Expositions. Illustrateur pour enfants, Ihab Chaker est aussi peintre pour adultes. Deux rôles qui ne semblent finalement pas si éloignés l’un de l’autre.

 

Aux portes de l’enfance

 

Le joueur de jacquet a perdu son dé, puis l’a retrouvé ; et le clown, en jonglant, est tombé par terre. Mais il sourit, hilare : c’est un clown. Les toiles et les aquarelles d’Ihab Chaker ne sont finalement pas si éloignées de ses illustrations pour enfants : toujours drôles et pleines d’humour, même dans la tristesse et la tragédie.

Les enfants d’un côté, les adultes de l’autre : qui est le plus difficile à contenter ? « Les enfants bien sûr, répond l’artiste. Car pour écrire ou dessiner pour les enfants, il faut se faire enfant ». Et voilà cinquante ans qu’Ihab Chaker se fait enfant pour peindre, illustrer, écrire, imaginer et inventer des petites histoires, des dessins ou des pièces de théâtre pour les plus jeunes.

En 1970, ses peintures sont exposées à Kyoto, pour les adultes cette fois. Puis elles iront à Vienne, à Paris ou à Rome. Aujourd’hui en 2009, c’est au Caire qu’il expose, à la galerie Safarkhan. Les enfants sont invités mais l’aquarelle de l’éléphant au chapeau rouge avec un oiseau sur l’oreille est destinée à un public majeur, bien entendu. Tout comme le voltigeur sur son cheval blanc qui est triste, la tête à l’envers. Une tête triste c’est bien l’inverse d’une tête contente. Mais quand la tête est à l’envers, la grimace devient sourire et l’équilibriste n’est plus triste : il sourit. Même le chat qui est sur la tête de l’équilibriste ne comprend plus rien, car les larmes de l’équilibriste coulent vers le haut. Est-il triste alors ? Un enfant se poserait sûrement moins de questions.

Ihab Chaker aime jouer avec le sens et avec ce qui bouge et qui tourne, comme les derviches tourneurs, par exemple. D’ailleurs, le vieux joueur de luth avec un tarbouche à la tête possède un corps à bascule, comme les fauteuils. S’il chante trop fort, il risque de tomber : la bascule est posée sur un socle rond, l’équilibre est périlleux.

Il n’y a pas de prétention dans l’œuvre d’Ihab Chaker, juste des personnages qui volent, qui dansent, qui tournent. Dans les années soixante, les visages étaient cependant moins joviaux, ils avaient la nostalgie triste du clown qui pleure, les couleurs étaient plus sombres, les formes moins élancées et le mouvement était figé. « Cela était dû au rigorisme de l’école des Beaux-arts », explique-t-il. Rigorisme dont il s’est aujourd’hui affranchi, à en juger par ses dernières créations. Avec le temps, plus de rythme est apparu, plus de musique aussi. Cette musique qui tracasse tant l’artiste par ses aspects inconnus, « pas encore révélés ». Peindre la musique est devenu un vieux rêve pour Chaker qui voulait, à vingt ans, dessiner un des opéras de Rachmaninov. L’idée fut abandonnée. Les formes sont, quant à elles, devenues plus rondes, plus charnelles, plus féminines. Les corps plus aériens, l’imagination toujours plus débordante.

Une musicienne à trois mains, un lion dont les bras sont des jambes et vice-versa ou un vendeur de pommes désarticulé, les personnages de Shaker ne possèdent pas de squelettes. « Ils sont souples » dit-il, sans os. Pourtant ils restent équilibrés, étrangement réalistes malgré leur difformité. Le rythme est aussi omniprésent dans les aquarelles : « celui qui vient du cœur et qui comble le temps ». Car pour l’artiste, le « temps est divisible et le mouvement c’est le temps ». Étrange conception qui amène le spectateur à se demander combien de temps s’écoule dans le mouvement de telle ou telle peinture. Parfois c’est un moment si furtif, d’à peine une seconde, qu’il serait imperceptible s’il n’était rendu immobile par le pinceau du peintre.

La peinture de Chaker, c’est un voyage en enfance mais dans une enfance où la naïveté aurait disparu et où il ne resterait que le rêve et l’imagination. Un rêve qui parfois fait sourire ou parfois rend triste, mais qui nous éloigne inexorablement des lois matérielles qui nous entourent. Un monde d’imagination sans limite mais chargé de secrets et de mystères qu’il est impossible de découvrir. Un monde qui finalement n’est pas si éloigné du notre.

Alban de Ménonville

 

 

Jusqu’au 23 mars,

à la galerie Safarkhan.

6, rue Brésil, Zamalek.

Tous les jours de 10h à 14h et de 17h à 20h

(sauf le dimanche).