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Transports .
Dans les quartiers informels,
les transports publics sont souvent absents. Pour combler le
vide, des transports de fortune ont émergé engendrant un vrai
business en dehors de toute légalité.
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La
loi des marginalisés |
Les
ferry-boats sillonnent le Nil à longueur de journée. A Gueziret
Al-Warraq, c'est le seul moyen de transport qui relie cette
île à la capitale. Là, huit grandes embarcations font le va-et-vient
incessant d'une rive à l'autre. Composées de deux étages, chacune
peut transporter lors d'une traversée plus de 140 passagers.
Tous les quart d'heures, un wabour (bateau à moteur)
aborde ou prend le large. Bétail, bouteilles à gaz, denrées
alimentaires et autres marchandises sont chargés quotidiennement
à bord de ces bateaux qui fournissent en besoins essentiels
cette île isolée. Environ 50 bateliers assurent la traversée
entre les deux rives. Ils règnent en maîtres sur cette partie
du fleuve et ont même fixé leur propre tarif : 15 pts par
personne, 10 pts pour une bombonne de butagaz ou une bicyclette
et 5 L.E. pour le transport des meubles ou d'un trousseau de
mariée. « Nos ancêtres ont toujours exercé ce métier
qui se perpétue de père en fils. Ici, il n'y a pas de pont qui
relie les deux rives ».
Autour
de ce transport fluvial lucratif, d'autres activités prospèrent.
Des charretiers transportent des fruits et légumes provenant
de villages mitoyens à l'île. D'autres emmènent la récolte de
maïs cultivée à Warraq pour la vendre au Caire ou au Fayoum.
Des conducteurs de tricycle ou de camionnettes sont garés au
souk attendant les clients qui voudraient bien faire leurs courses
dans la capitale. Dans cette région, l'industrie du transport
est rentable. « Malgré la crise économique, nous arrivons
à faire des bénéfices. Nous travaillons dans un domaine vital,
car il touche le quotidien des individus », poursuit
Ahmad, 40 ans, charretier.
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Une
anarchie organisée
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Pour
dire que le business de transport populaire en tout genre ne
cesse de prendre de l'ampleur. Indice : les microbus continuent
d'envahir la rue égyptienne. 14 mille véhicules circulent tous
les jours au Caire. Selon une source qui a préféré garder l'anonymat,
le quota de la « carta » de microbus (taxe
imposée par des baltaguis) au cours des 10 derniers mois a été
évalué à 14 millions de L.E. « Un chiffre qui révèle
à quel point les propriétaires de ces véhicules sont capables
de réaliser de grands profits ». De plus, 30 mille
charrettes circulent dans la capitale, transportant soit des
citoyens ou de la marchandise. Dans certains villages, un nouveau
type de transport appelé le toc-toc a fait son apparition. Ce
tricycle d'origine indienne roule dans plusieurs gouvernorats
du Delta. 15 tocs-tocs aux allures de caisses juchées sur des
pneus sillonnent les routes et servent de transport aux habitants.
A
Kaabich, tout au bout de la rue des Pyramides, les rues ne sont
pas goudronnées et les chauffeurs de taxi refusent de pénétrer
la zone. Dans ce bidonville privé d'électricité, il n'existe
pas de transport public. « Pour aller travailler ou rentrer
chez eux, les habitants doivent parcourir à pied une distance
de 2 km avant d'arriver à la première station de bus »,
explique Mahmoud, 40 ans, fonctionnaire habitant Kaabich. « Après
le coucher du soleil, cette route devient dangereuse pour tout
le monde, surtout pour les femmes et les jeunes filles qui veulent
regagner leurs domiciles », poursuit-il. Une situation
qui a ouvert la voie à un moyen de transport tout à fait particulier,
à savoir des camionnettes capables de transporter plus d'une
dizaine de personnes. Un moyen de transport toléré par le gouvernement,
puisque le seul à desservir cette zone. Aujourd'hui, 150 véhicules
assurent le transport quotidien des habitants de cette zone
vers les stations de transport public et vice-versa. Un business
bien organisé, la plupart des conducteurs qui ne possèdent pas
d'autorisation pour exercer une telle activité stationnent leurs
véhicules à un point précis avant la rue des Pyramides. Et quand
les responsables ont voulu mettre fin à ce genre de transport
illégal, habitants et chauffeurs se sont alliés pour faire front
à cette décision. Les propriétaires de ces camionnettes sont
à la fois habiles et intuitifs. Ils sont capables de faire une
étude du marché en tenant compte des moyens modestes des habitants.
« Nous sommes tous des voisins. Nous connaissons les conditions
de vie des gens de la région dont le revenu moyen ne dépasse
pas les 400 L.E. Pour fixer notre tarif, nous avons essayer
d'équilibrer entre le prix de l'essence, le revenu des habitants
et notre marge bénéficiaire, sans oublier les traites que nous
devons verser mensuellement pour l'achat du véhicule de transport.
Nous avons convenu que 25 pts était un prix raisonnable pour
que ce service fonctionne et soit accessible à toutes les bourses.
Si on augmente ce tarif, on risque de ne plus avoir de clientèle »,
explique Yasser, 36 ans, chauffeur d'une camionnette. Ce dernier
a dû vendre tout l'or de sa femme pour payer une partie du prix
de sa camionnette. D'autres ont eu recours à d'autres astuces,
à savoir monter un tel projet en partenariat. C'est ce qu'ont
fait les 7 membres de la famille Salem qui habitent Manchiyet
Nasser et qui possèdent actuellement un ensemble de charrettes
pour pallier le manque de transport dans cette région. L'aîné
des garçons qui travaille en Arabie saoudite a contribué financièrement
à la réalisation de ce projet qui semble fructueux pour tous.
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Le
« Street Wise »
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Selon
le sociologue Ali Fahmi, ce genre de business ne cesse de
gagner de l'ampleur auprès des gens marginalisés et ce, face
au nombre croissant de bidonvilles (68 au Caire et 60 à Alexandrie).
De plus, ce genre de projet ne demande pas de grands moyens.
« Les gens modestes ont l'art de faire des économies
même aux dépens de leurs besoins les plus élémentaires. La
conception du partenariat fonctionne bien entre les membres
d'une même famille, surtout que la notion de la famille élargie
existe encore. Aussi, l'industrie du transport attire, car
elle n'exige pas beaucoup d'argent ni de compétences particulières ».
D'après
Imane Beibars, la socio-économiste, les couches démunies ont
ce don pour étudier les besoins essentiels de leur environnement
et monter des projets adéquats. C'est ce qu'on appelle « Le
Street Wise », à savoir « la rue intelligente ».
Ces projets sont souvent bien étudiés et tiennent compte des
mutations et des besoins du marché. Une preuve. Dans chaque
bidonville, ces hommes d'affaires de fortune arrivent à trouver
le moyen de transport qui convient le mieux à leurs ressources
économiques et aux conditions de leur environnement comme
l'étroitesse ou l'état des rues (goudronnées ou non), l'embouteillage,
etc. Ferry-boat, toc-toc, microbus, camionnettes, charrettes
sont répartis selon le décor de chaque rue ou dédale de rues
où ils circulent.
Et
dans ce monde des petites affaires, les propriétaires de ces
moyens de transport ont créé leurs propres lois, des lois
respectées par tous. A Chabrakhit, village de Charqiya, les
chauffeurs de toc-toc ne sont pas autorisés à se garer au
terminus réservé aux autres véhicules de transport. Ceci les
a poussés à créer leur propre station et fixer leur propre
tarif. Aucun d'eux n'a le droit d'augmenter ou de réduire
les prix, sinon il est mis en quarantaine par les autres.
C'est une sorte d'ordre qui s'instaure dans des zones anarchiques
oubliées des autorités. Bref, un « art » de vivre
la marginalité dans ces bidonvilles.
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Dina
Darwich
Chahinaz
Gheith
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