Choukri Azer,
pneumologue, lauréat du Prix du combattant du mouvement des
Egyptiens contre la corruption, lutte toujours, malgré son
âge avancé, pour promouvoir les droits des citoyens.
Le médecin combattant
« Médecin des pauvres », c’est à ce titre qu’il occupe une
place privilégiée dans le cœur des patients qui affluent à
sa clinique, située rue Al-Galaa, pour trouver un
soulagement des crises asthmatiques ou des maux que d’autres
n’ont pas su clairement diagnostiquer.
Une dame lève la main vers le ciel pour le remercier. Après
avoir souffert pendant une année de crises de toux qui
l’emportaient dans un vertige sombre, elle a consulté le Dr
Choukri comme un ultime espoir. Il a repéré un trou dans la
paroi qui isole l’œsophage de la trachée et empêche les
aliments de s’infiltrer dans les poumons, et lui a prescrit
le traitement adéquat.
L’utilité pour les autres tient pour lui d’examen de
conscience. « L’intelligence, le travail, la sécurité
doivent servir à se solidariser avec les autres, partager
leurs problèmes et les aider à les surmonter. Les efforts
conjoints gomment les ombres, aplanissent les difficultés »,
proclame-t-il. Promoteur de la médicalisation à faible coût,
il l’eut été toute sa carrière. « Médecin des pauvres », «
Jongleur scientifique des pathologies difficiles » sont des
attributs dont on le désigne. Il a été promis à ce destin
depuis son jeune âge.
Fraîchement gradué de la faculté de médecine de Aïn-Chams,
il fut dépêché à la campagne, dans un centre de soins du
village de Maghagha. Il recevait le matin les pauvres
villageois auxquels il dispensait des soins à coût modique
et des médicaments gratuitement. Le soir était réservé aux
clients riches qui revendiquaient le même traitement de
faveur prodigué aux pauvres, mais Choukri s’y opposait. «
Eux avaient le luxe de se rendre en ville en voiture pour se
faire soigner. Mais les pauvres ne disposaient pas des mêmes
moyens », explique-t-il. Il eut des détracteurs et des
jaloux à la campagne, mais cela importait peu, car il avait
la sympathie des pauvres.
La générosité de son âme et son esprit lucide lui
permettaient de comprendre les besoins et les nécessités des
autres. Bien que non spécialiste en gynécologie, il a pu
guérir une jeune villageoise de stérilité, en lui
prescrivant un traitement hygiénique pour limiter les
sécrétions du vagin qui empêchaient l’ovulation. « Pour
payer mes services, elle m‘a offert une oie et quelques œufs
», dit-il sur un ton reconnaissant. « Il se rit des plaies
celui qui n’a jamais reçu de blessures », estime-t-il, avec
une lueur qui traverse soudainement son regard. Ce dicton
traduit bien sa longue expérience de la souffrance.
Il fut initié très tôt aux idées de gauche par le discours
de Salama Moussa, surtout son sens de l’équité et de la
démocratie. A partir de ce discours, lui, un jeune replié
sur lui-même, préoccupé par les problèmes des pauvres, car
il l’était lui-même, s’invente une nouvelle jeunesse, un
nouveau destin. « J’ai beaucoup appris de Salama Moussa. Je
lui dois de devenir conscient que vivre c’est espérer,
travailler, mais c’est aussi remettre de l’ordre »,
avoue-t-il.
A la faculté de médecine, il participe à la vie active de
ses camarades et à la rédaction des journaux d’étudiants, où
il expose ses idées de gauche. D’où son entrée en conflit
ouvert avec les adeptes de la Confrérie musulmane qui
s’acharnent à imposer leurs idées fanatiques. A cette
époque, la Révolution n’était pas favorable à la gauche,
surtout sous l’égide du président Mohamad Naguib, qui
appuyait les agissements de la confrérie. La sympathie pour
la gauche vaut à Choukri deux ans de prison ferme. Mais il
n’est pas dissuadé pour autant. Il s’insurge de nouveau
contre les visées extrémistes des Frères musulmans, qui
menacent d’entraîner le pays vers une régression. Mais
l’aversion du régime contre la gauche était manifeste et il
fut écroué à nouveau pour quatre ans et empêché de passer
son concours final en médecine.
Un brin de douceur anime sa vie, toutefois, avant sa
détention. Il rencontre Souad, étudiante en droit, et s’en
éprend. Elle devient sa muse, vulnérable mais refuge. Elle
croit en lui et accepte sa vie de militant pour la justice
et l’égalité entre les hommes. C’est différent, mais c’est
bien difficile. En prison, Choukri rencontre Louis Awad,
Lotfi Al-Kholi et Alfred Farag, et l’expérience le mûrit. Le
récit de sa détention est une satire implacable contre les
fanatismes religieux et politiques. Il fustige la veulerie
de ceux qui obéissent passivement à l’autorité, en renonçant
à leur faculté de juger. Ainsi, il est amené à formuler une
opinion éclairée sur les rapports de force entre le régime
et les Frères musulmans à l’époque présente. « Le système
actuel réduit la liberté de participation politique de la
population et empêche la reproduction de nouvelles élites
dirigeantes, de peur de laisser la scène libre à la conquête
des Frères musulmans. Or ceux-ci, une fois au pouvoir, vont
pasticher de façon incroyablement identique le mode de
gouverance du système qu’ils contestent », estime Choukri. «
Seule la démocratie peut permettre au peuple de dessiner le
contrepoint lucide de ces erreurs et ces servitudes au
pouvoir », ajoute-t-il.
Raconter s’apparente pour lui à une ligne de crête entre
vouloir dire et lâcher prise. Il s’abandonne au souvenir de
sa première affectation à l’hôpital de pneumologie de
Abbassiya, où il passe toute sa carrière. Après les années
difficiles de détention et de dur labeur à la campagne, son
beau-frère, Mounir Al-Tawil, médecin, décide de lui faire
savourer les délices d’une vie détendue à la ville. Il le
recommande auprès d’un ami, sous-secrétaire d’Etat au
ministère de la Santé, qui lui propose d’exercer la
psychiatrisation ou la pneumonie dans l’un des hôpitaux
publics. Choukri opte pour la dernière et commence le
travail à l’hôpital de Abbassiya. Là, il se penche
sérieusement sur les problèmes des asthmatiques et invente
un remède qui apaise leurs crises aiguës. Il associe une
dose de cortisone au médicament qui leur est habituellement
administré pour empêcher la détérioration des parois des
poumons sous l’effet d’un traitement prolongé.
Découvrant la supercherie du monopole des grandes compagnies
sur l’importation et la diffusion de médicaments coûteux, il
fait promouvoir deux remèdes efficaces, fabriqués localement
à faible coût, le Remactan et le Refaldine, qui épargnent
aux malades une hospitalisation et des soins excessivement
chers. Il devient réputé pour ses recherches dans ce champ
médical, qui sont citées dans les conférences
internationales, où il participe à ses propres frais. Lors
d’un déplacement, il rencontre le patron d’une grande
compagnie de produits pharmaceutiques, Hossam Mohamad
Tawfiq, fils de Mohamad Tawfiq pacha, Wafdiste, qui
sponsorise désormais ses voyages scientifiques. « J’étais
assuré d’avoir accès aux trois repas quotidiens par mes amis
riches qui m’y invitaient », dit-il sur un ton amusé. Sans
cesse, une lueur discrète vient illuminer son regard qui
capte la vie avec un appétit réjouissant comme s’il « bouffe
du paysage ». Il publie ses recherches et un ouvrage sur le
danger de fumer chez les jeunes et les femmes, les plus
grands fumeurs. « Les jeunes fument pour afficher leur
virilité et les femmes pour l’émancipation », explique-t-il.
Il trouve un humour décapant pour raconter une petite fable
à sa petite fille, Nada, afin de la distraire d’une scène
triste. Un jour, ils assistent à la torture d’un âne, qui
tire leur carrosse, par son propriétaire. L’animal est
blessé et Souad, l’épouse de Choukri, réprimande violemment
son patron. Choukri improvise alors un conte pour rassurer
sa petit fille. « J’étais un âne, lui dit-il, pauvre et
malmené par mon patron. Je dormais dans la rue et me
nourrissais peu. J’ai décidé un jour d’abandonner mon
travail aux côtés de ma mère, épuisée par les charges de
pastèques qu’elle devait transporter tous les jours. Je suis
entré en médecine pour soigner les asthmatiques qui étaient
aussi défavorisés que moi ». Ce conte prend le titre,
J’étais un âne, et un ami de Choukri, caricaturiste à
Al-Ahram l’y publie. L’ouvrage a eu un prix de littérature
pour enfants.
Choukri a parfois les accents exaltés de son intelligence et
du militantisme de ses jeunes années. A soixante-dix ans, il
renoue avec le jeune militant qu’il était dans les années
1950. En 2004, il assiste désemparé à l’appropriation du
gouvernement des fonds de l’Organisme des assurances
sociales sous forme de crédits à peu d’intérêts et sans plan
fixe de remboursement. « Le gouvernement s’est attribué ces
ressources pour combler le déficit flagrant de son budget
génital et financer ses structures fondamentales. Ainsi 92 %
du financement de celles-ci étaient prélevées sur les
pensions de retraite des citoyens modestes. Alors que Ahmad
Ezz, et autres titans du marché, n’en fournissaient que 8 %
», déplore Choukri. « Depuis, les voix se sont multipliées
pour dissoudre l’Organisme des assurances sociales, pour
supprimer officiellement le droit légitime de tout un chacun
à l’assurance sociale », élucide-t-il. Il s’exerce dès lors
à plein à même les flammes de l’événement pour dénoncer
cette stratégie redoutable qui sert l’usurpation des fonds
privés des cmitoyens par le gouvernement. Avec une dizaine
d’amis, il crée le Comité populaire de la défense des fonds
d’assurance sociale et des droits y correspondants. Ils
agissent, luttent, témoignent et, toujours en mouvement,
imaginent les libérations à venir. « Notre but est de
fédérer savoirs et efforts pour faire promouvoir une idée de
droit, de la nécessité de lutter pour l’obtenir et le
défendre par tous les moyens. Grèves, procès,
manifestations, mobilisation des médias, sensibilisation et
information du public doivent servir ce dessein », proclame
Choukri. Il pense qu’il est urgent de créer des réseaux et
des associations pour débattre en toute liberté de ce qu’il
faut faire pour la défense des droits. « Les ouvriers du
textile de Mahalla, lorsqu’ils se sont ligués, ont obtenu
certaines revendications. De même, les fonctionnaires des
impôts fonciers ont fait reconnaître leurs droits en
organisant un sit-in prolongé près de leur ministère », dit
Choukri. Il évoque cette attitude de résistance propre aux
Egyptiens. « Ce peuple est très lucide et conscient des
problèmes et fardeaux dont on l’accable pour le tenir en
silence. Les dirigeants qui se sont succédé à la tête du
pays depuis Mohamad Ali l’ont toujours privé de la
possibilité d’apprendre et de se cultiver pour enrayer sa
colère. Mais il résiste avec une endurance légendaire, et
quand il décide d’obtenir un droit, il y plie ses dirigeants
». Ces activités militantes ont valu récemment à Choukri le
Prix du combattant du mouvement des Egyptiens contre la
corruption. Depuis, il reçoit un immense courrier de gens
lui exposant leurs plaintes et lui demandant de les aider.
Il compte le faire croyant fermement qu’« un changement de
civilisation est en cours. Il s’inscrit dans un autre temps.
Le temps de la justice et des droits acquis et défendus dans
l’égalité et la démocratie ».
Amina
Hassan