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Au Moyen-Orient, un difficile jeu d’équilibriste

Samar Al-Gamal , Mercredi, 17 avril 2024

Les pays arabes ont, dans l’ensemble, appelé à une désescalade entre l’Iran et Israël. Entretenant des relations complexes tant avec Téhéran qu’avec Tel-Aviv, ils sont confrontés à de délicats choix diplomatiques.

Au Moyen-Orient, un difficile jeu d’équilibriste
Des manifestants agitent les drapeaux iraniens et palestiniens lors d’un rassemblement sur la place de la Palestine à Téhéran après l’attaque iranienne.

« L’opération Promesse honnête a été menée avec succès », a déclaré le général Mohammad Bagheri, chef d’état-major des forces armées iraniennes. Alors que Téhéran se targue d’une attaque « d’objectifs réussis » selon les mots du général Mohammad Bagheri, les capitales arabes entonnent un chorus d’inquiétude. Toutes appellent à la désescalade, exprimant une « vive préoccupation » face au spectre d’une conflagration militaire. Pris en étau entre l’Iran, l’adversaire historique, et Israël, l’ennemi juré d’antan, elles semblent condamnées à jouer les équilibristes diplomatiques.

Le Caire appelle, dans un communiqué du ministère des Affaires étrangères, à « une retenue maximale », mettant en garde contre un « risque d’expansion régionale du conflit ». Presque les mêmes mots retentissent dans un communiqué du ministère saoudien lequel fait part de la « profonde inquiétude » de Riyad et appelle « toutes les parties à épargner à la région et à ses habitants les dangers de la guerre ». Leur homologue qatari exprime également sa « profonde inquiétude » et appelle « toutes les parties à mettre fin à l’escalade ».

« Il existe une inquiétude généralisée concernant un élargissement du conflit qui serait difficile à maîtriser », estime le politologue Gamal Abdel-Gawad. C’est pourquoi, selon lui, ce qu’on nomme le camp des modérés, en dépit de leur réticence vis-à-vis des ambitions iraniennes, préfère afficher la neutralité et éviter de s’impliquer directement dans le conflit de peur d’en assumer les coûts. Mais selon le Wall Street Journal, qui cite de hauts responsables à Washington, Israéliens et Américains ont réussi à intercepter la grande majorité des drones et missiles iraniens, en partie grâce à la coopération de pays arabes « qui ont partagé des renseignements cruciaux » et « ouvert leurs espaces aériens ». Des médias israéliens sont même allés jusqu’à affirmer la participation de Riyad à l’interception des drones. Cependant, la chaîne saoudienne Al Arabiya, citant une source anonyme, a démenti toute implication de l’Arabie saoudite dans cette opération.

D’autres pays, considérés comme des « fiefs » de l’Iran tels que l’Iraq et la Syrie, n’ont pas opté pour cette même neutralité et ont plutôt soutenu la position iranienne. Un certain nombre de drones ont été, par exemple, aperçus venant de la direction de l’Iran, survolant la province de Souleimaniye en Iraq, selon des sources de sécurité citées par Reuters.

Entre les deux camps, la Jordanie fait l’exception. Tout comme l’Iraq et le Liban, le Royaume avait fermé son espace aérien par précaution. Il a pourtant participé à la riposte, invoquant la sécurité nationale. Dans un communiqué, le gouvernement jordanien déclare que son armée a « intercepté des objets étrangers dans l’espace aérien jordanien afin de protéger les citoyens et les zones résidentielles ». « Certains fragments sont tombés en divers endroits, mais aucun dommage ou blessure significative n’a été signalé », a-t-il ajouté. « Une justification rejetée par Téhéran, qui a adressé une mise en garde spécifique à la Jordanie et qui semble la placer potentiellement dans la ligne de mire », selon le politologue. D’après lui, l’Iran pourrait revenir à ses anciennes stratégies et cibler la Jordanie en représailles comme il cible les zones vulnérables à l’instar de ce qu’il fait en Iraq, au Yémen et en Syrie. La démographie jordanienne, historiquement source d’inquiétude avec l’importante population palestinienne, pourrait être exploitée à cette fin. D’ailleurs, il attribue à Téhéran les récentes tentatives de déstabiliser la monarchie hachémite avec les marches en masse vers la frontière avec Israël contre la guerre génocidaire à Gaza.

Le ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, ne l’a pas caché. « Nous ne voulons pas d’escalade avec l’Iran et nous recherchons de bonnes relations avec lui basées sur le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures et le respect des autres. Cependant, il existe des questions en suspens entre nous et l’Iran qui doivent être abordées pour parvenir à de bonnes relations », a-t-il dit.

Bref, si les Arabes n’ont jamais chéri Netanyahu, l’Iran et ses tentacules dans la région ne suscitent pas non plus l’enthousiasme.

Des relations en mutation

Historiquement, l’animosité a dominé les relations des Arabes avec Israël, marquées par le poids de la question palestinienne. Cela n’a pas empêché une tendance marquée par la normalisation. Ce rapprochement, officialisé en 2020 par les accords d’Abraham sous l’égide des Etats-Unis, a vu les Emirats arabes unis et Bahreïn ouvrir une nouvelle page avec Israël. Le Soudan et le Maroc leur ont emboîté le pas en 2020 et 2021 respectivement. D’autres pays arabes, comme Oman et l’Arabie saoudite, entretiennent des contacts discrets avec Israël, laissant entrevoir une possible évolution future. Les pays du Golfe étaient encouragés par l’espoir de retombées économiques aux côtés d’une lassitude face au conflit israélo-palestinien, au moins jusqu’au 7 octobre dernier. Depuis, la pérennité de cette normalisation et son extension restent incertaines.

En même temps, les relations des pays arabes avec l’Iran sont en pleine mutation elles aussi. La normalisation amorcée par l’Arabie saoudite, suivie par un rapprochement avec l’Egypte, en dépit des rivalités géopolitiques, n’est pas négligeable. « Le conflit Iran-Golfe demeure en suspens, sans solution claire aux causes profondes des tensions », estime un diplomate arabe. Selon lui, les pays du Golfe continuent de considérer l’Iran comme une menace pour leur sécurité, même si l’approche officielle actuelle privilégie la désescalade. Le Royaume saoudien, en se rapprochant de Téhéran, avait la normalisation avec Tel-Aviv dans le collimateur. « Riyad recherche une couverture politique pour cette démarche et ne veut pas se heurter à des critiques ou controverses, d’autant plus que le rapprochement avec Israël serait perçu comme une opposition à l’Iran », explique le diplomate parlant sous couvert de l’anonymat. Les Saoudiens voulaient neutraliser les critiques iraniennes, dit-il. La stratégie privilégiée des pays du Golfe a juste changé consistant à renforcer une alliance régionale, intégrant les pays arabes et Israël, afin de garantir leur sécurité collective. Selon Abdel-Gawad, tout comme la guerre israélienne à Gaza, la récente opération iranienne compliquera la position de l’Arabie saoudite et ralentira ce processus de normalisation.

La réaction égyptienne était très similaire à celle des pays du Golfe, mais elle se concentre davantage sur la guerre à Gaza, insistant sur le fait que tant que le conflit palestino-israélien persiste, il aura des répercussions sur la région. Le chef de la diplomatie égyptienne, Sameh Shoukry, a ainsi initié des appels téléphoniques avec ses homologues iranien, israélien et américain et leur a transmis « la disposition du Caire à intensifier ses efforts pour désamorcer la crise actuelle ». Une approche nouvelle de l’Egypte qui peine à reprendre pleinement des relations tendues depuis environ un demi-siècle avec Téhéran. Leur rapprochement, né de la crise à Gaza, et la médiation menée entre Israël et le Hamas encouragent Le Caire à développer une « neutralité positive ».

Selon Ezzat Ibrahim, membre du comité consultatif du Centre égyptien des études stratégiques, « le rôle des grandes puissances étant largement absent, celui des puissances moyennes au Proche-Orient devient crucial pour rapprocher des points de vue et atténuer l’escalade ». Il estime que l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes ont notamment des intérêts directs qui seraient fortement affectés par toute guerre potentielle entre Israël et l’Iran et que Le Caire peut se positionner pour déployer cette neutralité positive.

Les relations entre Le Caire et Téhéran ne sont pas encore à un niveau élevé de confiance qui permettrait une telle médiation, affirme cependant Gamal Abdel-Gawad, qui estime que si l’Iran souhaite accélérer le processus de normalisation, il pourrait donner à l’Egypte cet avantage d’ouvrir des voies de communication avec Israël, même s’il est peu probable que les deux ennemis Tel-Aviv et Téhéran soient prêts à communiquer. « Si l’Iran peine à communiquer avec les Américains pour quelque raison que ce soit, l’Egypte pourrait être un choix iranien. Dans quelle mesure cette option sera exploitée, ceci reste à voir », dit-il. L’Egypte a également intérêt à tirer parti de cette opportunité, car l’Iran joue un rôle influent dans la sécurité régionale, en mer Rouge et dans le Canal de Suez, dit le politologue. Un dialogue avec l’Iran pourrait donc être plus efficace que des alliances militaires sur ce sujet.

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