Le peintre des formes
Mahmoud Saïd (1897-1964), né à Alexandrie, premier peintre à avoir reçu le prix d'estime de l'Etat, est l'un des plus grands artistes égyptiens.

Mahmoud Saïd n'aimait pas travailler sur commande. La cérémonie de l'inauguration du Canal de Suez est pourtant la première peinture que l'on voit en entrant dans le musée. Deux mètres soixante-dix sur quatre mètres couvrent tout un mur. Le regard change vite de direction à la recherche des merveilles. Une lumière éblouissante interpelle le regard. « Nabawiya avec sa robe fleurie » n'est pas loin. Elle est assise, pensive. Elle est enrobée de couleurs chaudes, douces et garnies de bijoux brillants. Ses yeux noirs sont lointains et son ombre la suit.
La ballade continue. Une série de paysages défilent : le Liban, Stockholm, Alexandrie, la nuit. Et les yeux s'arrêtent de nouveau ; toute une série de nus habitent une pièce entière : Nu dormant, La Femme noire, La Sirène d'Alexandrie, La Paysanne égyptienne, Les Baigneuses, avec en plus L'Artiste dans son atelier. C'est tout un univers à part. Elles sont toutes aussi belles les unes que les autres. Ces peintures se répondent et ne font plus qu'un tout. Les couleurs, les lumières, les touches du pinceau, les formes, les expressions, les émotions, la beauté, la femme, tous se confondent et se fondent. Cette femme endormie au visage de cire réincarne le bien-être du corps. Le corps nu est allongé et assoupi, détendu. Elle est là, elle est bien.
« J'ai besoin de toute ma liberté », expliquait l'artiste dans un entretien en 1962. Dans La Sirène d'Alexandrie, ou dans La Paysanne égyptienne, on plonge dans l'imaginaire de l'artiste. La Paysanne égyptienne est entièrement nue au milieu d'un paysage : la mer, les bateaux, les paysans qui travaillent, une colombe et elle. Cette paysanne est bien là, debout, nue de face en premier plan, le visage de profil fixant la colombe avec son petit foulard sur la tête et les pieds dans l'eau.
Les corps de Mahmoud Saïd sont imposants par leur volume, leur rondeur, leur grandeur et surtout leur expression. Les visages sont typés et marqués. La femme égyptienne est représentée dans toute sa splendeur. Elle est d'une présence incontournable et d'une fierté séduisante. Mahmoud Saïd aimait beaucoup les sculptures pharaoniques, plus que les dessins. « J'aime la forme plus que les couleurs ». La vie recréée par l'artiste baigne toujours dans une lumière interpellante avec des couleurs chaudes, douces, pures et belles. Sa technique est singulière, sa touche sensible et sa manière passionnée. L'artiste-peintre parle de ses lectures en citant Baudelaire et Dostoïevski. Ils l'ont certainement indirectement influencé, dit-il. « Je suis passionné par les personnages à double personnalité chez Dostoïevski, la personnalité du saint est aussi celle du diable ».

Nermine Al-Ansari

Peinture . Installé dans l'ancienne villa du peintre, le centre Mahmoud Saïd vient d'ouvrir au public. Il compte également des œuvres d'Adham et Seif Wanly, un musée d'art moderne et deux salles d'exposition
Mahmoud Saïd a enfin son musée

De l'extérieur, le musée ressemble à toutes ces villas de l'ancien temps qui ont été transformées en musées : une allée bordée de palmiers blancs menant à une maison à deux étages, scintillante dans sa blancheur. A l'intérieur, c'est la même ambiance ; il fait nuit et du coup l'éclairage donne une sensation de blancheur aveuglante. De jour, la lumière doit être beaucoup plus douce : des tentures blanches sont prévues devant les immenses fenêtres pour protéger les œuvres. Tandis qu'on se promène de salle en salle, des haut-parleurs diffusent une musique d'ambiance. L'une des gardiennes du musée assure que cette musique sera diffusée quotidiennement.
Le rez-de-chaussée est consacré aux œuvres de Mahmoud Saïd (voir encadré). Il y a six pièces, dont l'atelier de l'artiste. Il n'y a strictement aucune indication pouvant expliquer le choix de répartition des œuvres. Vu l'importance de l'artiste, on était en droit de s'attendre à une disposition mieux étudiée ; il aurait par exemple été intéressant d'exposer les œuvres chronologiquement, ce qui aurait permis d'illustrer très concrètement l'évolution du peintre.
Le nombre limité d'œuvres exposées (54) aurait peut-être compliqué cette option. Il aurait fallu réfléchir alors à d'autres possibilités : regrouper les œuvres par thèmes ou par périodes aurait pu en être une. Or, c'est dans une seule pièce qu'on peut discerner un fil directeur entre les différentes œuvres exposées. Il s'agit de la salle des nus, où sont exposés les fameux nus du peintre avec dans un coin, un autoportrait qui semble inviter à une réflexion sur le rapport entre le peintre et son modèle. Mis à part cette seule et unique pièce, l'ensemble fait plutôt figure de présentation d'œuvres de Mahmoud Saïd, alignées côte à côte. Or, un musée, c'est beaucoup plus que ça. Au-delà de la mise en perspective artistique et historique de l'œuvre de l'artiste, il se doit de remplir des objectifs pédagogiques par rapport au public. Ici, aucune date de production n'est indiquée sur les cartons près des œuvres, aucune présentation écrite de l'artiste, de son œuvre, du contexte historique, de ses rapports avec les artistes de l'époque. Hamdi Chéhata, directeur général des musées et des expositions, expédie assez rapidement le problème : « Il y a un catalogue très complet sur Mahmoud Saïd, réalisé par le Fonds de développement culturel et le ministère de la Culture, que tout un chacun peut se procurer pour 180 ou 200 L.E. ». L'atelier du peintre, où l'on peut voir son chevalet, quelques pinceaux, un miroir, outre des meubles et des toiles accrochées, aurait gagné en intimité et en cohérence avec des photos d'archives et des articles de journaux de l'époque.
Les mêmes lacunes se retrouvent à l'étage supérieur, où sont exposées 103 œuvres des deux frères Wanly, Seif (1906-1979) et Adham (1908-1959). La plupart des salles sont consacrées aux œuvres de Seif (6 salles sur 8). Leurs travaux sont plus surprenants, moins clairement « égyptiens » que ceux de Saïd ; on y sent très fortement l'influence des artistes grecs et italiens auprès desquels ils ont fait leur apprentissage. Ils se caractérisent également par une audace des couleurs et des techniques. C'est une œuvre à laquelle il faut revenir plusieurs fois pour y accéder, moins immédiatement éblouissante que celle de Saïd.


Le grand capharnaüm de l'art moderne

Le musée d'art moderne, quant à lui, n'échappe pas à l'écueil qui guette tous les musées d'art moderne, qui ont l'ambition de présenter une vision panoramique de cet art. Ce qui donne souvent des salles d'exposition très denses, qui ressemblent plus à des pages de catalogue qu'à des salles de musée. Ici, en plus, il n'y a aucune présentation, même succincte, des artistes exposés. On peut y voir, parmi les 112 œuvres exposées, qui vont des grands peintres à des œuvres beaucoup plus mineures, La Clé du temps d'Al-Gazzar, deux toiles de Ramsès Younane aux tons jaunes-marrons, à côté d'une œuvre sombre, tout en mouvement et en tumultes, de Fouad Kamal ; ou des travaux de Gazbia Sirry et d'Ingy Aflaton. On y trouve aussi une toile d'Helmi Al-Touni, qui tranche avec son travail d'illustrateur des couvertures d'Al-Hilal : trois minuscules palmiers et un oiseau tout aussi petit à l'ombre de trois énormes pyramides tronquées ... Adli Rizqallah est là aussi, avec une aquarelle bien sûr, puis on tombe sur une toile de Mohamad Abla dans sa « période-serpent ».
Il y a également, à l'entrée du centre, deux salles d'exposition dans lesquelles seront présentées des œuvres d'artistes alexandrins. Pour l'instant, c'est Hamed Iwis et Myriam Abdel-Alim qui y sont exposés. Le premier avec une série de peintures à l'huile aux couleurs vives, portraits aux contours très nets, en particulier un très beau portrait de femme qui date de 1984, ongles très rouges et grands yeux noirs, une plage d'Alexandrie en 1949 — les femmes encore en maillot —, un tram dans un paysage citadin. Myriam Abdel-Alim, quant à elle, expose une série de gravures à côté de travaux plus récents — techniques mixte et aquarelles. Son travail est très ancré dans la réalité égyptienne, à la fois de par ses thématiques —, paysans avec bufflesse, femmes populaires d'Alexandrie, et de par ses techniques, utilisation récurrente de versets coraniques et de lettres calligraphiées intégrées dans les tableaux ... Les deux salles sont des espaces très agréables pour des expositions. Mais les explications y sont cette fois non plus sommaires, mais totalement absentes : il n'y a même pas de petits cartons à côté de chaque toile indiquant les renseignements élémentaires sur l'œuvre exposée. Et heureusement que la mini-baie vitrée qui donne sur le jardin adoucit la froideur de l'incontournable sol pavé de marbre.
Le centre Mahmoud Saïd contribuera à décentraliser la vie culturelle en Egypte et à redynamiser les activités artistiques à Alexandrie. Par ailleurs, l'identité alexandrine, ou plus concrètement l'attachement à la ville très clair dans les œuvres des précurseurs (Alexandrie de nuit de M. Saïd ; La Biennale d'Alexandrie de Seif Wanly), beaucoup moins dans les travaux des générations suivantes, mérite d'être débattue.

Dina Heshmat
Photos Gamal Saïd

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Al-Ahram Hebdo
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