Le Père Henri Boulad, supérieur des Jésuites à Alexandrie, éducateur, philosophe et mystique, est un personnage qui ne se laisse enfermer dans aucune catégorie.
A l'exception de l'humanisme pleinement réalisé.

 


28 août 1931 : Naissance à Alexandrie.
1950 : Entrée dans la Compagnie de Jésus.
1963 : Ordonné prêtre.
1967 à 1975 : Directeur du Collège des Jésuites du Caire.
1984 à 1995 : Directeur de Caritas-Egypte.
1991-1995 : Vice-président de Caritas-International pour l'Afrique et le Moyen-Orient.

 

 

 

La cause des humains

« Cela a eu lieu le 5 mai 1947, à 3h00 de l'après-midi, je lisais un livre sur un enfant qui voulait être prêtre. C'est alors que je de me consacrer à Dieu, c'est-à-dire aux autres ». C'est ainsi que Henri Boulad, supérieur des Jésuites à Alexandrie, explique la naissance de sa vocation. A 16 ans déjà, il avait décidé les grandes idées-forces qui devaient l'orienter pour toujours, « faire don de lui-même aux hommes, en se consacrant à Dieu ». Il y a toujours une interrogation, souvent chez les profanes, lorsqu'il s'agit d'aborder un religieux, de trouver une antinomie entre une fidélité à Dieu et un travail parmi les hommes, les défavorisés notamment. Pour le père Boulad, la question ne se pose pas. Pour lui se consacrer à Dieu, c'est servir les hommes. En définitive, c'est le don de soi. Mais la décision reste difficile. Non seulement pour la famille, mais aussi en ce qui concerne le choix de l'Ordre. Parce que devenir religieux ne veut pas dire s'adonner à une ascèse ou un mysticisme solitaire, surtout si l'on veut être à l'écoute des autres.
Pour les parents, il y a toujours une certaine réticence : un enfant est plus ou moins enlevé de sa famille. Mais le père, ne manque pas de donner un conseil sous forme de boutade : « Fréquente davantage les belles ». Pour l'Ordre, les Jésuites, c'est l'efficacité, parce que dès son jeune âge, Henri Boulad a privilégié l'esprit d'initiative. « 
Je voulais une vie pleine, débordante au maximum. Seuls les Jésuites étaient capables de rentabiliser ma vie ».
C'est cet aspect fondamental qui lui a fait choisir les Jésuites en dépit de certaines réticences au départ. « Ils ne sont pas assez pauvres, pas assez humbles, pas assez doux, en plus de la longueur de la formation ». Mais Boulad, dont le nom signifie en dialectal syrien « acier », car depuis ses plus lointaines origines, la famille s'était spécialisée dans la fabrication des fameuses armes damasquinées, n'est pas homme à reculer une fois la décision prise, d'autant plus qu'il n'agit jamais de manière intempestive, en dépit d'un caractère très vivace. Et
s'il faut rechercher dans ces origines damascènes qu'il affectionne, on dirait que la soie a tempéré le bel acier trempé.
En 1401, raconte-t-il, Tamerlan conquit Damas et déporta certains membres de la famille Boulad dans sa capitale du Turkestan, Samarqand, pour développer l'industrie de l'acier et de l'armement. Ayant perdu le secret de l'acier, les « Boulad » se tournèrent vers la soie. La persécution en 1860, des Chrétiens de Syrie, fit que le grand-père d'Henri, vint trouver refuge à Alexandrie, où il s'installa. S'il aime parler de ses origines, ce n'est pas par orgueil, mais parce qu'il y trouve une sorte de fondement de sa personnalité. Et s'il allie dans son caractère l'acier et la soie, comme il le fait remarquer malicieusement, il est aussi marqué par « l'absolu », une autre forme de cette puissance qui l'habite et qui le fait rejeter les compromis. Pour lui, « il n'y a pas de gris », mais il n'y a pas aussi de « noir ou blanc, mais les deux ensemble. La vérité est paradoxale par essence », dit-il.
C'est à partir de ce paradoxe de la vérité, telle qu'il la définit, que l'on pourrait expliquer les autres étapes de sa vocation et ses contradictions apparentes. La formation, en particulier, est un indice très éloquent, par sa diversité. En 1950, il entre dans la Compagnie de Jésus. Son parcours le mènera à effectuer deux années de noviciat à Bikfaya, au Liban, à deux années d'études littéraires à Laval en France, et à trois années de philosophie à Chantilly (France). Après deux années d'enseignement au Collège des Jésuites au Caire, il fait de nouveau quatre ans de théologie. Et ce n'est pas tout.
Au départ, il est comme la quintessence de ce que représentait autrefois la ville d'Alexandrie.
D'origine syrienne, Egyptien de nationalité et d'adoption, Français de culture, disciple de Pascal, de Teilhard de Chardin et de Simone Weil, il est aussi « doué d'une âme orientale ». Lui aime résumer tout ceci « dans la culture de la Méditerranée ».
Mais en 1965, il se rend aux Etats-Unis, à Pomfret, dans le Connecticut. Cette étape consiste en une formation ascétique et mystique censée couronner la formation du jeune Jésuite. Au cours de sa deuxième année, il étudie la psychologie de l'éducation à l'université de Chicago où il obtient un magistère. Ce n'est pas tant ce soin qu'il a eu de parfaire ses connaissances en psychologie de l'éducation, mais le fait qu'il avoue avoir été « séduit par l'American Way of Life ». Pourtant au départ, tout le déconcertait. « La manière de penser des Américains est très différente de la nôtre (nous méditerranéens, orientaux, européens) ». Mais il réussit à découvrir les clefs de cette pensée. Il ne s'agit pas d'un cumul de cultures, mais d'une volonté d'élargir ses connaissances. La culture américaine devient dans ce contexte un « complément nécessaire à la culture méditerranéenne ». Dans une lettre personnelle, l'université lui adresse ses félicitations et ses regrets de n'avoir aucune mention supérieure à celle d'« excellent » pour qualifier son travail. L'université lui demande de rester aux Etats-Unis et l'encourage dans cette voie. Mais pour lui, « jusqu'à l'épuisement de mes forces, c'est l'Egypte que je dois servir », dira-t-il dans l'une de ses lettres. Un véritable esprit de renonciation puisque le fait de quitter les Etats-Unis constitue un arrachement pénible à un pays aimé et une renonciation à la gloire professionnelle, comme le souligne l'une de ses notes biographiques.
C'est alors qu'il vivra en éducateur passionné. Ses élèves sont musulmans et chrétiens et il pousse très loin l'engagement social au service de différents déshérités du Caire, y compris la pègre. C'est la même mission qu'il se donne à Alexandrie en lançant un grand projet d'aide aux lépreux. C'est autant pour assister une catégorie sociale négligée que pour engager des jeunes des deux religions sur ce terrain d'entente. Une œuvre qui prendra de l'ampleur et qu'il confiera à Caritas. Cette organisation, il en prendra la charge pendant 12 ans. Son leitmotiv est du même bois que celui dont est fait sa vie : aller de l'avant, sans craindre les obstacles.
« 
Ce n'est pas le chemin qui est impossible, c'est l'impossible qui est le chemin ». Une de ses phrases favorites. Henri Boulad aime souvent s'exprimer par sentence en pratiquant le paradoxe qui lui est si cher. C'est parce qu'aussi il n'a pas oublié le philosophe qui est en lui. Il s'occupe de la formation des jeunes en leur proposant des thèmes de réflexion sur des sujets aussi divers que le pourquoi de l'existence, le dialogue islamo-chrétien, l'art et même la sexualité. Etrange pour un prêtre ? Sûrement pas, répond-il. « La sexualité est une dimension fondamentale de la personnalité humaine. Je la prends dans son sens le plus large. Ce n'est pas la fonction organique, mais elle fait partie d'une totalité, il est urgent de lui donner un éclairage global. Notre époque en a un immense besoin, pour corriger l'aspect réducteur qu'elle a acquis aujourd'hui ». Il faut selon lui, éviter deux extrêmes, celle où la sexualité est prise dans un sens très spirituel et celle où elle est purement biologique ou physiologique. « Il faut que le sexuel rejoigne le spirituel et le physique rejoigne le mystique. A ce moment-là vous avez un être humain unifié ».
Réunir ces fragments de la personnalité humaine, c'est restituer à l'homme son humanité. C'est aussi expliquer la personnalité du père Boulad : « 
Je suis mystique et pratique, contemplatif et homme d'action, amoureux de solitude autant que de vie sociale, sensuel et spirituel, intellectuel et anti-intellectuel » écrivait-il dans une autre de ses lettres. L'humain, tout l'humain, rien que l'humain, en quelque sorte.
Réaliser tous les aspects de la personnalité, c'est fonder les véritables Droits de l'homme. D'ailleurs le Père Boulad est un défenseur et militant de ces droits. En fait, sa vocation de choisir de donner la priorité aux défavorisés devait l'y conduire. Certes, il considère la réalisation de ces Droits comme une sorte d'utopie ; mais « c'est une utopie mobilisatrice qui pousse l'histoire en avant et qui crée de nouvelles lois qui répondent à des besoins sans cesse nouveaux ». Le sens de sa vie se trouverait dans ce besoin de réaliser l'utopie dans un monde « foncièrement marqué par l'inégalité. Nous naissons inégaux dans tous les domaines. La vie ne fait qu'augmenter cet écart ». Mais on peut y remédier pour rétablir cette société utopique où les Droits sont les mêmes pour tous. Pour ce faire, il continue la lutte ajoutant avec sérénité qu'il a beaucoup à faire, pour les prochains 67 ans de son existence. 

Ahmed Loutfi

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