Le roman de l’écrivaine marocaine Mouna Hachem, Les Enfants de la chaouia, s’ouvre
sur la mort du père. La narratrice y impose sa présence pendant l’enterrement,
aux côtés des hommes de la famille.
Un cimetière comme un autre
Aux
premières lueurs de l’aube, Hiba a ouvert les yeux avec la sensation effroyable
de quitter un cauchemar pour se réveiller dans un autre. Son père est mort
hier, et elle a dormi. Mal. Mais elle a dormi. Elle ne l’aurait jamais cru
possible.
Un peu
plus tard dans le salon, tout le monde était attablé pour le petit déjeuner. Pain
chaud, beurre au miel, thé, café au lait. Dans la chambre à coucher des
parents, des hommes procédaient à l’ablution rituelle du défunt ; pendant que
dans la cuisine et le jardin, des parentes épluchaient les légumes au son des
sanglots des femmes et des mugissements de la vache prévue pour le couscous de
la soirée.
Il y
avait encore plus de monde que la veille. Les hommes se préparaient à
accompagner le défunt à sa dernière demeure.
Comme
le cimetière des Martyrs, Chouhada, l’un des plus illustres de Casablanca
affichait complet, Boubker, un collègue bien placé s’était proposé de faire
intervenir une personnalité de ses connaissances pour l’y faire enterrer. Le
piston jusque dans la mort. Ali n’aurait jamais accepté cela. Le cimetière de
son village, à dix-huit kilomètres au sud de Casablanca ferait certainement la
même affaire.
Ce
sera chose faite, accompagné des hommes qu’il avait connus, les femmes n’étant
pas autorisées à visiter la tombe qu’à partir du troisième jour.
—
Pourquoi je n’aurai pas le droit d’y aller ? demanda Hiba à Omar, le plus jeune
de ses oncles.
—
C’est comme ça. C’est la tradition. Les femmes ont tendance à pleurer, à crier.
Tout le monde sait que les larmes des femmes brûlent le mort jusque dans sa
tombe.
— Je
ne crierai pas, mais personne ne pourra m’empêcher de pleurer ou d’assister à
l’enterrement de mon père.
Ne
désirant pas palabrer pendant des heures devant la ferme volonté de sa nièce,
Omar envoya son demi-frère pour l’intimider.
Avec
sa haute stature, ses cheveux blancs, sa voix de ténor et sa petite fortune,
Abdelhadi en imposait à tous dans la famille, petits et grands, qui le
désignaient par le surnom mi-affectueux mi-ironique de John Wayne de Médiouna.
Pourtant,
il ne leur avait jamais fait peur, ni à elle ni à ses sœurs. Enfants, quand
elles se rendaient chez leur grand-mère, elles ne pouvaient s’empêcher de
visiter la propriété mitoyenne de leur oncle pour se livrer à toutes sortes
d’amusements. Elles déballaient et éparpillaient des ballots de paille entiers
qui servaient d’amortisseurs a leurs chutes d’en haut de la meule destinée à la
vente, jouaient à cache-cache dans les champs de blé ou de maïs, saccageaient
les potagers pour le plaisir d’arracher des navets ou des choux-fleurs,
poursuivaient pendant des heures les malheureux paons afin de leur arracher
quelques plumes qui finissaient souvent dans la poubelle, à cause de leur
mauvais œil, après avoir transité par tous les vases de la maison.
Chaque
fois que l’oncle constatait des dégâts, il réprimandait sévèrement ses autres
neveux, mais jamais elles, par respect pour Ali, mais aussi parce qu’elles
n’étaient, selon lui, que de pauvres filles, incapables de se livrer, sans
meneur, à de telles monstruosités.
Aujourd’hui,
Abdelhadi avait encore pris sa grosse voix de petit élu de campagne cherchant à
impressionner son auditoire :
— Dans
notre famille, personne n’a jamais vu une seule femme assister à un enterrement
!
— Et
bien, ça sera la première fois. De toutes les personnes qui sont là, je suis
quand même bien placée pour lui faire mes adieux, pour la dernière fois.
Elle
le cloua là et monta dans sa vieille 4 L. prête à faire partie toute seule du
convoi mortuaire s’il le fallait, quand Kacem, le meilleur ami de son père, lui
fit signe enfin pour qu’elle l’accompagnât sans sa voiture.
Le
long de la route, Hiba n’avait prononcé aucun mot. Son regard happait ces gens
qui marchaient, parlaient, riaient. Pour elle, la Terre était arrêtée.
La
ville continuait désespérément à se prolonger, obéissant au besoin primaire de
loger : Jamila 1, Jamila 2, Jamila 3, Jamila 4, Jamila 5, Jamila 6 … Salmia 1,
Salmia 2, Salmia 3 …
A
Casablanca, quand les quartiers étaient chic et spacieux, ils prenaient les
appellations de dirigeants ou d’ex-dirigeants, de militants nationalistes, de
figures illustres tous azimuts. Quand ils étaient disgracieux, on tentait de
les enjoliver par des désignations pour les moins surprenantes : Hay El Farah,
Hay El Hana, Hay Saâda. Quartier de la joie. De la sérénité. Du bonheur. Mais
souvent, il n’y avait pas de noms, juste une succession de matricules qui en
disent long sur le mépris de ceux qui lésinent jusque sur les noms bien pensés.
Hiba
ne pouvait détacher ses yeux de ces défilés de lotissements hideux qui bouffaient
chaque jour un peu plus la terre de ses ancêtres.
La
Tamesna. Terre Plate des Berbères Berghwata. La Chaouia, domaine des prairies
pour les pasteurs bédouins éleveurs de moutons. Halte obligée entre le nord et
le sud, sur la route des capitales impériales Fès et Marrakech. Et ses plaines
infinies qui ont séduit et sédentarisé jusqu’aux hommes les plus épris de la
liberté : les cavaliers voilés du désert, les nomades chameliers des profonds
confins, les chevaliers de la foi, les tribus bédouines venus d’Orient … Nul ne
résistait à cette immensité dans laquelle bruissaient, pour ceux qui savaient
les entendre, des appels mystérieux venus de loin. La aïta. Invocation mystique
et charnelle. Tellement confuse que l’on ne sait si elle vient de Dieu ou des
djinns, à l’image même de cette terre qui procure au gré de ses fantaisies
félicité ou dénuement.
Il n’y
a pas si longtemps encore, dans la tribu des Oulad Hariz, au milieu de cette
plaine monotone, Ghanem, son grand-père, a aiguillonné son âne en direction
d’un douar encore plus désolé que le sien pour y enseigner la parole de Dieu. A
Médiouna, porte de la Chaouia et sa casbah-garnison, sa colline pierreuse et
son marabout douteux.
C’est
que les temps étaient troubles et la foi menacée. Même la généreuse terre noir
de Tris n’était plus à ceux auxquels elle avait toujours été. Pourtant, cris de
révolte, bruits de guerre et rumeurs sans cesse amplifiées.
Vingt
enfants plus tard, sa terre d’exil ne vivait plus que par les grondements de la
ville. Casablanca. Dar El-Bayda. Ancien fief payant tribut au territoire des
Médiouna, aujourd’hui ville-pieuvre avalant sur son passage la mémoire des
anciennes tribus.
Re-baluchon,
qui sur une charrette, qui sur une mobylette, la tête échafaudant mille
projets, en guise de calmants pour panser les angoisses des destinations
incertaines.
Et
elle, après tous ces parcours et ces émotions, elle n’a jamais su si elle était
de Casablanca, sa ville natale ; de Médiouna, le village de son père ou des
Oulad Hariz, la tribu de ses ancêtres.
Tristement,
elle se dit que ni ses grands-parents ni son père n’ont suffisamment vieilli,
pour lui conter avec la sérénité de l’âge, l’histoire de leur vie, que la
pudeur et les soucis quotidiens ont tuée à jamais.
Et
l’absence des aînés qui perpétuent le souvenir, elle aurait voulu tisser le
roman d’un passé au gré de ses désirs. Bédouine, citoyenne de l’éphémère, sa
demeure redeviendrait une Nouala, un campement du désert, des fétus de paille
dressés jusqu’au vent de la nouvelle saison.
En
attendant, la campagne ne sentait pas les fleurs. Nul ruisseau ne coulait. La
brume du matin prenait ici la forme des vapeurs nauséabondes qui
obscurcissaient la lumière du jour. Une décharge publique. La honte infligée à
sa campagne. Une route gangrenée par plus de quarante hectares, obstruée par
des montagnes de créations humaines, lesquelles fermentaient au soleil
naissant, tout en distillant insidieusement leur jus aux nappes phréatiques à
des dizaines de kilomètres à la ronde.
L’air
était oppressant. Les oreilles de Hiba bourdonnaient comme sous l’effet de
mille mouches enragées, sous le regard bien réel de dizaines de mouettes qui
avaient largué la mer pour des nourritures plus fiables.
Un
homme surgit de nulle part devant un maigre troupeau de moutons à la laine
couleur ciment qui broutait dans la fange spongieuse des sachets en plastiques
; en même temps que des hommes déguenillés chargés de sacs de jute trifouillant
jusqu’aux coudes dans les tas d’immondices avec la mine chargée d’espoir des
chercheurs d’or.
Une
exhalaison pestilentielle montait des tréfonds de la terre. Qu’est devenue la
campagne de son père ? Que sont tous ces symboles qui portent les relents des
endroits maudits ?
Comment
pleurer les morts quand les vivants n’avaient que les ordures pour décor ? Fallait-il
fuir les lieux jusqu’à ce que disparaisse le moindre sachet frivole que rien ne
rattachait à la terre, ou alors affronter la réalité du camion déversant la
moitié de son chargement — l’autre moitié s’étant volatilisée au cours du voyage
— tout en négociant le prix de transport des voyageurs, qui poireautaient
philosophiquement, à côté d’un arrêt d’autobus !
Une
fois arrivée au cimetière, une espèce de cour de miracles semblait la
contempler de part et d’autre des murs affaissés. Dans un endroit où elle
aspirait au recueillement et à la paix, elle avait trouvé une foire, dramatique
et clownesque.
Pendant
que les hommes accomplissaient en plein air la prière des funérailles, Hiba
fixait, hagarde, des mômes curieux du bidonville mitoyen dont le principal
divertissement était le cimetière de leur village, deux ou trois estropiés de
maladie ou d’indigence, des mendiants tout court qui ne donnaient pas
d’explications.
Aux
côtés des tombes, envahies d’herbes folles, de déchets de toutes sortes, dont
quelques canettes de bière ou des excréments d’hommes bien frais, quelques
spécialités se formaient : les jeunes arroseurs, les peintres à la chaux, les
mini-jardiniers, toujours les mendiants et puis, les fqihs, commerçants
empressés d’une mauvaise récitation de la parole divine.
Face à
ce linceul blanc qui rejoignait la terre, les larmes de Hiba coulait
doublement, la mort de son père et sa solitude au milieu de l’hystérie.
Mouna Hachem
Mouna Hachem, écrivaine marocaine âgée de 40 ans, est titulaire d’un DEA en littérature comparée à la faculté des lettres de Ben Msick Sidi Othmane à Casablanca sur « La courtoisie française et la courtoisie andalouse au Moyen-âge ». Depuis 1992, elle a exercé dans les métiers de la communication (en tant que concepteur-rédacteur), et dans la presse écrite (comme journaliste et secrétaire générale de la rédaction) dans de nombreuses publications marocaines, parmi lesquelles Maghreb Magazine, l’Événement Magazine, Groupe Caractères, Maroc Hebdo, La Vie Economique. Auteure du roman Les Enfants de la Chaouia, une saga familiale, paru en janvier 2004, elle a publié en février 2007 Le Dictionnaire des noms de famille du Maroc, paru en autoédition.
Depuis avril 2008, elle est l’auteure d’une chronique hebdomadaire à l’Economiste, intitulée Chroniques d’hier et d’aujourd’hui, et anime une chronique quotidienne sur Radio Atlantic, sous le titre Secrets des noms de famille.