Tahrir .
Plus d’un an après le déclenchement de larévolution, cette
place a perdu de son allure et surtout de son âme. Si
certains insistent pour ne pas quitter les lieux, les
nouveaux occupants sont différents. Visite guidée.
L’emblème défiguré
Un
nouveau vendredi à la place Tahrir, le même jour et au même
endroit, mais avec un aspect différent. La place est la même,
mais le changement qui s’est produit en Egypte depuis le
début de la révolution de janvier jusqu’à ce jour a donné
une autre allure aux vendredis. La ressemblance est minime.
Des tentes dressées au milieu de la place, marchands de
drapeaux, vendeurs ambulants, groupes de manifestants ici et
là. De loin, tous les aspects peuvent paraître les mêmes,
mais en s’approchant de plus en plus, beaucoup de détails
ont changé.
Il est
11h du matin, et c’est encore tôt pour la place. Pourtant,
il y a ceux qui ont pris en charge l’organisation. Mesbah,
qui se prend pour le chef des comités populaires, est en
train de revoir avec ses camarades les préparatifs de la
journée. De par l’allure et le comportement, ces jeunes ne
ressemblent guère aux membres des comités qui existaient
avant. Ainsi pensent Hassan et Karim, deux jeunes qui font
partie de deux mouvements politiques différents. Ces jeunes
qui ont occupé la place avec beaucoup d’autres
protestataires, il n’y a pas si longtemps, préfèrent se
tenir à distance de ces membres des comités populaires.
Ceux-ci ayant interdit à un candidat aux élections
présidentielles de présenter son programme et de parler aux
gens. Waguih Kamel est un nom que personne ne connaît mais,
lui, pense qu’il peut servir les Egyptiens et conduire le
pays sur le bon chemin, alors il n’a trouvé que la place
Tahrir pour prendre contact avec ses prochains électeurs.
Tiré à quatre épingles, tenant une pancarte à la main, sur
laquelle il a inscrit son curriculum vitæ, ce candidat a
commencé par attirer l’attention de quelques personnes en
parlant de lui-même et de ses futurs projets. Trois minutes
se sont écoulées avant que les membres des comités
populaires ne le somment de quitter le lieu, l’accusant de
faire sa propre campagne électorale.
Mais
qui sont ces personnes qui se donnent le droit d’imposer de
telles règles ? Pourquoi interdire à une personne de parler
aux autres ? Pourquoi ont-elles tout ce pouvoir et pourquoi
n’ose-t-on pas les arrêter ? Des questions préoccupantes,
que tout le monde se pose en catimini. Des jeunes, comme
Karim et Hassan et bien d’autres, ne veulent pas quitter la
place, craignant de laisser le champ libre à des individus
dont ils ignorent les vraies intentions. « Quelques mois
après le déclenchement de la révolution, la place a vécu
plusieurs événements, à la fois positifs et négatifs, mais
le dernier en date fut le premier anniversaire de la
révolution. Cela s’est passé le 25 janvier 2012 », dit Karim.
Ce jeune affirme qu’il était parmi la foule de
protestataires, mais il tient à se rendre à la place Tahrir
au moins chaque vendredi pour dire que la révolution n’est
pas encore achevée. De son côté, Mesbah et son équipe
affirment également qu’ils ont participé à cette révolution,
et ce, depuis le premier jour et s’ils sont là, c’est pour
protéger la place.
La
protéger de quoi, personne ne sait, puisque tous les accès
de la place sont grands ouverts. En effet, il est devenu de
plus en plus fréquent de voir des jeunes avec une arme
blanche à la main. En fait, ceux qui traversent la place ne
peuvent s’empêcher de porter leur regard vers la partie
centrale où sont dressées les tentes de ces intrus. On ne
peut traverser la place sans marcher sur des détritus. Un
triste constat, à comparer avec les gens qui ont occupé la
place il n’y a pas si longtemps et qui prenaient soin de la
nettoyer, pour éviter de l’amocher. « Le changement qui
s’est opéré sur la place tant dans l’allure que dans le
contenu est-il intentionnel ? », encore une autre question
que se posent avec insistance les passants, mais certains
affirment que ternir l’image de la place fait partie du plan
d’avortement de la révolution.
Réputés
par leur prise de position, leur lutte pour les causes
justes, tant appréciés par tout le monde, les vrais
révolutionnaires ont disparu. Et même si aujourd’hui, les
tentes sont toujours à la même place, on a du mal à deviner
les intentions de leurs occupants. on a dû s’y approcher
malgré les restrictions. « La libération de l’homme est bien
plus difficile que celle de la patrie », dit Khaled Al-Fayoumi,
membre de l’un des comités, qui n’a pas quitté la place
depuis le sit-in du 8 juillet 2011. Après que la police est
intervenue avec force pour déloger tout le monde, il est
revenu avec d’autres pour ne plus jamais la quitter. Sa
tente est devenue une galerie d’exposition à l’intérieur de
laquelle il a accroché des pages de journaux qui parlent des
événements importants liés à la révolution, des photos des
martyrs et des poèmes. Il profite pour expliquer et discuter
avec chaque visiteur de la révolution et du complot contre
la place qu’on ne doit jamais quitter, car, d’après lui,
c’est ça l’objectif des ennemis de la révolution. « Je
comprends que mes voisins dans les autres tentes sont des
baltaguis (hommes de main). Ils sont plus nombreux que nous
et possèdent des armes. Mais ils ne peuvent pas nous vaincre
car on croit à ce qu’on fait, eux par contre sont des
destructeurs », c’est la raison pour laquelle Khaled ne veut
pas quitter la place.
Son
voisin, dans la tente d’à côté, Mohamad Fahmi, arrive en
tenant à la main la chemise d’un de ses amis pleine de trous.
Ce sont les traces de cartouche à balle lancée la veille sur
leur tente et grâce à Dieu personne n’a été blessé. « Ce
sont des incidents qui arrivent plusieurs fois par semaine.
Ils nous terrorisent. Ce sont soit nos voisins armés, soit
des voitures banalisées qui passent le soir et nous
attaquent », dit Fahmi, qui, lui aussi, s’est présenté aux
élections présidentielles et a choisi Tahrir comme un
endroit idéal pour commencer sa campagne électorale. La
première chose qu’il fera lorsqu’il sera président de la
République, c’est de suspendre les hommes de l’ancien régime
à un poteau et les fouetter.
Quitter
la place est une trahison
Les
tentes dressées abritent des contestataires qui voient que
quitter la place est une trahison pour la révolution. Mais
d’autres sont occupées carrément par des baltaguis. Eux
aussi ont dressé leurs tentes dans la partie centrale depuis
le 8 juillet. « Après les affrontements violents entre les
manifestants et la police ainsi que la disparition de cette
dernière de la ville, les voyous ont envahi la place. Ils
sont là pour jouer le rôle d’espions », expliquent Karim et
ses copains, témoins de ces incidents. « On les utilise
comme des marionnettes pour terroriser les visiteurs de la
place ou provoquer le chaos si c’est nécessaire », dit Siham
Ibrahim, responsable de l’organisation Toufoulaty qui
s’occupe des enfants de la rue. Elle confirme que beaucoup
de ceux qui occupent la place sont des enfants de la rue
qu’on exploite. Elle a reconnu plusieurs visages et se
demande la raison de leur présence sur la place. Ahmad
Hussein, jeune manifestant, affirme que lui et beaucoup
d’autres ont essayé de les chasser, mais la police ne les a
pas aidés sous prétexte qu’elle ne veut pas s’approcher de
la place pour éviter les problèmes.
Ahmad
raconte que ces intrus sont allés jusqu’à organiser un
mariage de l’un d’entre eux et ont transformé cette place
qui a été arrosée par le sang des martyrs en une salle de
fêtes pour les voyous. Ahmad pense que le hic dans cette
célébration est la présence d’étrangers qui ont filmé la
scène. « Ils vont sûrement utiliser cela comme document pour
prouver que la place Tahrir est devenue un endroit où règne
le chaos », dit-il.
En fait,
l’histoire de la place ne peut s’achever sans mentionner les
marchands ambulants qui font partie de ce décor inhabituel.
Ils forment avec les voyous un duo avec leurs charrettes
garées tous les deux et trois mètres, avec des chaises et
des tables de part et d’autre pour improviser des mini-cafés
en plein air. Mais ce qui frappe le plus, c’est que tous ces
étalages sont ornés de drapeaux.
Au
milieu de ce chaos, on remarque que le nombre de personnes
qui font la prière du vendredi s’est réduit à quelques
dizaines en comparaison avec le nombre extraordinaire qui
couvrait la place il y a plusieurs mois. Ils prient derrière
un imam que personne ne connaît. La même chose pour la scène
sur laquelle on lançait les appels, elle est presque vide.
On peut voir une petite poignée de jeunes de différents
comités populaires l’escalader comme des robots pour lancer
leurs appels. Des slogans qui réclament le départ du Conseil
suprême, une autre fois, contre le président syrien ou
encore un appel à la libération de Jérusalem, fusent de
manière insipide et sans aucune âme. Quelques personnes
s’arrêtent pour les écouter puis repartent tout de suite.
Ces activités qui animent la scène principale de la place
Tahrir paraissent maintenant comme insignifiantes à comparer
avec tout ce qui s’est passé avant.
Au
milieu de ces dizaines d’individus qui se pavanent comme des
visiteurs et non pas comme des occupants de la place, Saïd
Abdel-Fattah passe sur sa moto, tenant une pancarte à double
face. D’un côté, on peut lire : « samak, labane, tamr hendi
» (poissons, lait, tamarin) : un mélange bizarre, incongru
qui n’a aucune cohérence. Ces trois mots résument la
situation actuelle du pays. Sur l’autre face on peut lire :
« La fuite des Américains impliqués dans une affaire de
justice et sous le règne des Frères musulmans est une chose
normale ». Saïd accuse les Frères musulmans de n’être pas au
courant de ce que le Conseil suprême et le gouvernement sont
en train de mijoter. Celui-ci qui, comme les autres, jure de
n’avoir jamais quitté la place depuis 25 janvier 2011. Il
affirme qu’il vient chaque vendredi à Tahrir, portant de
nouveaux messages qu’il désire partager avec les visiteurs
de la place.
Des
pantins portant le nom de Moubarak suspendus aux lanternes
sont encore à leurs places, mais à présent, ils portent le
nom du général Tantawi, chef du Conseil suprême des forces
armées. Les membres des comités dits populaires dominent
actuellement la place. Ils tentent avec d’autres groupes
d’imposer leurs lois. Chacun essaye d’avoir le dernier mot.
Pourtant, il leur arrive de travailler ensemble. Mais les
vrais révolutionnaires, les premiers à avoir déclenché cette
belle révolution qui a fait parler d’elle partout dans le
monde, et qui ont créé le mythe de Tahrir, ont disparu de la
scène.
Les
murs conservent l’âme
La seule
chose qui a conservé l’âme de la révolution, ce sont les
murs. Les graffitis expriment et évaluent les diverses
étapes. « Les murs ne font pas peur à la police,
n’intéressent ni les enfants de la rue, ni les voyous, c’est
notre seul espace libre et il est à nous », dit Rami, jeune
révolutionnaire qui se rend tous les vendredis avec des amis
pour admirer les derniers dessins, les photographier pour
s’en servir comme documentation. « C’est ce qui reste
d’original sur la place. On vient capter le génie de
l’instant de la révolution sur ces murs », poursuit Rami.
Même les barricades qu’on a construites pour bloquer les
rues et empêcher les gens d’accéder à Tahrir ont été
recouvertes de dessins illustrant des rues goudronnées, des
trottoirs bien entretenus. Ce qui frappe, c’est le nom qu’on
a donné à l’une d’elles : Une rue sans mur.
Et s’il
existe encore des personnes fidèles à la place malgré les
changements et le danger, beaucoup d’autres ont peur d’y
aller pour ne pas être déprimés ou attristés. « Je ne
pensais pas avoir un jour peur de venir à la place Tahrir,
là où on a osé briser notre silence et vaincre notre peur »,
dit Safeya, 33 ans, tout en se souvenant de la photo de la
fille dénudée sur cette place et qui a fait le tour de la
planète.
Loin de
l’atmosphère insipide et floue qui règne actuellement à la
place Tahrir, les escaliers du syndicat des Journalistes et
ceux de la Cour suprême témoignent d’une grande ébullition.
La scène des révolutionnaires criant haut et fort leurs
slogans et revendiquant leurs droits qui ne diffèrent pas de
ceux qui se répétaient à la place, il y a un an, donne de
l’espoir. « Le départ de ces manifestants de la place Tahrir
qui a été comparée à La Mecque, il n’y a pas si longtemps,
peut donner la fausse impression que la révolution s’est
achevée. Mais la réalité est que même si les endroits
changent, les gens, les idées et les principes restent les
mêmes », dit Rim Gamal, activiste, en affirmant qu’une autre
vague de révolution est inévitable et sera plus forte que la
première. C’est seulement à ce moment-là que la place sera
restituée aux vrais révolutionnaires .
Hanaa
Al-Mekkawi