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Abdel-Fattah El Gibali
 
Rédacteur en chef
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 Semaine du 28 mars au 3 avril 2012, numéro 915

 

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Nulle part ailleurs

Tahrir . Plus d’un an après le déclenchement de larévolution, cette place a perdu de son allure et surtout de son âme. Si certains insistent pour ne pas quitter les lieux, les nouveaux occupants sont différents. Visite guidée.

L’emblème défiguré

Un nouveau vendredi à la place Tahrir, le même jour et au même endroit, mais avec un aspect différent. La place est la même, mais le changement qui s’est produit en Egypte depuis le début de la révolution de janvier jusqu’à ce jour a donné une autre allure aux vendredis. La ressemblance est minime. Des tentes dressées au milieu de la place, marchands de drapeaux, vendeurs ambulants, groupes de manifestants ici et là. De loin, tous les aspects peuvent paraître les mêmes, mais en s’approchant de plus en plus, beaucoup de détails ont changé.

Il est 11h du matin, et c’est encore tôt pour la place. Pourtant, il y a ceux qui ont pris en charge l’organisation. Mesbah, qui se prend pour le chef des comités populaires, est en train de revoir avec ses camarades les préparatifs de la journée. De par l’allure et le comportement, ces jeunes ne ressemblent guère aux membres des comités qui existaient avant. Ainsi pensent Hassan et Karim, deux jeunes qui font partie de deux mouvements politiques différents. Ces jeunes qui ont occupé la place avec beaucoup d’autres protestataires, il n’y a pas si longtemps, préfèrent se tenir à distance de ces membres des comités populaires. Ceux-ci ayant interdit à un candidat aux élections présidentielles de présenter son programme et de parler aux gens. Waguih Kamel est un nom que personne ne connaît mais, lui, pense qu’il peut servir les Egyptiens et conduire le pays sur le bon chemin, alors il n’a trouvé que la place Tahrir pour prendre contact avec ses prochains électeurs. Tiré à quatre épingles, tenant une pancarte à la main, sur laquelle il a inscrit son curriculum vitæ, ce candidat a commencé par attirer l’attention de quelques personnes en parlant de lui-même et de ses futurs projets. Trois minutes se sont écoulées avant que les membres des comités populaires ne le somment de quitter le lieu, l’accusant de faire sa propre campagne électorale.

Mais qui sont ces personnes qui se donnent le droit d’imposer de telles règles ? Pourquoi interdire à une personne de parler aux autres ? Pourquoi ont-elles tout ce pouvoir et pourquoi n’ose-t-on pas les arrêter ? Des questions préoccupantes, que tout le monde se pose en catimini. Des jeunes, comme Karim et Hassan et bien d’autres, ne veulent pas quitter la place, craignant de laisser le champ libre à des individus dont ils ignorent les vraies intentions. « Quelques mois après le déclenchement de la révolution, la place a vécu plusieurs événements, à la fois positifs et négatifs, mais le dernier en date fut le premier anniversaire de la révolution. Cela s’est passé le 25 janvier 2012 », dit Karim. Ce jeune affirme qu’il était parmi la foule de protestataires, mais il tient à se rendre à la place Tahrir au moins chaque vendredi pour dire que la révolution n’est pas encore achevée. De son côté, Mesbah et son équipe affirment également qu’ils ont participé à cette révolution, et ce, depuis le premier jour et s’ils sont là, c’est pour protéger la place.

La protéger de quoi, personne ne sait, puisque tous les accès de la place sont grands ouverts. En effet, il est devenu de plus en plus fréquent de voir des jeunes avec une arme blanche à la main. En fait, ceux qui traversent la place ne peuvent s’empêcher de porter leur regard vers la partie centrale où sont dressées les tentes de ces intrus. On ne peut traverser la place sans marcher sur des détritus. Un triste constat, à comparer avec les gens qui ont occupé la place il n’y a pas si longtemps et qui prenaient soin de la nettoyer, pour éviter de l’amocher. « Le changement qui s’est opéré sur la place tant dans l’allure que dans le contenu est-il intentionnel ? », encore une autre question que se posent avec insistance les passants, mais certains affirment que ternir l’image de la place fait partie du plan d’avortement de la révolution.

Réputés par leur prise de position, leur lutte pour les causes justes, tant appréciés par tout le monde, les vrais révolutionnaires ont disparu. Et même si aujourd’hui, les tentes sont toujours à la même place, on a du mal à deviner les intentions de leurs occupants. on a dû s’y approcher malgré les restrictions. « La libération de l’homme est bien plus difficile que celle de la patrie », dit Khaled Al-Fayoumi, membre de l’un des comités, qui n’a pas quitté la place depuis le sit-in du 8 juillet 2011. Après que la police est intervenue avec force pour déloger tout le monde, il est revenu avec d’autres pour ne plus jamais la quitter. Sa tente est devenue une galerie d’exposition à l’intérieur de laquelle il a accroché des pages de journaux qui parlent des événements importants liés à la révolution, des photos des martyrs et des poèmes. Il profite pour expliquer et discuter avec chaque visiteur de la révolution et du complot contre la place qu’on ne doit jamais quitter, car, d’après lui, c’est ça l’objectif des ennemis de la révolution. « Je comprends que mes voisins dans les autres tentes sont des baltaguis (hommes de main). Ils sont plus nombreux que nous et possèdent des armes. Mais ils ne peuvent pas nous vaincre car on croit à ce qu’on fait, eux par contre sont des destructeurs », c’est la raison pour laquelle Khaled ne veut pas quitter la place.

Son voisin, dans la tente d’à côté, Mohamad Fahmi, arrive en tenant à la main la chemise d’un de ses amis pleine de trous. Ce sont les traces de cartouche à balle lancée la veille sur leur tente et grâce à Dieu personne n’a été blessé. « Ce sont des incidents qui arrivent plusieurs fois par semaine. Ils nous terrorisent. Ce sont soit nos voisins armés, soit des voitures banalisées qui passent le soir et nous attaquent », dit Fahmi, qui, lui aussi, s’est présenté aux élections présidentielles et a choisi Tahrir comme un endroit idéal pour commencer sa campagne électorale. La première chose qu’il fera lorsqu’il sera président de la République, c’est de suspendre les hommes de l’ancien régime à un poteau et les fouetter.

Quitter la place est une trahison

Les tentes dressées abritent des contestataires qui voient que quitter la place est une trahison pour la révolution. Mais d’autres sont occupées carrément par des baltaguis. Eux aussi ont dressé leurs tentes dans la partie centrale depuis le 8 juillet. « Après les affrontements violents entre les manifestants et la police ainsi que la disparition de cette dernière de la ville, les voyous ont envahi la place. Ils sont là pour jouer le rôle d’espions », expliquent Karim et ses copains, témoins de ces incidents. « On les utilise comme des marionnettes pour terroriser les visiteurs de la place ou provoquer le chaos si c’est nécessaire », dit Siham Ibrahim, responsable de l’organisation Toufoulaty qui s’occupe des enfants de la rue. Elle confirme que beaucoup de ceux qui occupent la place sont des enfants de la rue qu’on exploite. Elle a reconnu plusieurs visages et se demande la raison de leur présence sur la place. Ahmad Hussein, jeune manifestant, affirme que lui et beaucoup d’autres ont essayé de les chasser, mais la police ne les a pas aidés sous prétexte qu’elle ne veut pas s’approcher de la place pour éviter les problèmes.

Ahmad raconte que ces intrus sont allés jusqu’à organiser un mariage de l’un d’entre eux et ont transformé cette place qui a été arrosée par le sang des martyrs en une salle de fêtes pour les voyous. Ahmad pense que le hic dans cette célébration est la présence d’étrangers qui ont filmé la scène. « Ils vont sûrement utiliser cela comme document pour prouver que la place Tahrir est devenue un endroit où règne le chaos », dit-il.

En fait, l’histoire de la place ne peut s’achever sans mentionner les marchands ambulants qui font partie de ce décor inhabituel. Ils forment avec les voyous un duo avec leurs charrettes garées tous les deux et trois mètres, avec des chaises et des tables de part et d’autre pour improviser des mini-cafés en plein air. Mais ce qui frappe le plus, c’est que tous ces étalages sont ornés de drapeaux.

Au milieu de ce chaos, on remarque que le nombre de personnes qui font la prière du vendredi s’est réduit à quelques dizaines en comparaison avec le nombre extraordinaire qui couvrait la place il y a plusieurs mois. Ils prient derrière un imam que personne ne connaît. La même chose pour la scène sur laquelle on lançait les appels, elle est presque vide. On peut voir une petite poignée de jeunes de différents comités populaires l’escalader comme des robots pour lancer leurs appels. Des slogans qui réclament le départ du Conseil suprême, une autre fois, contre le président syrien ou encore un appel à la libération de Jérusalem, fusent de manière insipide et sans aucune âme. Quelques personnes s’arrêtent pour les écouter puis repartent tout de suite. Ces activités qui animent la scène principale de la place Tahrir paraissent maintenant comme insignifiantes à comparer avec tout ce qui s’est passé avant.

Au milieu de ces dizaines d’individus qui se pavanent comme des visiteurs et non pas comme des occupants de la place, Saïd Abdel-Fattah passe sur sa moto, tenant une pancarte à double face. D’un côté, on peut lire : « samak, labane, tamr hendi » (poissons, lait, tamarin) : un mélange bizarre, incongru qui n’a aucune cohérence. Ces trois mots résument la situation actuelle du pays. Sur l’autre face on peut lire : « La fuite des Américains impliqués dans une affaire de justice et sous le règne des Frères musulmans est une chose normale ». Saïd accuse les Frères musulmans de n’être pas au courant de ce que le Conseil suprême et le gouvernement sont en train de mijoter. Celui-ci qui, comme les autres, jure de n’avoir jamais quitté la place depuis 25 janvier 2011. Il affirme qu’il vient chaque vendredi à Tahrir, portant de nouveaux messages qu’il désire partager avec les visiteurs de la place.

Des pantins portant le nom de Moubarak suspendus aux lanternes sont encore à leurs places, mais à présent, ils portent le nom du général Tantawi, chef du Conseil suprême des forces armées. Les membres des comités dits populaires dominent actuellement la place. Ils tentent avec d’autres groupes d’imposer leurs lois. Chacun essaye d’avoir le dernier mot. Pourtant, il leur arrive de travailler ensemble. Mais les vrais révolutionnaires, les premiers à avoir déclenché cette belle révolution qui a fait parler d’elle partout dans le monde, et qui ont créé le mythe de Tahrir, ont disparu de la scène.

Les murs conservent l’âme

La seule chose qui a conservé l’âme de la révolution, ce sont les murs. Les graffitis expriment et évaluent les diverses étapes. « Les murs ne font pas peur à la police, n’intéressent ni les enfants de la rue, ni les voyous, c’est notre seul espace libre et il est à nous », dit Rami, jeune révolutionnaire qui se rend tous les vendredis avec des amis pour admirer les derniers dessins, les photographier pour s’en servir comme documentation. « C’est ce qui reste d’original sur la place. On vient capter le génie de l’instant de la révolution sur ces murs », poursuit Rami. Même les barricades qu’on a construites pour bloquer les rues et empêcher les gens d’accéder à Tahrir ont été recouvertes de dessins illustrant des rues goudronnées, des trottoirs bien entretenus. Ce qui frappe, c’est le nom qu’on a donné à l’une d’elles : Une rue sans mur.

Et s’il existe encore des personnes fidèles à la place malgré les changements et le danger, beaucoup d’autres ont peur d’y aller pour ne pas être déprimés ou attristés. « Je ne pensais pas avoir un jour peur de venir à la place Tahrir, là où on a osé briser notre silence et vaincre notre peur », dit Safeya, 33 ans, tout en se souvenant de la photo de la fille dénudée sur cette place et qui a fait le tour de la planète.

Loin de l’atmosphère insipide et floue qui règne actuellement à la place Tahrir, les escaliers du syndicat des Journalistes et ceux de la Cour suprême témoignent d’une grande ébullition. La scène des révolutionnaires criant haut et fort leurs slogans et revendiquant leurs droits qui ne diffèrent pas de ceux qui se répétaient à la place, il y a un an, donne de l’espoir. « Le départ de ces manifestants de la place Tahrir qui a été comparée à La Mecque, il n’y a pas si longtemps, peut donner la fausse impression que la révolution s’est achevée. Mais la réalité est que même si les endroits changent, les gens, les idées et les principes restent les mêmes », dit Rim Gamal, activiste, en affirmant qu’une autre vague de révolution est inévitable et sera plus forte que la première. C’est seulement à ce moment-là que la place sera restituée aux vrais révolutionnaires .

Hanaa Al-Mekkawi

 




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