Quand elle est née la veille de la Révolution, le monde de faste de ses parents et grands-parents est sur le point de disparaître. Samia Seragueddine quitte l’Egypte pour les Etats-Unis, et doit alors affronter le passé et se tisser un avenir. Elle choisit d’exorciser ses démons via l’écriture.

Une tisseuse de mémoire

C’est dans la rue hicham pacha, au numéro 10, une petite rue boisée et cossue de Garden City, qu’est née Samia Seragueddine. La merveilleuse villa belle époque, imaginée par un architecte italien au début du siècle, qui émerveille par ses colonnades de marbre rose et ses lustres dégringolant de pampilles de cristal, a été le théâtre d’événements politiques qui ont métamorphosé le visage de l’Egypte à tout jamais. Fouad Seragueddine, fils aîné du pacha et oncle de Samia, y établit les quartiers généraux officieux du parti Wafd, et la maison devient un lieu d’effervescence politique. La Révolution nassérienne de 1952 signe l’arrêt des activités politiques de la famille, le parti est supprimé et la classe aisée et occidentalisée d’Egypte est expropriée. Cet anéantissement, Samia Seragueddine le relate dans son premier roman, The Cairo House, publié en 2000 aux éditions Syracuse. « Lorsque, après moult réflexions, j’ai décidé que le titre de mon roman serait The Cairo House, l’histoire a pris la tournure et la consistance que je désirais », explique la romancière. C’est à travers le prisme de cette luxueuse demeure familiale que Samia Seragueddine détaille, scrute et raconte les expériences les plus traumatisantes comme les plus légères et cosmopolites. Mais reprenons au commencement, car non seulement sa vie mérite que l’on s’y attarde, mais elle est aussi la clé pour décoder son travail d’écrivaine. « Je suis née la veille de la Révolution de 1952 », raconte Samia dans un anglais exquis, à peine irrité par une pointe d’accent américain. « Je n’ai donc jamais eu une vie idéale, comme celle de la génération de mes parents, qui baignaient littéralement dans le luxe et la tranquillité ... Les confiscations foncières ont débuté en 1952, le lendemain du coup d’Etat militaire, cependant nous avons pu conserver un style de vie en tout point luxueux jusqu’en 1961 ». Son regard s’assombrit. Et elle reprend : « Et puis, subitement, tout nous a été confisqué … J’ai vu le monde se déliter devant mes yeux d’enfant ». Le temps béni où gastronomie égyptienne, gouvernantes françaises, écoles anglaises et baouabs (concierges) nubiens se mêlaient dans un cosmopolitisme exacerbé sombre alors dans le passé lointain.

 « J’ai quitté l’Egypte à 20 ans pour poursuivre des études en Angleterre ». Elle obtient un MS en politique à l’Université de Londres, puis s’envole pour l’Amérique avec sa famille. Tel le caméléon, maître dans l’art du camouflage, elle occulte son passé d’Egyptienne pour enfiler l’uniforme de l’Américaine bon teint, qui survit à l’inertie des dimanches en grattant la terre et en déracinant les mauvaises herbes. « J’ai compartimenté très rigoureusement ma vie à cette époque, et j’ai laissé les effluves de poussière et de jasmin dans un coffre scellé, inaccessible ».

Elle écrit bien sûr des essais politiques, des critiques littéraires, des nouvelles qui seront publiées par des éditeurs universitaires … « Depuis toujours, l’écriture a été mon échappatoire, ma façon de m’exprimer ». Elle écrit son premier roman de 224 pages relativement tard, et le publie en l’an 2000. Elle dit de ce travail littéraire, qui mêle fiction et éléments autobiographiques de la période chaotique de son enfance, qu’il a « réconcilié mon passé et mon présent …, grâce à lui, j’ai pu retrouver la voix qui s’était éteinte … ». Ses fréquents voyages en Egypte la distanciaient davantage de sa vie d’avant, « tout part en fumée, les derniers fils qui me relient au passé sont rongés et cassent, les uns après les autres ». Or, elle a le sentiment d’avoir un devoir de mémoire envers ses deux fils, qui ne pourront jamais se rendre compte de ce qu’était sa vie. Son éditeur a bien essayé de la faire plier en lui conseillant de se lancer dans une autobiographie, bien plus alléchante pour le lectorat qu’un roman historique hybride. « J’ai refusé de me lancer dans une autobiographie, car sa nature est telle qu’elle ne peut se permettre d’explorer le chemin non emprunté. La fiction offre une plus grande liberté de ton, permet un recul indispensable ». Un sourire se dessine timidement sur ses lèvres. « En laissant le flou et la fiction se mêler au réel, j’ai voulu éviter de blesser les gens de mon entourage, tout en continuant à me protéger derrière le paravent du doute … ». La métaphore du caméléon qui rampe et s’enroule dans un certain nombre de ses écrits commence à s’effilocher avec la parution de ce livre. La « Hockey mum » de Caroline du Nord qu’elle s’était efforcée de devenir vole en éclats alors que son enfance resurgit. La parution de son premier roman signe la réconciliation entre ses vies, parfois malmenées, entre ses deux moitiés en conflit. Un autre événement va accélérer sa reconstruction identitaire : le 11 septembre 2001. « J’ai eu le choix, à ce moment-là, de renier l’islam ou d’affirmer ma foi, tout en condamnant les actes terroristes sanglants qui ont endeuillé les Etats-Unis … J’ai penché pour la deuxième solution », raconte la romancière, se remémorant visiblement le caractère soudain et irréversible de cette nouvelle identité recomposée. Ses fréquentations et ses voisins s’étouffent de surprise en faisant la connaissance de cette nouvelle Samia, « ce genre de musulmane », les entend-elle murmurer. Immédiatement après le 11 septembre, Samia pressent que le dialogue va se durcir entre les musulmans et les chrétiens des Etats-Unis, et co-fonde un groupe de discussion, « Américains et musulmans pour le dialogue interculturel », afin de promouvoir les droits civiques et la compréhension mutuelle. Elle, qui jusqu’à l’anéantissement métallique des tours du World Trade Center, pratiquait sa religion dans la plus totale intimité, multiplie les conférences sur l’islam, tout en mettant un point final à sa construction identitaire. L’invasion américaine en Iraq de mars 2003 déclenche l’écriture de son roman La fille du Naqib, un roman historique qui se déroule pendant la campagne de Napoléon Bonaparte en Egypte. Mais quel lien, aussi tenu soit-il, l’a-t-il mené de l’invasion américaine à l’Expédition française en Egypte entre 1798 et 1801 ? Elle répond, calme et réfléchie : « J’ai eu beaucoup de mal à accepter l’invasion américaine en Iraq, je me suis donc plongée dans des lectures historiques pour tenter d’y voir plus clair ». Les parallèles entre ces deux conflits sont saisissants. Ces conquêtes se sont toutes deux drapées du manteau de la démocratie, et ces invasions se sont dites « libératrices ». Du joug d’un dictateur pour l’un, de l’occupation mamelouke pour l’autre. Le Caire a eu sa « green zone », située sur l’esplanade de l’Ezbékieh qui s’articulait autour du Tivoli. Les Français s’y sont rapidement réunis, ont érigé de murailles autour et ont recréé un petit Paris au beau milieu du Caire. L’incompréhension culturelle, qui s’est rapidement muée en rejet pur et simple de l’autre, est un autre aspect qui caractérise ces deux conflits. « Il faut quand même préciser que Napoléon était à l’époque bien plus préparé et plus familier de la culture et des coutumes moyen-orientales que Georges Bush. Il avait rédigé une nouvelle avant que l’Expédition ne s’ébranle intitulée Le Masque du prophète qu’il a distribuée aux quatre vents lors de son installation en Egypte ». Si le genre du roman historique s’est à nouveau présenté à elle comme une évidence, c’est qu’il lui offre la liberté de la prise de recul. « Il en va de même pour l’histoire de ma vie en Egypte, conclut-elle. J’écris ces romans depuis la Caroline du Nord, en tout point déconnectée de l’Egypte. Ce recul est, pour moi, indispensable à la création littéraire, j’ai besoin d’être dissociée du contexte pour capter ma mémoire ». La publication de son prochain recueil de nouvelles est prévue pour l’été. D’ici là, la romancière va retrouver la fraîcheur de l’air de Caroline du Nord. Dorénavant, quand on lui pose la question somme toute banale « qu’est-ce qui vous amène dans notre bourgade ? », elle répond, soulagée : « 224 pages, pour être exacte ».

Louise Sarant

 

Jalons

1952 : Révolution des Officiers libres. Samia naît à la même époque.

1961 : Sa famille est dépossédée de tous ses biens et de ses propriétés terriennes et bancaires, certains membres de sa famille sont jetés en prison.

1971 : Elle quitte l’Egypte et va poursuivre des études de politique à Londres.

1980 : Elle s’installe aux Etats-Unis avec sa famille.

2000 : Sortie de le version anglaise de The Cairo House, son premier roman.

2004 : Sortie de la version française du même roman.

2009 : Lancement en exclusivité de The Naqib’s daughter pour la Foire du livre du Caire, sortie officielle chez l’éditeur à Londres dans quelques jours.