Assis sur le
tabouret de son piano, il fait courir ses doigts
sur les touches d'ivoire, mais il ne les voit pas.
Son regard est porté loin vers le haut et
son sourire plutôt angélique se
dessine sur son visage reflétant une grande
satisfaction, une joie intense et sereine. On
comprend alors qu'il est en compagnie de sa
« bien-aimée »,
l'unique amour de sa vie que « nul ne
partage » avec lui. Il est tout pour
elle, elle est tout pour lui. Celle qui a
réussi à conquérir le
cur de cet homme, très critiqué
par les médias et autres, notamment pour son
orgueil un peu trop poussé, s'appelle la
musique. Voilà, en bref, le grand amour qui
anime le cur et l'âme de Gamal Salama,
compositeur, conseiller artistique du directeur de
l'Opéra du Caire et responsable de la
découverte et de la formation des jeunes
talents, chanteurs et musiciens. Dans son bureau
à l'Opéra du Caire, le piano
constitue l'unique pièce imposante. Car le
local réservé à Gamal Salama
n'est pas un bureau comme les autres. Seul son ami,
le piano, est là entouré de micros et
de chaises pour s'asseoir ... et
écouter. Donc un endroit des plus modestes
qui dissone avec les grands airs d'opéra
caractéristiques du compositeur. Là
on est attiré par le charme des voix toutes
fraîches qui se forment en attendant le
chemin qui les mènera vers le succès
et la gloire.
C'est ici que nous avons rencontré Amira
Ahmad, jeune bachelière qui perfectionne sa
voix déjà bien forgée avec son
maître tout fier de ses
« mawaheb » (talents)
qu'il guide doucement mais fermement, tel un
père sur la bonne voie.
En attendant, c'est dans un autre bureau, luxueux,
aux lumières douces que Gamal Salama nous
reçoit en toute amabilité. Il s'agit
du bureau de sa charmante collaboratrice, celle qui
fut un jour son épouse, Gihane Morsi,
réalisatrice et responsable de la formation
vocale des nouveaux talents. C'est donc dans cette
ambiance chaleureuse que ce
« génie
musical », comme le qualifient les
nombreux admirateurs de sa musique unique en son
genre, évoque les étapes de sa vie,
son enfance, son parcours difficile, son titre de
docteur en composition que les critiques n'ont pas
épargné. Et pour cause : il est
trop jeune 31 ans pour se
voir attribuer un tel titre.
En tout cas, le musicien est doué, il a du
talent, du génie à nous faire aimer
et à nous transporter vers les sons aigus de
l'opéra, mais en même temps à
nous ramener sur terre avec un ton qui devient
immédiatement très doux. La musique,
à la fois sublime et sereine,
révèle une profondeur de sentiments
et une puissance d'expression. Musicien-né,
la musique coule dans ses veines.
« Je
suis né dans une famille de musiciens,
souligne-t-il. Mon père jouait de la
trompette, mon frère de l'accordéon
dans la troupe d'Oum Kalsoum et ma sur est
diplômée des beaux-arts. Pour
ma part, dès l'âge de 7 ans, mon
père a nourri ce don pour la musique en
m'inscrivant aux cours de piano, ce qui
était rare à cette époque,
dispensés à l'école, à
côté des études
académiques du cycle
préparatoire ».
En ce temps-là, le ministère de
l'Education tenait à inclure les cours de
musique dans les programmes scolaires.
Entre 1957 et 1962, des progrès immenses ont
été réalisés,
« c'est la principale étape de
ma formation », dit-il.
« Mon père insistait à
ce que j'aie un diplôme en poche,
même si tu décides de le mettre de
côté. Un homme sans diplôme ne
vaut rien », dit-il, tout
ému, maîtrisant en vain ses larmes,
dans sa voix et ses yeux, en évoquant ces
souvenirs gravés dans sa mémoire tel
un testament. Et Gamal tient sa promesse et met
même les bouchées doubles, puisqu'il
accepte de passer de la 3e classe supérieure
de chant à la première année
de composition pour cumuler les deux
diplômes. Une grande vénération
pour le père, mais aussi un profond respect
pour le conseil prodigué par le docteur
Samha Al-Khouli « qui m'a
conseillé de me consacrer uniquement
à la composition ». En 1962,
il termine ses études à
l'école secondaire de Hélouan pour
accéder à la grande école du
chant, au Conservatoire du Caire. « A
côté des études, je jouais du
piano pour la Radio et la Télévision
devant le grand monde de la musique à cette
époque, comme mon collègue Ramzi
Yassa, Sonbati, Abdel-Wahab et
Abdel-Halim ».
Durant cette période d'études, Gamal
n'a cessé de jouer et de nouer de bonnes
relations avec le grand monde de la musique et le
cercle des artistes musiciens. Son niveau
était bien supérieur à son
âge et il fallait aller de l'avant. L'accord
était unanime qu'il y avait un manque de
compositeurs égyptiens. En 1967,
« j'ai voyagé avec une troupe
en Italie et en Espagne, ce qui a été
une grande expérience »,
remarque-t-il. A son retour en 1970, il est choisi
pour jouer à l'orgue, accompagnant la diva
Oum Kalsoum dans Aqbala al-leil (La Nuit
tombe), une composition de Sonbati, puis
avec Farid Al-Atrach. L'orgue est devenu le roi des
mélodies arabes.
Entre 1971 et 72, diplôme en poche, il est
désigné comme conseiller du grand
musicien Abdel-Halim Noweira, alternant
études et concerts au piano, au violon et
à la flûte, mais aussi une grande
expérience. Il se consacre à la
composition et fait ses premiers pas dans la
musique des films, avec les grands noms du
cinéma égyptien, notamment Youssef
Chahine et Salah Abou-Seif, ce qui lui a valu de
grandes amitiés et un joli palmarès
de 300 à 400 musiques de films. Il
fait également une entrée toujours
musicale au théâtre, cette fois-ci
avec Samir Sarhane et feu Karam Motawie.
C'est dans les années 1970 qu'une grande
histoire d'amour le lie à la musique,
couronnée en 1972 par un voyage à
Moscou, en Russie où, grâce à
une bourse d'études au Conservatoire de
Tchaïkovski, « j'ai
passé trois ans auprès du
célèbre compositeur
soviétique, Khatchatourian, qui a vu en moi
sa jeunesse. J'étais en présence d'un
artiste universel tel Beethoven. Ses conseils ont
été précieux pour moi,
dit-il sur un ton nostalgique. C'était
l'âge d'or de la Russie, je dois l'avouer,
une vie toute imprégnée d'une
ambiance
artistique ».
Cinq étages rassemblant des artistes, toutes
nationalités confondues, vivaient au rythme
des uvres musicales. « En 1975,
lors du concours Tchaïkovski, nous avons
joué de la musique de chambre. Pour la
première fois, un Egyptien jouait avec
l'orchestre symphonique L'Egypte moderne (Misr
al-haditha), et Khatchatourian m'a
présenté au jury comme un artiste qui
promet, venant d'un grand pays, l'Egypte. Le jury
m'a demandé si je voulais vivre ici ou bien
retourner en Egypte. J'ai
préféré retourner dans mon
pays, auprès de mon épouse espagnole
et de ma fille que j'avais laissées
ici ». Il n'était pas
d'ailleurs le seul à revenir au pays.
« Nous formions un groupe
homogène qui a contribué à la
renaissance artistique de
l'Egypte », poursuit-il.
Le « nous » était
formé de Ramzi Yassa au piano, Moustapha
Nagui au violoncelle, Hassan Charara au violon,
Fawzi Fahmi, critique de théâtre,
Abdel-Moneim Kamel et Magda Azza, directeurs
du ballet du Caire. Là, on est bien loin de
voir en Gamal Salama cet artiste critiqué
sans cesse d'être un jeune trop fier de
lui-même qui néglige les compositions
égyptiennes. Bien au contraire, il brandit
haut et fort son amour pour son pays par des
uvres immortelles qui sont sur toutes les
lèvres. En 1976, le président de
l'Académie de musique, Rachad Rouchdi,
commande Oyoune Bahiya. Gamal prépare
alors un opéra-ballet bien à
l'égyptienne et non pas à
l'italienne, comme l'accusent ses nombreux
détracteurs. Le président Anouar
Al-Sadate assiste au spectacle et lui
décerne la décoration des sciences et
des arts. Le public est également ravi et le
spectacle dure six mois d'affilée au
théâtre Al-Balloun, avec
Yasmine Al-Khayam, qui chantait pour la
première fois sur les planches. Et le coup
de canon est tiré.
Le feuilleton religieux Mohamad le
prophète, en 1978, fut un grand
succès. C'était « une
mission sacrée »,
remarque-t-il. Les festivités se suivent,
les succès aussi :
célébrations du 6 Octobre, Mouled
al-nabi et le 23 Juillet. Le feuilleton Alf
leïla wa leïla (Mille et une nuits),
avec Naglaa Fathi, l'emmène à la
découverte des artistes arabes, telle Samira
Saïd, qui le fait passer de la chanson arabe
traditionnelle à la chanson contemporaine.
Le succès va au-delà des
frontières égyptiennes et passe chez
les voisins, les pays arabes, avec Sabah, Samira
Saïd et surtout Magda Al-Roumi qui pense
qu'elle est née pour chanter sa musique,
comme elle aime toujours à le
répéter.
Il la présente en Egypte dans le cadre de la
sixième édition du Festival de la
musique, qui fête ce mois-ci ses dix ans. Une
occasion en or de « faire un pas dans
la composition de la chanson arabe ressentie et
vibrant au rythme du cur et des
événements qui secouent le
monde ». Beyrouth, sett al-dounia
a reçu tous les honneurs, et cette
année à Beyrouth, il est
honoré pour sa composition sur l'Intifada.
Douze chanteurs de tous les pays arabes ont
été ainsi distingués,
car « rien n'est plus beau que de
pouvoir vivre et partager avec les peuples une
mission humanitaire », lance-t-il
dans un élan patriotique.
Il essaie de combler son petit Hani, 4 ans et demi,
né de son mariage avec une jeune Marocaine
de 22 ans, Wafaa Banani. Mais Gamal est aussi
grand-père, car Sonia est sa fille
née de son mariage avec sa première
épouse espagnole.
A l'Opéra, il est le professeur rigoriste
chargé de former de nouveaux talents au sens
plein du terme, c'est-à-dire de futures
stars qui savent non seulement chanter, mais aussi
être en harmonie avec elles-mêmes et
sur scène, une harmonie du corps et de
l'esprit. Car, pour
ce compositeur aux aspirations universelles, l'art
n'est beau que quand la main, la tête et le
cur travaillent ensemble.
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