Célèbre
pour ses affiches-cinéma et ses banderoles électorales,
Mohamad Khamis est un
maître de la calligraphie qu’il a acquise de père en fils.
La qualité de son travail lui a valu plusieurs commandes
présidentielles et des affaires florissantes.
L’artisan s’affiche
Banderoles et pancartes suspendues sur des poteaux et des
fils tendus dans l’atelier. Pots de peinture et pinceaux
laissés par-ci, par-là. Traces de peinture partout sur le
sol et sur les murs. L’atelier de Mohamad Khamis, « Al-Saghr
» comme on l’appelle, est plein à craquer. L’étroitesse des
locaux amène le calligraphe et ses assistants à occuper tout
l’espace en face de l’atelier. Poser les pieds dans
l’atelier requiert une attention particulière. On peut à
tout moment renverser un pot de peinture ou marcher sur un
outil de travail.
Depuis
des semaines, une ambiance inhabituelle règne sur le lieu,
situé au centre-ville, à deux pas de la place Tahrir. Car
depuis le début de la campagne présidentielle, les affaires
d’Al-Saghr sont de plus en plus florissantes.
Dans un
coin, avec son seul ordinateur, Khamis fabrique ses affiches
électorales. « Militants et équipes de diverses campagnes
semblent prêts à tout pour recueillir les voix des électeurs
à presque un mois des premières présidentielles libres en
Egypte », indique Mohamad Khamis, calligraphe expert des
campagnes électorales. Depuis 4 générations, sa famille
travaille dans les campagnes électorales, les affiches de
cinéma, les décors de pièces de théâtre, la peinture de
façades de bâtiments. La famille Khamis fait en effet partie
des calligraphes propagandistes depuis 1930. Selon Khamis,
communiquer, c’est partir du réel. « Il s’agit de vendre un
personnage, et surtout une idée », avoue-t-il. Et d’ajouter
: « Cette année, plusieurs candidats aspirent aux
présidentielles. Outre la bataille idéologique et
politique, il y a toujours celle de l’image. Quand le
financement manque, il y a toujours le papier, le crayon et
les affiches ».
Les
thèmes des affiches sont décidés dans les plus hautes
sphères de communication. Aux commandes, les candidats en
personne, aidés par leurs fidèles, leurs bras droits. « Ici,
les ordres viennent d’en haut. Pour les photos, les séances
durent parfois toute une journée », explique-t-il.
Le vieux
calligraphe propose, coordonne textes et images. « Mon
expérience dans la publicité donne du poids à mes arguments
», assure-t-il. Mohamad Khamis s’attache toujours à donner
une image de marque au candidat. « Pour certaines affiches,
on enlève même la cravate, et on fait sauter les premiers
boutons de la chemise ». Mais, l’aval final revient au
candidat et au concepteur de sa campagne.
Et à lui
d’expliquer son travail. « Les membres des bureaux des
candidats viennent nous voir quand ils ont en tête un projet
d’affiche. Ce sont eux qui choisissent les idées, les
slogans et les logos. Ils se réunissent autour d’une table,
et tout le monde balance ses idées. Puis c’est au tour des
concepteurs de créer l’image. Pour la touche finale, notre
avis est roi. De la conception au collage, l’affiche est un
travail fait maison ».
Pour
Khamis, être calligraphe d’une campagne électorale c’est
avoir une vision et une mission assez politiques. Pour lui,
les spots électoraux n’ont pas le droit de mentir
ouvertement, contrairement parfois aux annonces
commerciales. Le calligraphe est alors responsable de ce
qu’il présente sur l’affiche, à tel point qu’il ne doit
peindre ou écrire que ce qu’il croit vraiment.
« Je
suis réputé pour être très sélectif, même si le travail
manque la plupart de l’année », affirme Khamis sereinement.
Et d’ajouter : « Je dois m’assurer que le candidat dont je
prépare les affiches est une personne qui mérite d’être
secondée par mon travail, sinon je refuse carrément la
campagne ».
En fait,
l’histoire entre Mohamad Khamis et la calligraphie a
commencé très tôt. Dès son plus jeune âge, il découvre sa
vocation pour le dessin et la calligraphie. Il a été fasciné
par cet art ancestral et authentique qui garde une richesse
esthétique intemporelle. Né au Caire, au sein d’une famille
d’origine alexandrine, il trouvait en l’art, et tout
particulièrement le dessin, un équilibre favorable à son
épanouissement et son imagination.
Khamis
Junior a pris donc conscience très tôt de la force
d’expression et l’élan que peut avoir la calligraphie.
Enfant curieux, vif d’esprit et débordant d’énergie, il
s’approprie rapidement l’art de la calligraphie et la
peinture d’affiches. Un duo magique : le papier et la
fourchette ou bien le pinceau. Il aimait imiter son père et
a essayé dès son enfance de maîtriser l’écriture, même avant
l’école.
Son
père, Khamis Gaafar, le calligraphe le plus célèbre des
années cinquante, a décidé de donner à son agence de
calligraphie le nom d’Al-Saghr (c’est-à-dire le port, pour
rendre hommage à Alexandrie, sa ville natale). Fasciné par
ce monde des chiffres et des lettres, le petit Mohamad était
très à l’aise dans l’atelier familial. Il a pris la décision
de ne pas poursuivre ses études et de s’adonner volontiers à
la calligraphie. Une passion qui lui a dicté sa carrière ou
plutôt le reste de sa vie. « J’ai quitté l’école depuis la
quatrième primaire. J’avais l’habitude de fuir l’école pour
aller observer mon père travailler dans notre atelier ». Et
face à l’obstination du petit, le père — déjà bilingue et
bien cultivé — se résigne pour offrir à son petit toutes ses
connaissances dans le domaine.
« Aucun
de mes 12 frères ne voulait travailler à l’atelier »,
lance-t-il en riant.
Son
talent de dessinateur et son sens aigu de l’observation lui
ont permis de pratiquer la calligraphie de façon originale,
depuis les années 1960. « Comme tout apprenti dans notre
métier, j’ai commencé à calligraphier et peindre les
affiches de films projetés dans les salles des quartiers
populaires. Ensuite, il a commencé à me faire confiance,
pour me charger de peindre les affiches de films américains
de science-fiction ou d’horreur », se souvient le
calligraphe. Et de poursuivre : « Après une période de
pratique et d’expérience, j’ai commencé à prendre part aux
campagnes électorales des chefs d’Etat. Car notre agence de
calligraphie a déjà collaboré avec le roi Farouq, les
présidents Nasser, Sadate et Moubarak ».
Toutefois, c’était en 1976 qu’il a eu l’opportunité de
dépeindre pour la première fois l’image d’un président. «
C’était l’image du président Anouar Al-Sadate qui a été
placée parmi d’autres sur les deux rives du Canal de Suez,
lors des fêtes célébrant la victoire du 6 Octobre »,
souligne-t-il, ses doigts jouant avec l’une de ses mèches
blanches.
Pour
lui, dessiner le président n’est plus angoissant, c’est
comme dessiner une star donnée. « Le calligraphe doit
embellir l’image des stars le plus possible, sinon elles
font beaucoup de problèmes avec le producteur et avec
moi-même. Les exemples sont nombreux avec Elham Chahine,
Nabila Ebeid, Fifi Abdou et Nadia Al-Guindi. Cependant,
toutes ces stars m’estiment beaucoup, car je leur ai
toujours attribué une image magnifique ».
Des
problèmes de métier ? Il y en a beaucoup en fait : « On a
perdu notre atelier à la rue Ramsès, là où mes
grands-parents travaillaient depuis des décennies, tout
simplement parce que le journal Al-Goumhouriya voulait
construire son nouveau bâtiment dans cet endroit
stratégique. Il n’y avait de plus facile pendant le règne de
l’ancien régime que de voler les biens des citoyens par les
hommes du pouvoir ! ».
Débridant sa mémoire, Khamis peut passer des heures à
raconter ses déboires quotidiens. De l’histoire des
islamistes fanatiques qui ont brûlé un jour les affiches
qu’il a dessinées pour le film Al-Erhabi (le terroriste)
campé par Adel Imam, jusqu’aux offenses des révolutionnaires
pour la simple raison qu’il gardait encore, le 25 janvier
2011, une pancarte dans son atelier parmi les anciennes
affiches portant la photo de Moubarak ... La liste des
aventures à la Khamis s’avère assez longue !
Son côté
artisanal ? C’est encore plus riche que celui du
propagandiste. Car sa calligraphie traduit la nécessité de
recréer un lien entre l’écrit et le ressenti. Il joue avec
les mots, les formes et les couleurs pour provoquer une
rencontre ou susciter une émotion. Pour lui, la calligraphie
est en soi un art énergétique. « L’importance de l’attitude
corporelle, la concentration sur la respiration et la
recherche d’harmonie et d’équilibre sont une partie
essentielle de cet art. La calligraphie est associée au
calme, à la concentration et à l’expression de ce qu’il y a
de plus beau et de plus sophistiqué dans la personnalité »,
dit-il.
Le
travail sur l’horizontalité et la verticalité ainsi que sur
les proportions et le rapport à l’espace permet au
calligraphe de mieux se replacer dans l’espace, tout avec le
papier ou la surface sur laquelle il s’exerce, devenant
alors pour lui une représentation en miniature de l’univers.
« Les gestes du calligraphe deviennent un espace ouvert,
accueillant les idées du concepteur et l’imaginaire du
contemplateur ».
En
effet, il a privilégié la contemplation à l’exercice de la
calligraphie, ses rapports géométriques, ses mouvements pour
en extraire une synthèse analytique. Au bout de cette
aventure, Mohamad Khamis a créé sa méthode personnelle qui
permet de maîtriser en peu de temps les styles de la
calligraphie arabe, en même temps que l’art de peindre sur
n’importe quelle surface. « L’art de la calligraphie
implique une grande patience et aboutit à la prise de
conscience des limites, provoquant frustration et déception
autant que joie et bonheur. L’une des finalités de cette
pratique est de s’écarter de toute considération matérielle
pour parvenir à la liberté », explique le patron.
«
Artisan-calligraphe », c’est ainsi qu’il se qualifie. «
J’existe en disparaissant derrière le trait, le mot, la
phrase. Seule la trace constitue la mémoire de mon geste ;
seul le présent a de l’importance, c’est le présent qui
compte ! », s’exprime-t-il en dessinant ses lettres ; un
petit sourire de rêve couvre son visage ridé.
Chaque
trait doit être parfait. De nombreuses ébauches sont
effectuées avant que Khamis ne considère son œuvre comme
achevée. « Je rêve de ces lettres. J’imagine le mot dans ses
différents styles calligraphiques. J’esquisse quelques
traits en transformant les lettres, je les déplace, les
modifie. Et dans ma tête plane l’image de l’affiche. Elle
est tout d’abord floue. Certaines images se révèlent plus
rapides que d’autres, parfois dès le premier jour, d’autres
prennent quelques jours avant de faire leur apparition.
Cette lenteur signifie que je n’ai pas encore percé l’énigme
de l’image. Il faut donc persister ».
Mohamad
Khamis a passé plus de 45 ans à créer banderoles et
affiches. Pourtant, on est bien loin des temps où le slogan
ne passait que par l’affiche. Blogs et e-mails sont
dorénavant les nouveaux terrains de jeu entre militants.
Pour Khamis, le papier conserve cependant un rôle spécifique
: « Il ne faut, à aucun prix, renoncer à la calligraphie qui
est liée dans toutes les civilisations à la beauté et à la
mémoire des nations ».
De sa
formation de calligraphe, il a gardé l’esprit noble de
l’artisan fier de son métier, qui fabrique ou invente ses
outils et prépare lui-même ses encres à partir des pigments
colorés.
« Même
si nous vivons l’ère de l’invasion technologique,
celle d’Internet, je pense que cet art qui remonte à 3 000
ans ne mourra jamais. J’ai l’honneur de rester des semaines
dans mon atelier sans travail, à attendre une pancarte à
peindre ou un tableau à calligraphier. Notre métier ne
survivra que grâce à la persistance des artisans » .
Yasser Moheb