même une légende qui rapporte que saint Marc a été le fondateur
de l'Eglise d'Alexandrie. Cette légende est tardive mais
nous n'avons pas de documents qui datent de la période contemporaine.
Il y a donc une espèce de vide. Ces textes qu'on a découverts
à Nag Hammadi permettent de combler un peu ce vide. Parce
qu'on pense qu'une partie de ces textes ont été d'abord
rédigés à Alexandrie. Cela nous permet donc de mieux connaître
cette période. D'autant que ces textes du IVe siècle n'ont
pas été rédigés à ce moment-là. Ils ont probablement été
rédigés au IIe siècle en grec puis ils ont été recopiés
et traduits en copte.
— Ces
manuscrits constituent-ils une manière plus libre d'appréhender
le monde et la religion avant que le christianisme ne soit
canonisé ?
— Le
mot que vous employez est très juste. Ces doctrines-là ont
été élaborées avant que ne soit canonisée une forme du christianisme.
Si nous comparons le développement du christianisme à celui
d'un être humain, nous dirons qu'au début, le christianisme
est un petit enfant qui balbutie, qui parle plus ou moins
bien, et petit à petit il développe un langage qui va obéir
à des règles. Simultanément il va laisser tomber ce qui
peut être comparé à un charabia enfantin. En employant cette
comparaison, je ne veux pas avancer que ces doctrines sont
mauvaises d'un point de vue historique ou scientifique.
Je
voudrais simplement dire que le christianisme étant en gestation,
il y avait toutes sortes de formes et d'idées qui circulaient,
qui se confrontaient et s'affrontaient. Il y avait des opinions
variées et diverses et ce n'est que progressivement que
certaines règles vont s'imposer et d'autres opinions vont
être marginalisées.
En ce sens on peut dire qu'aux Ier, IIe et IIIe siècles,
il y avait une liberté de penser, de croire, une sorte de
créativité très féconde. Celle de la jeunesse. Elle s'est
ensuite resserrée. |