Eau.
La Libye a profité du Forum mondial de l’eau pour lever le
voile sur son mystérieux projet d’extraction d’eau fossile.
Une initiative controversée qui relance le débat sur la
crise de l’or bleu.
De l’eau dans le désert
Alors
que le Forum mondial de l’eau mettait justement l’Afrique au
centre de ses priorités, la Libye a dévoilé cette semaine, à
Istanbul, les détails d’un gigantesque projet de
récupération d’eau. L’installation, baptisée Great Man-Made
River Project ou GMR, est quasiment arrivée à terme. La
situation de stress hydrique en Libye, et plus généralement
en Afrique, a vivement encouragé cette initiative. Avec 800
000 immigrés, la Libye compte 5,7 millions d’habitants, dont
la majorité sont répartis dans les baladiyats
(circonscriptions administratives) du littoral. Le reste du
pays n’est que partiellement occupé. Les conditions
climatiques que connaît la Libye sont dans l’ensemble
caractérisées par une chaleur extrême et des pluies rares et
irrégulières. Les régions désertiques et subdésertiques,
représentant la quasi-totalité du territoire, reçoivent peu
de précipitations. Le besoin total annuel en eau du pays est
aujourd’hui évalué entre 4 et 5 milliards de m3, qui
contraste avec le peu de précipitation. Depuis les années
50, les demandes en eau dans l’ensemble des pays
méditerranéens ont doublé, et elles pourraient s’accroître
davantage dans les années à venir, causé par une croissance
démographique toujours plus forte.
Vient s’ajouter à cela le réchauffement climatique qui tend
à aggraver la pression sur les ressources et à les rendre
plus difficile d’accès. Avec le risque que 290 millions de
personnes soient en situation de pénurie d’eau d’ici 2050,
contre 60 millions aujourd’hui.
En dépit de son nom, le Great Man-Made River Project n’a
rien d’une rivière. Concrètement, il implique l’installation
de 4 000 km de gigantesques « tuyaux » de 4 mètres de
diamètre qui permettent d’acheminer l’eau pompée dans le
désert jusqu’à la côte nord du pays, où vivent la majorité
des habitants. Lancé au début des années 1980 par le
dirigeant libyen Mouammar Kadhafi comme un moyen de parvenir
à l’auto-suffisance alimentaire, ce projet a été présenté
dans des brochures distribuées lors du Forum mondial de
l’eau comme la « huitième merveille du monde ».
Malgré son gigantisme, le projet est mené, depuis de
nombreuses années, dans une relative discrétion et reste
assez mal connu. Il avait d’ailleurs alimenté diverses
rumeurs, notamment dans les médias occidentaux, selon
lesquelles les tuyaux stockaient des armes chimiques. «
C’est la première fois, lors d’un Forum mondial de l’eau,
que nous avons une présentation (de ce projet) par nos
collègues libyens », a déclaré Andras Szollosi-Nagy, de
l’Unesco, qui a salué la transparence de la présentation.
L’eau douce serait extraite à 500 mètres de profondeur par 1
300 puits. Coût de ce plus grand projet d’irrigation au
monde : plus de 33 milliards de dollars, incluant
l’investissement initial et les coûts d’entretien sur 50
ans. Pour Fawzi Al-Sharief Saeid, responsable libyen de la
gestion des eaux souterraines, « les études ont montré que
le projet était plus économique que les autres alternatives
», telles que la construction d’usines de dessalement ou
l’importation d’eau depuis l’Europe. Selon les études
libyennes, 4 860 années de réserves en eau souterraine
seraient disponibles pour la Libye mais aussi pour les trois
autres pays potentiellement concernés : le Soudan, le Tchad
et l’Egypte.
Si l’initiative a été saluée par des membres de l’Unesco
pour la transparence de sa présentation, il a également
soulevé la perplexité chez nombre d’experts qui s’inquiètent
des conséquences environnementales et économiques d’une
opération d’une telle ampleur. Certains, comme Mark Smith,
spécialiste de l’eau à l’International Union for
Conservation of Nature (IUCN), redoutent l’exploitation
intensive d’une eau « fossile » emmagasinée depuis des
millénaires et qui ne pourra jamais être remplacée dans un
Sahara aux très maigres précipitations. D’autres estiment
l’investissement disproportionné, redoutent les réactions
des voisins de la Libye et craignent une surenchère dans le
pompage de cette eau du désert jusqu’à présent préservée.
Qualifié de pure folie, le GMR, dont les deux tiers sont
achevés, serait pourtant économiquement viable et ne devrait
susciter aucun conflit, a assuré Fawzi Al-Sharief Saeid. En
revanche, pour Eugenia Ferragina, spécialiste des questions
de l’eau au Conseil de recherche national italien, le projet
de Kadhafi est « absurde d’un point de vue économique » et
crée une source de tensions potentiels avec les pays
voisins. « Cela peut devenir une course au pompage, une
course pour voir qui arrive à extraire l’eau en premier »,
a-t-elle expliqué aux médias. Le GMR représente donc une
belle opportunité pour subvenir aux besoins dans l’urgence,
mais ne fera probablement pas de miracles sur le long terme.
Maude
Girard